D’une gêne persistante à l’égard du terme « autofiction » : d’une légende intime

Jérôme Bosch, Le Jardin des délices (L'Enfer)

Autofiction est un néologisme qui me séduisit. Il sentait le structuralisme, l’art contemporain, et puis les auteurs qui me marquaient écrivaient dans cette veine, disait-on. Mais, quelque chose me heurtait. Si j’appréciais que s’avouât la difficulté de se dire sans s’imaginer ou s’inventer – si, mieux, flottait l’idée qu’une vérité de soi eût la qualité d’un fantasme ou d’un fantôme, le mot « autofiction » ramenait l’intime à du fictif créé ex-nihilo.

C’est Serge Doubrovsky auteur et critique littéraire qui crée le terme en 1977 pour son roman à paraître, Fils, dans le quatrième de couverture. Il se trouve que ce titre fut donné à la publication, pour remplacer un premier, « Monstre ». Comme si ce monstre apparu dans l’écriture en se faisant publier rentrait dans le rang familial reprendre sa place de fils ; il me semble que le terme « autofiction » allait de façon analogue faire revendiquer à la littérature ses droits sur un genre soupçonné de fuguer, autant dire d’asociabilité, d’anormalité. Mais que recouvre donc ce soupçon ?

La mal nommée

C’est dans le dernier paragraphe du quatrième de couverture que Serge Doubrovsky amène son néologisme : « Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. Rencontres, fils des mots, allitérations, assonances, dissonances, écriture d’avant ou d’après la littérature, concrète, comme on dit musique. Ou encore, autofiction, patiemment onaniste, qui espère faire maintenant partager son plaisir. »

Ce qu’on a l’habitude de lire résumé ainsi : « Autobiographie ? Non. Fiction d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage ». Ce qui appelle une interprétation beaucoup plus sèche, de surcroît amputée de l’aveu d’un plaisir et de ce plaisir si mal vu que procure l’onanisme. Que cherchait Serge Doubrovsky à nommer ?

Son narrateur, comme l’auteur Serge Doubrovsky est enseignant de littérature dans une université à New York, le prochain cours porte sur le récit de Théramène, il fait un rêve où il est Hippolyte, le voilà traversé du mythe de Phèdre, il se rend à une séance d’analyse. L’aventure du langage commence là, à partir d’événements de langage réels surgissant dans la cadre d’une cure. Ces événements, produits par la méthode de l’association libre propre à la pratique analytique, sont de l’ordre d’une écriture orale – improvisée. Déjà, on entend que revient quelque chose de la manière et de la pensée surréaliste. Quoi d’étonnant si l’on suit ce fil de l’aventure du langage au travers de faits réels ? D’une exploration du réel via le langage ? Le surréalisme pour André Breton proposant le réel comme un bain de signes écrits et parlants ; la pensée freudienne l’intéressait, de proposer l’inconscient comme tissu de signes qui enrobent le sujet, comme langage, on pouvait donc l’explorer par la parole. Le primordial Nadja se voulut, tiens donc, sous la forme d’un journal, « document pris sur le vif » (Avant-Dire, réédition de 1962). Il se devait d’écrire à partir de lui-même, les faits rapportés tenant du genre merveilleux, laissant incrédule. André Breton tenait à les signaler comme « réels ». Le merveilleux, réel. Ce qui était repérer dans la routine du quotidien des ferments critiques contre la foi en un tout-rationnel. Si Nadja reste une inconnue au prosaïsme tantôt agaçant tantôt attendrissant, elle est aussi une Mélusine ; une messagère surgie d’un coin de rue. Breton est là dans la ligne Baudelaire-Walter Benjamin : les formes contemporaines les plus banales recèlent de l’intemporel sous les espèces du mythique. Ce qui n’empêche pas que l’opinion reçue retienne du surréalisme…. d’amusants jeux de langage, évinçant dans quel cadre de pensée ils s’inscrivaient. Cachons ce sein du mystère… C’est pourquoi André Breton, bien que le langage de son aventure soit en dialectique avec l’aventure d’un langage en liberté, ne peut être considéré comme ancêtre de l’autofiction avec Nadja. C’est Proust qui le fut. Proust, plus inoffensif côté critique du rationalisme, disons un social-démocrate bon teint quand Breton sentirait l’action directe… et puis, il nous donne l’impression dans l’expression de sa vérité qu’on puisse être son ami. Pas Breton. André Breton reste beaucoup trop énigmatique pour qu’on s’en sente proche ; ce qu’il y a de vérité de lui-même dans Nadja dont tout de même les premiers mots sont : « Qui suis-je ? », c’est la reconnaissance d’une énigme qu’il est à lui-même. Il ne cherche pas à la résoudre mais à nommer sa formule. Le mystère reste entier, comme celui du désir. Ce qu’il importe de savoir c’est ce qui nous émeut, par-delà ce qu’on croit connaître de soi ou les schémas qui nous font imaginer aimer ceci ou cela, et de découvrir ce que veut dire, là, aimer, cette ivresse à s’y perdre par le regard. On voit bien là que Breton n’a rien à voir avec l’autofiction telle qu’elle sera interprétée par la suite.

Rappelons le contexte intellectuel dans lequel le mot autofiction surgit. En 1977, on est sur la fin de l’existentialisme, l’on a appris avec Barthes et Foucault la mort de l’auteur, dont l’une des conséquences est l’insignifiance de sa biographie, de même que l’inanité de la psychanalyse pour la littérature. On a en horreur tout succédané du romantisme, du surréalisme. Dans « Nouveau Roman », on aime le « nouveau ». Dans tous les cas, l’art va de l’avant et la littérature aussi, la culture est cette vieille bourgeoise qu’on a déculottée en 68… Si bien que cette histoire du passage du langage d’une aventure (récit d’un vécu) à l’aventure d’un langage en liberté, peut aussi s’entendre comme la proposition d’un basculement révolutionnaire de la littérature. N’être plus qu’écriture, langage, etc. Pour ma part, une dialectique m’aurait suffit – aventure du langage et récit de soi, deux pôles instituant un espace critique, allant de l’expérimental au narratif.

Trente ans plus tard et un retour de bâton idéologique après qui nous a valu le retour en gloire du récit (du roman pour le roman, de la narration jusqu’en politique ou dans le marketing avec le story telling – on veut des histoires ! ), le néologisme a normalisé le mauvais genre des récits de soi. On en a expurgé toute connotation post-surréaliste côté exploration du réel par le langage. On en a gardé une sorte de vague récit de soi objectif, une sorte de travail sur la représentation de soi et du quotidien, tandis qu’une maladie terrible semble rôder dans le genre, le nombrilisme. Comme s’il y avait plus de potentiel nombriliste dans le fait d’écrire à partir de soi, que dans n’importe quel roman. André Breton dans les premières pages de Nadja se moque « des empiriques du roman qui prétendent mettre en scène des personnages distincts d’eux-mêmes et les campent physiquement, moralement, à leur manière, pour les besoin de quelle cause on préfère ne pas savoir. » Il réclame des textes non pas à clefs mais «  qu’on laisse battants comme des portes », revendique d’habiter une « maison de verre où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite ». La maison de verre qu’architecturent ses textes. Certes, il s’avoue subjugué par l’effacement complet de Lautréamont derrière son œuvre, mais il lui trouve « quelque chose de surnaturel » et il ajoute : « Il serait par trop vain d’y prétendre et je me persuade aisément que cette ambition, de la part de ceux qui se retranchent derrière elle, ne témoigne de rien que de peu honorable. » (p.18-19, Nadja, Folio Gallimard)

Mauvais genre

Quoique Serge Doubrovsky ait pensé avec le mot « autofiction », il a lâché le mot d’« aventure­ ». Qui évoque plus le roman d’aventures que les études critiques, les colloques sur l’autofiction ou la dégustation des écritures… L’écrivain qui entreprend d’écrire ses aventures singulières sans le semblant d’une autobiographie ni d’un roman, aussi ténues soient-elles, part déjà à l’aventure par rapport aux codes littéraires. L’aventure d’un qui écrit et qui ne sait pas comme faire un livre. Il écrit, c’est tout. Celui qui commence en ne sachant plus rien de ce qu’est la littérature, qui en entend un appel bien plus empoisonné ou enivrant, qui part de son propre plaisir à écrire à commencer peut-être par quelque journal, que fait-il sinon se confronter à la question de quoi écrire ? L’aventure commence là. Une quête du désir d’écrire prise dans les ressacs de la recherche et la contrainte (vie matérielle, conventions littéraires). Le pas à faire n’est pas grand pour que cette aventure-là provoque pas mal d’aventures dont la narration mettra en tension désir d’écrire et vie proprement dite.

Je reprends l’exemple d’André Breton. Il a déjà pensé le principe de la rencontre lorsqu’il regarde Léona Delcourt alias Nadja pour la première fois ; il attendait de toute évidence une femme qui serait révélatrice – il cherchait, il était déjà en train d’écrire, il était prêt à reconnaître une Nadja sous les traits de quelque inconnue. Autrement dit, ses aventures avec Nadja sont prédestinées par son désir d’écrire. Cette aventure-là est bien perverse, une manière détournée d’arriver à ses fins. Pensez donc, un désir d’écrire qui provoque et secrète le réel, qui suscite des événements ou faits réels, vécus, à écrire. On est loin de rendre compte objectivement d’une représentation de quelque réalité autonome.

Pire, cet être perdu dans son désir d’écrire, il ne faut pas le pousser beaucoup pour qu’on le voit déchiré entre l’écriture et la vie, jusqu’à ce que l’écriture prenne toute la place au point que l’idée d’une vie « privée » en devienne bizarre ; au point que celui qui écrive soit tout entier assigné à l’écriture, tout le reste n’étant vécu que pour cette dernière. Ne vivre que pour l’écrire. Cette perversion sent le vieux spleen des romantiques, l’amour de l’art, la mise en scène de soi, c’est là que pour revenir à « l’aventure du langage en liberté » de Serge Doubrovsky, on tombe sur une pensée empoisonnée : le plaisir d’écrire, d’imaginer, est plus addictif que celui de vivre tout court ce qui est imaginé ou relaté. Il ne s’agit pas exactement d’onanisme comme Serge Doubrovsky le suggérait. C’est un plaisir du désir à qui manque la jouissance. La drogue, autrement dit.

Nous voilà aux paradis artificiels de l’imaginaire. Le principal danger dans laquelle l’écriture de soi met, c’est celui de la désaffection à l’égard de la « vraie » vie – mais existe-t-elle encore pour qui lit et écrit ? (On comprend que beaucoup d’écrivains revendiquent d’en rester à un métier, séparant vie privée et travail d’écriture, de manière prophylactique ; de même les mondanités littéraires sont autant mesures de sécurité que vaniteuses.) Cette simple expérience fait de la vie une « croyance » comme une autre.

Une vie de chien attend qui écrit si tant est qu’il réponde à l’appel du large, peu importe que ce soit au coin d’un feu ou dans des hôtels borgnes. Reste une vie à l’écart, animale, tant tout le vécu se transfuse, mémoire comprise, dans l’écriture, n’est plus qu’écriture, n’est plus que récit, n’est plus que langage. Une écriture aussi qui rende compte de la vie de chien. Point de vue dévastateur sur la vie, qui ne serait que langage, que patchwork de bribes de fiction, même les plaisirs ou la jouissance n’en seraient que des effets… La littérature prend le visage là d’une sorcière jubilant de vous gâcher l’idée qu’il y a un plaisir possible de la vie en elle-même. Vivre pour le plaisir de vivre… Une vie de chien veut dire débarrassée du fictif. L’impression est qu’avec le terme « autofiction », on a circonscrit une opération littéraire qui avait à l’horizon quelque épouvantable désenchantement.

Pour desserrer l’étau de « autofiction »

L’expression « légende intime » me semble moins dure, de receler l’humour autant que l’énigme de la situation autofictionnelle. « Légende intime » condense deux genres littéraires, la légende et le journal intime, vieux comme la littérature. De l’auto à l’intime, s’entend la différence entre un monde soupçonné d’être auto-centré (à tord à mon sens) à celui d’un microcosme qui suppose un macrocosme. Comme toute légende, la légende intime laisse entendre qu’il y a une masse de réel, d’histoires, qui préexiste et survit à l’exhumation d’un pan de celle-ci, masse telle un lac à rêves, étendu et latent, et dans laquelle l’auteur puise très partiellement pour organiser le récit de sa légende. Dans « légende intime », il s’annonce clairement, l’écart entre le vraisemblable et l’imaginé, quand le mot « fiction » jette sa confusion (ou sa terreur ? ) partout, prétendant à une vraisemblance de la représentation, tout en assurant que tout reste plus ou moins fictif – ce n’est pas seulement une séparation entre la vie de l’auteur et l’oeuvre qu’amène l’idée de fiction, qu’elle soit autofiction ou roman, mais aussi celle entre la littérature et le monde tout court. Le mot « légende » au contraire insiste sur leur porosité, à l’instar du surréalisme. Venu d’un certain mot latin qui évoque le fait de recueillir, colliger, relier, une légende intime s’écrit bien à partir d’événements ou de faits réels, sauf que l’auteur part submergé de matériaux et va devoir les mettre en perspective. Qui tient un journal intime peut découvrir l’exercice monstrueux, dévorateur, qu’il y a à rendre compte du vécu – et vain, si ce n’était le plaisir pris. Le temps passé à écrire un événement, si l’on entre dans son archéologie, dans les associations entre les choses et les digressions qui surgissent, est sans commune mesure avec celui à le vivre et, pour finir, c’est presque illisible. Aussi, écrire à partir de soi exige de penser le réel, de condenser, cristalliser, omettre, déformer, exagérer, accélérer, etc., via des tours narratifs propres à la légende. Mais dans quel sens ? On ne raconte pas sans une petite idée derrière la tête, vague idée parfois qui peut se découvrir en écrivant. Mais toute légende raconte une quête. Aventures, métamorphoses, épreuves, en sont des jalons. Une quête est exploratoire, elle raconte un désir d’élucidation, le pressentiment d’une vie suspendue à une énigme – rébus, graal ou devinette de Sphinx, peu importe la poétique, mais une énigme. L’énigme du désir, énigme où communiquent vie et mort, extase et horreur. Toute légende met en perspective des faits pour restituer un sens, fut-ce celui d’une odeur de madeleine pour Proust… Breton rapporte que Flaubert au sujet de Madame Bovary, aurait cherché à évoquer une sensation de moisi tarabustante… J’ai en tête les livres de Jeanne Sautière qui l’un après l’autre, à pas de chat, plus près du journal intime, agencent un kaléidoscope au travers de la lunette duquel se forme l’image lointaine, cryptée, comme celle formée par une lanterne magique, d’une légende très intime, où chats, robes, l’Iran, transports en commun, enfants des limbes, prison, font tourner leurs ombres.

Un texte peut être, dans le sens où je l’entends, « une » légende intime ou « de » la légende intime. Légende est à entendre non pas comme un schéma narratif, mais comme une impression, l’idée d’une transmission – l’auteur n’est que celui qui la recueille et lui donne une tournure, fut-ce à partir de lui, à travers lui, et qui la passe.

La légende, enfin, rappelle comme la littérature est proche du monde de l’enfance. L’expression « légende intime » restitue le bruit sourd de combats fantasmagoriques dans des sous-bois, en solitaire, de tout un théâtre intime entre réalité et imaginaire, avec sa machinerie et ses coulisses : elle a le sérieux des tragédiens qui ont aussi à la ville leur vie de chien et la malice des tours pendables dont les enfants sont capables et qui les font tant rire, comme sous les chatouillis. Le terrible de notre époque, c’est d’accorder à la littérature le sérieux d’un savoir sur elle-même qu’elle n’a pas, tout en la privant d’un autre sérieux, bien plus émouvant, celui de cet enfant solitaire jouant tous les personnages, méchants et bons.

Idiotie

On ne sait si notre époque nous fait revenir au XIXe avec la triade réaction-conservation-bigoterie ou nous projette dans un futurisme sorti de délirantes manipulations génétiques d’idées – l’esprit de sérieux est au maximum, à cran même. Son phallus, cette folle volonté de rationalité, n’a jamais été aussi hystérique quand bien même (ou justement parce que) la déraison n’aura jamais eu autant le pouvoir culturel et les moyens technologiques de ses cauchemars. Pour un peu, on oublierait comme la littérature (et l’art) a un cœur qui bat avec une diastole (phase de dilatation, où le sang afflue au cœur et gonfle l’esprit) et une systole (phase d’éjection du sang, où l’inspiration fait pschitt).

De la systole en art, en donnent une idée : la caricature, la satire, le canular, l’entartage, l’anecdote sans intérêt, le calembour, l’opérette, le théâtre de boulevard, des histoires de fantômes à la noix, Bouvard et Pécuchet ou Le mystère de la chambre jaune, une certaine littérature érotique sans orthographe (dixit Breton), les peintures idiotes de Rimbaud et toute la palette de l’humour noir. La littérature (et l’art), sans cet alliage du sérieux et du pas-sérieux, sans cette paire trouble et vertigineusement réversible, n’est pas. Pas de culture sans contre-culture et vice et versa. C’est Jean-Yves Jouannais qui le rappelle dans L’Idiotie et qui me permet ici d’ouvrir un regard de biais sur le genre de l’autofiction.

« Idiot », qui vient du grec, ce n’est pas imbécile ; c’est le « particulier » (ιδιωτικός, encore en grec moderne), c’est l’individu sous l’angle d’une singularité et non privé de normalité. Jean-Yves Jouannais a sérié différents profils d’idiots dans l’histoire de l’art, dont entre autres figures : médiocres forts en révolte contre le grand art, indéfendables irrécupérables (dont les réfractaires au travail de création… ), ésotériques fin de siècle perdus dans leurs chimères (l’André Breton des débuts est cité).

Or la mal nommée autofiction regorge de cette idiotie-là. Elle éclaire tout aussi bien Marcel Proust, André Breton qu’Hervé Guibert ; Jean Genêt qu’Henri Miller ; Marguerite Duras que Blaise Cendrars ; Sophie Calle que Chloé Delaume (du moins au début)… Ces auteurs ont su instinctivement se mettre en scène dans la vie et leurs récits, d’une manière proche de l’enfant qui fait l’idiot pour le plaisir infini de faire un bras d’honneur au sort, à la réalité, aux adultes ou aux conventions. Bien plus que de l’expression d’un narcissisme malade, stérile par nature d’être bouclé sur lui-même, ils ont en commun cette « enfance retrouvée » que Bataille relie aux « complicités dans la connaissance du Mal, qui fondent la communication intense ».

Néanmoins, l’idiotie c’est surtout une sensibilité à l’étrangeté mystérieuse de ce qui paraît le plus normal ; elle passe par un certain ahurissement plus ou moins permanent ; cela peut prendre la forme d’obsessions sexuelles, de divagations, une manière d’être surpris par des riens et de sursauter comme un fou à la moindre chose inattendue, ou encore de s’épancher dans une émotion jusqu’à s’en laisser submerger, de verser de chaudes larmes ; montrer son cul ; piquer des colères noires ; devenir mutique ou à l’inverse, ne plus s’arrêter de parler ; ne pas comprendre les explications qu’on nous donne, avoir un mal fou à ordonner sa pensée, partir dans tous les sens ; se prendre pour Tristan et Iseult ; rêver de tirer au révolver au hasard dans la foule, etc.

Certains auteurs prototypiques de l’autofiction ne correspondent pas à de la légende intime. Quelque chose de trop sérieux dans leur rapport à l’écriture, de presque rhétorique, s’y oppose. Que le mot « autofiction » leur soit réservé, sans dévaloriser le terme. Christine Angot l’incarne aujourd’hui. La froideur clinique même du terme va comme un gant à son écriture, à sa personnalité d’auteur, à son travail que je me garderais de nier ou ridiculiser comme une certaine mode y invite. Il y a chez elle des éléments d’idiotie (colère noire, ressassement, affolement de la parole, de la clownerie lorsqu’elle joue à la chroniqueuse d’émissions de variété) ; le poison d’une désaffection à l’égard de la vie qui grandit de livre en livre, mais son esprit de sérieux la cramponne à la famille, au couple, au social, à quelque chose comme un processus de normalisation d’elle-même.

Je ne propose pas d’échanger un terme pour un autre, mais de clarifier les relations des récits de soi avec la littérature. L’oeuvre d’Hervé Guibert illustre à mes yeux ce qu’est écrire sa légende intime. Mais Annie Ernaux, dont l’oeuvre nous transmet un des récits de soi les plus intimes, forts, si elle ne peut pas être amalgamée aux auteurs d’autofiction, ne serait pas trahie à être regardée comme ayant écrit de la légende intime.

Beckett dans quelques adresses au lecteur au cours de Molloy : « Dire que je fais mon possible pour ne pas parler de moi. Dans un instant je vais parler des vaches, du ciel, vous allez voir. »
« … je ne sais plus très bien ce que je fais, ni pourquoi, ce sont là des choses que je que je comprends de moins en moins, je ne m’en cache pas, car pourquoi m’en cacher, et vis-à-vis de vous, à qui on ne cache rien ? »

Ces écrivains-là sont des outsiders de la littérature (peu importe leur fortune critique… ) qui n’ont pas pris la vie suffisamment au sérieux pour s’en suffire et qui le laissent entendre, ce qui a des conséquences sur la vie. Qu’une position d’auteur n’ait aucun espoir à nous donner, pas la moindre once de progrès même en littérature à nous annoncer, voilà ce qui la rend immature, idiote. Elle nous invite à reconnaître dans l’imagination et la pensée qui mobilisent celui qui écrit un narcotique puissant, et dans la réalité dite réaliste, objective, rationnelle, bref qui prétend n’être qu’un rien, un ennemi passant dans la brume avec ses valeurs sociales à pirater ou détraquer.

Dialectique

Sans cette littérature qui fait mal à la littérature, sans cette littérature sapant la confiance en la vie, sans ces livres qui reflètent des vies complètement autres de s’être inventées autour du désir d’écrire et animées par ce dernier, singulières d’être toutes liées à l’écriture, au désir d’écriture et derrière au désir tout court et à sa drogue, que restera-t-il de la littérature sinon celle que le train-train éditorial et ses contraintes économiques modèlent, soit une version Canada Dry, bonne pour les débats de fin de dîner ou quelque émission de variété ou revue littéraire de vulgarisation ? Cette littérature-là, que peut-elle faire sinon défendre la vie pour la vie, et venir en renfort d’un rationalisme consensuel ? Sinon tourner à une forme de propagande insensible ? C’est la version vingt-et-unième siècle du vieux genre des livres de vertu.

Ce monde me paraît plus proche du Moyen-Age dont le genre grotesque et satirique sut rendre compte, de Bosch à Rabelais. L’humanité est devenue ce chaudron horrifique où toutes sortes d’hybridations, d’idées mutantes ou zombies et de monstruosités métamorphiques bouillonnent. La pensée du légendaire est bien plus propice à en restituer le sel que cette littérature éphémère et son interprétation qui dominent, celle qui nous veut du bien, qui nous console des attentats moins d’un an après leur événement, qui nous donne du cœur à l’ouvrage historique en nous remémorant les hauts faits révolutionnaires de nos aïeuls, qui nous rapporte sous tous les angles la vraie vie des vrais gens (entendre ceux donc qui ne sont ni artistes, ni écrivains), ou qui nous rince gratis d’effets de domination sociologique abominables, ou encore d’éco-poèmes ou d’éco-responsables romans…

Les légendes intimes, on y vient en ayant pris les jambes à son cou, au plus loin de ce qu’est la vie proliférant pour son seul entretien, la vie ce « cadeau » veut-on nous faire avaler, mais désormais ce monstre doué des moyens technologiques de réellement proliférer à sa seule gloire et dans le plus grand sérieux.