Jeudi 5 décembre 2019. Le brouillard recouvre la banlieue parisienne. De la fenêtre de mon atelier, je vois à peine la forêt en face, et encore moins les trains passer (peu devraient relier la capitale en ce jour de grève générale). Je note : lire, ce n’est pas s’évader ; c’est, au contraire, chercher de l’air dans une prison imaginaire où on s’est soi-même enfermé pour échapper à l’obscuration que dispense le monde. Cette prison imaginaire, dont l’architecture évoque davantage les théâtres de la mémoire palladiens que les gravures de Piranèse, se trouve quelque part dans le Terrain Vague, cet espace excentré dont nous possédons les clefs, mais qui ne nous sont d’aucune utilité puisque ses portes sont en permanence ouvertes à qui souhaite le pénétrer.
En ce lieu d’échanges, les hiérarchies traditionnelles n’ont plus raison d’être. Entre peinture et bande dessinée, par exemple, les dialogues sont sans fin – personne n’aura le dernier mot. Les quelques livres que je viens d’extraire de la pile où reposent mes lectures récentes apportent autant de pierres supplémentaires en ce jardin (comme des silex que l’on pourra frotter, histoire de produire quelques étincelles dans la nuit).
1.
Delacroix est un livre de Catherine Meurisse (peintures, dessins et lettrage), composé à partir d’une causerie d’Alexandre Dumas donnée à l’occasion d’une exposition réunissant trois cents toiles à Paris, un an après le décès “de ce peintre étrange, plein de défauts impossibles à défendre, plein de qualités impossibles à contester, qui sauta par-dessus le talent pour arriver au génie, et pour lequel, amis ou ennemis, admirateurs ou détracteurs, peuvent s’égorger en toute conscience, car tous auront raison, ceux-ci d’aimer, ceux-là de haïr.” (Dargaud, novembre 2019).
Cette amitié fertile entre l’auteur du Comte de Monte-Cristo et l’artiste de La Barque de Dante ne m’étant apparue jusqu’ici que comme quelque chose d’un peu marginale, ce n’est pas le moindre mérite de Catherine Meurisse d’avoir mis en lumière cette causerie de ce “monstre de mémoire”. Au moment d’ouvrir ce livre-hommage à Delacroix, j’avais plutôt en tête le souvenir de quelques pages de Baudelaire, lues et relues depuis l’adolescence, comme celle-ci : “Le dessin physionomique appartient généralement aux passionnés comme M. Ingres ; le dessin de création est le privilège du génie. La grande qualité du dessin des artistes suprêmes est la vérité du mouvement, et Delacroix ne viole jamais cette loi naturelle.” Faisant preuve tout au long de son ouvrage d’un vrai sens dynamique et d’une justesse de trait implacable, Catherine Meurisse ne viole pas davantage cette loi (Baudelaire toujours : “un bon dessin n’est pas une ligne dure, cruelle, despotique, immobile, enfermant une figure comme une camisole de force ; le dessin doit être comme la nature, vivant et agité”). De son côté, Alexandre Dumas fait œuvre de fantaisie, mêlant traits biographiques, souvenirs personnels et notations, rarement analytiques, mais au plus près de – en sympathie avec – ce qui l’attire dans l’univers de Delacroix, à savoir cette succession de combats menés par celui qui avait eu une enfance des plus accidentées. Il se montre fasciné par la véhémence de son aîné : “Delacroix met relativement moins de temps à exécuter un tableau qu’à préparer sa palette. Son tempérament est fougueux, et il peint avec la rage de son tempérament. Une fois le pinceau à la main, rien ne le distrait plus. Il devait sortir ? il sortira demain. Il a faim ? il mangera plus tard. Son pouls bat cent fois à la minute ; tant mieux, son tableau aura la fièvre. Il se tuera à travailler ainsi.” En contrepoint de ce texte qu’elle calligraphie avec cette légère nervosité (préservant toujours une grande lisibilité) qui lui est propre, Catherine Meurisse dessine le peintre, pinceau entre les dents, clin d’œil en direction des caricatures à venir des combattants communistes révolutionnaires (Delacroix, lui, sera toujours politiquement plutôt conservateur, même s’il a peint en 1830 La Liberté guidant le peuple).
Dans un entretien avec Laurence Le Saux (Télérama du 20 novembre 2019), l’auteure confie qu’elle “fréquente Eugène” depuis qu’elle est adolescente, tant “la composition énigmatique de ses tableaux” l’attire. Aujourd’hui, elle “aime particulièrement ses esquisses, révolutionnaires, qui lorgnent vers l’impressionnisme et donnent le sentiment qu’il s’est bagarré avec la toile.” Elle fait aussi état de sa rencontre – par hasard, à l’âge de 24 ans – du petit livre de Dumas qui l’avait interpellée par son titre et la reproduction en couverture de La Mort de Sardanapale. Ce texte “abordable et généreux”, car il “n’emprunte pas les mots d’un esthète ou d’un critique d’art”, elle a aussitôt désiré l’illustrer. Une première version de son Delacroix “sort discrètement en 2005”. “Fidèle à l’esthétique des grands caricaturistes du XIXe siècle, Cham, Daumier ou Grandville”, on y trouve des “illustrations en noir et blanc, au dessin très nerveux, pointu, et le texte manuscrit.” Comme une ébauche de ce livre, aujourd’hui publié de manière bien plus manifeste, dont la gestation aura demandé du Temps (avec une capitale comme chez Proust à la toute fin du Temps retrouvé), trouvant peu à peu, de strate en strate d’écriture, de recherche en recherche d’expression, donc de forme, d’expérience en expérience – de frottage en frottage – une force singulière.
Une grande et belle exposition au Louvre en 2018 avait permis de retrouver – de découvrir parfois – les œuvres plus ou moins fameuses de ce peintre déjà présent dans de nombreuses collections publiques (il est recommandé d’aller visiter son atelier rue du Fürstenberg à Paris). Pour les amateurs de peinture, Delacroix est depuis longtemps un “familier” (et même une gloire nationale, puisqu’on trouvait encore, il n’y a pas si longtemps, son visage sur les billets de cent francs, ou certains de ses tableaux – comme Femmes d’Alger – gravés sur des timbres). Il reste cependant, comme tout porteur de mystère, un relatif “inconnu”. Il convient donc de s’approcher au plus près de certaines de ses toiles, aquarelles, ou de ses carnets, afin de renouer des liens avec ce qui s’y déploie de sensible : ce fugitif non réglé par tel ou tel discours d’autorité. Cela demande, entre autres, de prendre une certaine distance avec le langage parlé, d’ouvrir le regard à toutes sortes de frottages, faisant montre d’une certaine faculté de faire abstraction de ces envahissantes narrations, pourtant vivement recherchées par grand nombre de visiteurs de ces imposantes rétrospectives, pour en dévoiler, sensuellement, les secrets les plus intimes. C’est pour cela qu’on y revient sans cesse, que la peinture ne s’épuise pas, qu’elle vieillit mieux que ses regardeurs qui disparaîtront bien avant elle. Cela est dû, en premier lieu, à ce “génie” de la couleur qui s’y déploie ; et aussi à la manière qu’a eu l’artiste de placer certains détails – certaines touches –, parfois infimes, quasi-imperceptibles, sur la surface. Comme nous n’avons pas les moyens d’accrocher ne serait-ce qu’une minuscule esquisse de Delacroix sur nos propres murs ; comme il nous est impossible de passer notre vie dans les musées ; comme les reproductions, même de qualité, ne peuvent se substituer à la réalité matérielle de ce qui a été déposé sur la toile ou le papier, nous sommes tenus d’entretenir le souvenir, cultivant notre mémoire visuelle comme un jardin secret ; ou bien encore, si on s’en sent la capacité, d’en réaliser, non des copies, mais des interprétations personnelles – ce que fait Catherine Meurisse dans ce livre-hommage où le peintre de La Lutte de Jacob avec l’Ange est à la fois présent partout et reproduit nulle part.

Delacroix de Dumas & Meurisse opère des frottages inédits, non seulement entre les images et les mots, mais d’image à image, de figuration à figuration (en passant par nombre de défigurations qui en disent bien plus long que de sages imitations). C’est manière d’exercer un “regard critique”, car, si on se dispense de telles opérations, ne se déposent à la surface des échanges que de ternes appréciations – manquant à coup sûr ce qui s’y agite. Si Delacroix s’est constamment bagarré avec la toile, Catherine Meurisse fait de même avec ses planches, procédant à des montages, en recherche de mise en forme, de mise en page du voir. La question pour elle n’est pas de se mesurer avec un artiste qu’elle admire, et encore moins de le faire en tant que dessinatrice de bande dessinée prête à en découdre avec la peinture, même si elle lui emprunte certains outils, et s’accorde avec certaines manières d’occuper l’espace. Ce serait peine perdue. Non, ce qui compte dans cette histoire, c’est de commettre les bonnes fautes, de faire les bons écarts, d’agir en faisant preuve de retenue, sans s’interdire certaines prises de risque, au nom de la flamboyance. Beaucoup d’auteurs et d’autrices de bande dessinée ont été conduits un jour ou l’autre à devoir imiter des tableaux sur leurs propres planches, les enfermant non dans des cadres, mais dans des cases, ce qui n’est guère mieux. Cela a lieu quand l’histoire racontée se passe dans un musée, ou dans le milieu de l’art, ou dans une période historique parfois assez ancienne, sous prétexte de biographie en images. Ça donne parfois des choses pesantes, laborieuses, du genre “Le Caravage en BD” (Manara – préférons à cet album d’images chocolat ampoulées le regard porté sur les peintures de Caravaggio à Rome par Catherine Meurisse dans La Légèreté). Il m’est arrivé de repérer des Giacometti à l’allure plus proche de celle d’une allumette brûlée que du travail de celui qui, n’ayant été que rarement satisfait de ce qu’il s’acharnait à produire, reprenait chaque jour le chemin de l’atelier. Ces imitations ne marchent pratiquement jamais. Sauf s’il y a véritable stylisation, comme chez Blutch ou Gerner, où l’on peut trouver des Rothko réduits à deux ou trois taches un peu floues dans un rectangle, tracées au crayon ou à l’encre, sans qu’il y ait matériellement tentative de mimétisme avec l’original, n’en reprenant que “l’idée” (celle que les amateurs ont en tête), transformée en idéogramme (ou pictogramme). Avec ce livre-hommage de Catherine Meurisse, c’est encore une autre affaire. On sent une recherche, non de la ressemblance (même si on reconnaît les tableaux qui ont servi de modèle), mais de quelque chose comme un dépôt de mémoire, comme si la main était vecteur d’extraction de telle ou telle intériorité : un souvenir plutôt que le fruit d’une observation directe. Enfin, c’est une hypothèse. Si certaines images peuvent paraître ratées (ces “échecs” s’avérant néanmoins intéressants car ouvrant des voies – ou plutôt suscitant des interrogations), ce livre fonctionne. Et quoi qu’il en soit de ces images en couleurs prises individuellement, c’est le montage qui importe, car il leur permet de dialoguer – une fois encore par frottage – avec la calligraphie illustrée du texte de Dumas. Si on se contente de survoler les pages sans s’attacher à ce qui s’y raconte, on passe à côté. Du coup, l’auteur des Trois mousquetaires se révèle un allié précieux. C’est lui qui permet à Catherine Meurisse de s’essayer à reprendre Delacroix, à le faire revivre par son trait et respirer par sa touche. Car, dans ce montage, il y a un élan – une sérénade non-interrompue – qui nous permet de parcourir le livre assez joyeusement, de la première à la dernière page, prenant au passage une certaine dose de plaisir, pas forcément “d’esthète ou de critique d’art”, mais propre à ce qu’un être de chair est susceptible d’apprécier, tournant d’un doigt léger les pages de cet “album”.
2.
En attendant la version “couleur” du Tif et Tondu de Blutch et Robber (la seule reprise un peu excitante en ces temps de retours, non aux “fondamentaux”, mais à ce dont on espérait être débarrassés), force est d’avouer que les Éditions Dupuis ont publié cette année quelques ouvrages plus que mémorables, essentiellement du côté de cette aire libre qui ne cesse de leur apporter de l’air (mais pas seulement), à commencer par l’ouvrage qui me semblait devoir être le candidat le plus sérieux pour s’imposer en tant qu’“Album de l’année” (mais que la sélection du Festival d’Angoulême vient d’ignorer superbement) : Portrait d’un buveur de Schrauwen, Ruppert & Mulot.
Il était 2 fois Arthur est un livre de Nine Antico (au scénario) et de Grégoire Carlé (au dessin), achevé d’imprimer en août 2019 pour Aire Libre chez Dupuis (José-Louis Bocquet à la direction d’ouvrage et Philippe Ghielmetti à la maquette). 180 pages grand format (dont, nous dit-on, les originaux ont été réalisés sur format A3). Pourquoi 2 fois ? Parce que cette histoire de boxeurs s’affrontant à Barcelone, le 23 avril 1916, est, quelque part, et plutôt deux fois qu’une, rimbaldienne ? Toujours est-il que le prénom de Cravan – pseudonyme de Fabian Lloyd, neveu d’Oscar Wilde, éditeur de Maintenant, précurseur de Dada et du surréalisme auquel André Breton ne cessera de rendre hommage, notamment dans son Anthologie de l’humour noir ; et à la fin de sa courte vie, amant de Mina Loy – est Arthur, tandis que celui de Johnson est d’abord Jack (ou John – Breton, lui, le prénomme Joe), puis Arthur. Qu’est-ce qu’une très belle bande dessinée en noir et blanc ? Les réponses sont innombrables, mais, cette fois, on pourrait proposer : la rencontre d’un corps noir et d’un corps blanc à laquelle le pinceau donne vie. Grégoire Carlé est un dessinateur assez impressionnant. Je me souviens de pages de lui découvertes, il y a une bonne dizaine d’années, dans Lapin, la revue de L’Association. Et de ses premiers livres aux mêmes éditions, de plus en plus éclatants, non de virtuosité, mais d’invention graphique – autrement dit : de liberté, et notamment de ton. Carlé et Antico se connaissent bien, ils ont partagé un même atelier à Paris où ils ont sans doute échangé un certain nombre d’idées sur l’art et la manière de mener un récit graphique. Bref, un beau jour, l’idée de ferrailler avec ces deux Arthur les a conduits à passer à l’acte, ce dont on ne peut que se réjouir.

La boxe (que les coauteurs nous disent avoir un peu pratiquée) – donc. Déjà matrice d’assez bons récits, comme celui de Jacques Henric (Prix Médicis Essai en 2016), sans oublier nombre de films – fictions, reportages, captations de matchs – où sport et chorégraphie composent par frottage une forme de spectacle particulièrement sensuel (que l’autrice juge “très bandant”).
Et les boxeurs – personnages plus ou moins mythiques : le noir américain, fils d’esclaves affranchis (qui inspirera à Miles Davis, en 1971, un disque assez célèbre) et le blanc européen dont Nine Antico a découvert l’existence en lisant Viva de Patrick Deville (2014), roman mexicain où planent aussi les ombres de Lowry et de Trotski. Cravan a péri en mer, en novembre 1918, alors qu’il tentait de rejoindre Buenos Aires par ses propres moyens, laissant Mina Loy, enceinte et désemparée, s’épuiser plusieurs années à tenter de retrouver son corps. C’est la fin de cet “Il était une fois” où le plaisir à mixer fête des morts, fantasmes, rêves d’outre-tombe et scènes de la vie sauvage (tout cela sans aucune allégeance au réalisme) s’avère aussi intense que celui de représenter, de manière aussi peu photographique que possible, les combats de boxe, dont de nombreuses variations sont déclinées sur une bonne partie du livre. Tout est affaire d’intensités – de noirs, de blancs. De gris. Dans son Anthologie, André Breton cite Arthur Rimbaud : “Je ne comprends pas les lois ; je n’ai pas le sens moral, je suis une brute… Je suis une bête, un nègre”, avant de citer Arthur Cravan : “Tout le monde comprendra que je préfère un gros Saint-Bernard obtus à Mademoiselle Fanfreluche qui peut exécuter les pas de la gavotte et, de toute façon, un jaune à un blanc, un nègre à un jaune et un nègre boxeur à un nègre étudiant.” Aujourd’hui, on ne s’exprimerait plus ainsi, mais l’esprit reste : celui d’une révolte contre l’ordre établi que cette bande dessinée traduit de manière graphique, frottant images et mots, sans avoir peur de se prendre quelques coups au passage.
Ne pas peindre – Une histoire de l’art (opus 3) est un livre de Philippe Dupuy agrémenté de deux pop-ups et d’un tiré à part de l’auteur (Dupuis, novembre 2019). C’est un ouvrage à tirage limité – livre-objet, ou “beau livre” si on préfère. Dans une recension de l’opus 2, qui avait pour titre Peindre, je notais à la toute fin : “Il est probable que cette Histoire de l’art n’en restera pas là. Et qu’elle prendra des chemins inattendus. On en guettera la prochaine apparition – mais combien de fantômes, alors, s’y produiront ?” C’est donc l’heure d’aller à la chasse aux fantômes – ce que le trait et la bichromie renforcent, tout semblant léger, flottant, comme autant d’inscriptions persistantes de quelque événement fugitif après dissipation dans les brumes (de réminiscences de choses non-vécues, mais étudiées de près). Dans Peindre, il était question de Man Ray (et bien entendu de Marcel Duchamp) et de son abandon des moyens traditionnels de la peinture pour ceux de la photographie (lâchant couleurs et pinceaux pour l’ombre comme on l’a justement écrit à son sujet). Dans Ne pas peindre, il est question du couturier Paul Poiret, “qui a libéré les femmes du corset”, collectionneur, grand dépensier, personnage flamboyant, artiste à sa manière. Donc, encore au centre : le corps (les corps) et l’art (les arts). Ne pas, c’est aussi : (ne pas). Soit mettre entre parenthèses une impossibilité. Par quels chemins tortueux Poiret devra-t-il passer pour enfin retrouver sa vocation première ? C’est un des sujets du livre, qui ne se construit à aucun moment avec les moyens propres à la peinture. Ne pas peindre, mais dépeindre, composer des scènes, puis les enchainer, par montage. Ce troisième opus fait la paire avec le second auquel il ressemble en apparence, même s’il se déroule autrement (on y retrouve Man Ray traversant l’espace du livre comme en rêve, photographiant ce qui se dérobe – Paul Poiret lui dira, après avoir découvert, et aussitôt acquis, ses premiers RAYographes : “Nous sommes deux peintres sans pinceaux. Vous la lumière, moi les étoffes”).

Peut-être plus inattendu, moins évocateur de connaissances déjà digérées, donc moins sujet à dialogues prémâchés : là, en ignorant de l’histoire de la mode, je découvre ; et, découvrant, je saisis à quel point cette sorte de “biographie intime”, comme tirée de l’oubli, répare une double injustice : celle consécutive à la ruine de cet “artiste de l’aiguille et du coupon qui donna les plus somptueuses fêtes des années folles, qui fut milliardaire mécène des arts” ; et celle de sa mise à l’écart du champ de la peinture qui aura duré le temps de son heure de gloire et qu’enfin l’échec aura rompu. Man Ray se refuse à faire le portrait photographique de Poiret en peintre, car c’est en couturier qu’il l’aime (dit-il). Mais à la mort de ce dernier, il finira par publier ce fameux “portrait impossible”, en faisant preuve de ruse, voire d’ironie – mais pour en découvrir la très belle mise en scène graphique, il faut vous procurer cette merveilleuse traversée de ces années d’irruption de la modernité, quand un vent de folie secouait le monde encore corseté d’entre les guerres.
Les arts, donc. Et les sciences. La poésie graphique et l’expérience didactique. À chacun son domaine. Ou son projet. Même s’il y a des liens souterrains entre ces pratiques et que l’on peut jouer à permuter les mots : poésie didactique / expérience graphique. Quelques mots pour signaler la sortie de Dans le secret des labos (Dupuis, octobre 2019) de Jean-Yves Duhoo – autre prise de guerre (après Nine Antico, Grégoire Carlé, Philippe Dupuy, sans oublier Schrauwen, Ruppert & Mulot) de l’éditeur de Marcinelle dans le vivier “indépendant” (cependant actée depuis quelque temps, un premier recueil du Labo ayant déjà paru chez Dupuis en 2010). Dans le secret des labos ne fait pas loin de 200 pages. Il est composé de reportages dans des lieux de recherche – de l’Observatoire de Meudon à l’Ircam. Chaque reportage faisant 4 pages, ça en fait 44, de quoi renseigner des classes entières d’adolescents en quête d’explications (et leurs parents, probablement bien plus ignorants qu’eux). Et ce n’est jamais ennuyeux parce que Duhoo est aussi en recherche dans son propre domaine. Faire passer, ce n’est pas imiter l’Oncle Paul, le trait n’a pas besoin d’être empesé, et celui de Jean-Yves Duhoo est reconnaissable entre mille : fin, précis, accordant réalisme et (relativement) gros nez (donc entre Tintin et Spirou), sens du détail et comédie graphique savamment dialoguée. Le dessinateur est grand amateur d’humour et de musique, comme de science et d’architecture. Il apprécie particulièrement l’art et la personnalité d’Erik Satie (l’homme qui composait en combinant traits d’esprits et points noirs) qu’il dessine régulièrement dans Mon Lapin Quotidien (MLQ – l’ombre de Duchamp, toujours), le périodique (de grand format sur papier journal) de L’Association dont il a été cofondateur avec Killoffer et corédacteur en chef jusqu’au n°12 – dernier paru à ce jour où, entre deux dessins, il écrit ceci : “Les négociations ont eu lieu dans le plus grand secret mais c’est désormais acté : Google, Apple, Facebook, Instagram, Amazon, Microsoft et quelques autres viennent de fusionner en une superstructure de l’industrie numérique, qui répond désormais au nom unique de GOOLAG”. Notons enfin qu’ayant plusieurs cordes à son arc comme beaucoup de ses camarades d’atelier, il joue du violon, et aussi de la contrebassine dans un groupe assez secret (un véritable laboratoire !) nommé “Les Jacqueline Maillan” où il retrouve entre autres l’excellent Étienne Lécroart (cf. première partie de ces frottages) qui y joue du soubassophone et de l’accordéon diatonique. Ajoutons enfin que, pour en rester au genre “didactique”, la Petite Bédéthèque des Savoirs (au Lombard) vient de faire paraître le volume 29 et dernier de cette collection crée par David Vandermeulen et Nathalie Van Campenhoudt : L’Anarchie, texte Véronique Bergen, dessin Winshluss. Un jubilatoire point final donné à cette collection ambitieuse à laquelle il n’aura manqué que de faire appel à Jean-Yves Duhoo (pour traiter de quel sujet ? Musical ? Oui, probablement).
3. Nick Carter et André Breton (Une enquête surréaliste) est un livre de David B. (Éditions Soleil, collection Noctambule, novembre 2019), le second de cet auteur depuis la rentrée de septembre, après Le Mort Détective (L’association) ces deux ouvrages ayant en commun d’agencer une suite d’images légendées “pleine page”, “à l’italienne” (le format du second étant quasiment deux fois plus grand : 28 x 21 cm au lieu de 21,5 x 15,5 cm, tandis que le nombre d’images qu’il propose a diminué d’un peu plus que de moitié : 50 au lieu de 108). Autant le dire d’emblée : Nick Carter et André Breton est une splendeur, un sommet de l’œuvre de David B., certains de ces 50 dessins étant parmi les plus beaux, les plus complexes, les plus exigeants, qu’il n’ait jamais composés. Je n’aurai qu’un seul reproche à faire à cette édition, c’est que, le texte déposé en légende étant cette fois typographié, le choix du caractère me semble un peu trop maniéré, ou malencontreusement archaïsant, en tout cas infiniment moins efficace que le lettrage du dessinateur, ce qui fait que quand il se déploie sur trois ou quatre lignes, on a envie de l’éliminer, de le recouvrir de papier vierge, pour ne plus considérer que le dessin. Mais on s’y fait : une fois qu’on a lu les phrases en bas de page, le plus souvent à une certaine vitesse, on peut se plonger, cette fois sans compter, dans les images, qui accueillent d’ailleurs d’autres mots (notamment une suite de titres) et des numéros (de 1 à 50), cette fois calligraphiés d’une main exercée, mixant graphiquement souvenirs de gravures illustrant les romans populaires de la belle époque, ou de figures marquantes du surréalisme et de ses environs (comme Acéphale), à ses propres obsessions, c’est-à-dire : ce qui n’en finit pas de revenir, tant dans ses bandes dessinées que dans ses grands dessins exécutés en vue d’être exposés (David B. est représenté depuis quelques années par la Galerie Anne Barrault). Qu’il se lance dans des projets autobiographiques, des adaptations de contes des Mille et une nuits ou de Mac Orlan, ou qu’il traite d’Histoire, du Moyen-Orient ou de la pègre, c’est un combat sans fin qui se poursuit. Même s’il doit parfois consacrer du temps à quelque travail alimentaire, il ne bâcle jamais rien, trouvant toujours le moyen d’y mettre du sien. Du coup son œuvre s’avère d’un seul tenant, prenant le large sans pour autant perdre le nord, d’épisode en épisode, ce qui fait qu’on perçoit en lui plutôt l’artiste que l’artisan.

Connaissez-vous Nick Carter, ce “Grand Détective Américain” ? Avez-vous lu ses aventures ? Elles s’inaugurent en 1886 et se poursuivent jusque dans les années 1960 – années de petite enfance pour Pierre François Beauchard, le futur David B. Personnellement, je n’ai pas eu cette chance, mais, apparemment, André Breton, Louis Aragon ou Philippe Soupault se sont plongés, de manière très rimbaldienne, dans ces romans-feuilletons où le héros luttait contre divers esprits du mal, criminels hauts en couleurs comme Dazaar ou le Docteur Quartz. Fantomas, Judex, Carter ayant profondément marqué les surréalistes, ils nous ont du coup, par leur intermédiaire, contaminés. Dans sa préface, David B. écrit : “Cette littérature, vite écrite, laissant place à l’improvisation et à l’imagination la plus débridée, faisant se rencontrer le lieu commun et l’imagination la plus folle, avait tout pour séduire le groupe surréaliste. Ils y retrouvaient l’écriture automatique, quelque chose du cadavre exquis, de la traversée des rêves, des péripéties ressemblant à des images poétiques et des éclats du merveilleux chers à André Breton.” D’où des frottages entre personnages de fiction et figures du monde réel à la recherche de l’or du temps. David B. s’avère, une fois encore, un moine-soldat imperturbable de cette guerre sans fin pour l’entretien du feu sacré.

4. Mardi 10 décembre 2019. Il est temps de clore cette troisième partie de ce trop long papier entrepris avec le sentiment qu’il ne se passe plus grand-chose du côté de la bande dessinée et de l’illustration pour en arriver, in fine, au constat inverse, à savoir que le temps nous manque pour recenser tout ce qui s’agite encore en ce territoire bien plus ouvert qu’on ne saurait l’imaginer, du moins les jours de grisaille et de pluie sale.
Commençons par une belle série de parutions aux éditions Cornélius. 1. Un nouveau Charles Burns, Dédales, qui, s’il ne renouvelle pas vraiment l’univers du maître américain, nous met suffisamment en appétit pour qu’on désire au plus vite qu’en soit dispensée la suite (il s’agit, comme souvent chez lui, d’une histoire en plusieurs volumes – probablement trois). 2. La suite d’un large choix d’œuvres de Yoshiharu Tsuge, La vis (1968-1972), reprenant en titre le jalon le plus novateur d’un parcours qui aura marqué l’histoire du manga. 3. Une anthologie (fraîchement sortie et, pour ma part, non encore aperçue) de la très grande (et un peu oubliée) Nicole Claveloux, La main verte et autres récits (en collaboration avec Edith Zha), qui sera suivie par une autre réédition (Morte Saison) au moment où le Festival d’Angoulême lui consacrera une exposition. 4. Un petit livre broché et peu coûteux d’Olivier Texier, Le Royaume du vide, d’une drôlerie inédite, procurant un plaisir indescriptible à chaque strip – un “must”, à la mesure de son “sujet”. Daniel Clowes a dit au sujet de Nicole Claveloux qu’“il est difficile de parler de son travail car il suscite des sentiments impossibles à quantifier ou à expliquer, le plus grand éloge que je puisse faire à un artiste.” Ces propos, il serait facile de reprendre pour saluer le travail d’Olivier Texier (ainsi que de quelques autres dont on a parlé au cours de ces frottages).
Il arrive que tombe dans la boîte aux lettres de l’inattendu, envoyé par désir d’engager un échange à distance – pratique coutumière au Terrain Vague où (pour reprendre un titre de Dominique Goblet) faire semblant c’est mentir. C’est le cas de deux ouvrages : Tout au milieu du monde & Ce qui vient la nuit, écrits par Julien Bétan et Mathieu Rivero, illustrés et maquettés par Melchior Ascaride, et publiés par Les Moutons électriques (André-François Ruaud). Un livre rouge et noir, un livre jaune et noir – couleurs primaires et valeurs de gris – que je trouve au premier regard débordants d’idées graphiques. Jouer avec le travail d’impression, pour en tirer quelque jus, au risque de rater certaines choses (certains aplats, certains blancs dans le noir), mais finalement si peu, tant ce qu’on y saisit, et qui nous retient, est incarné – vivant. Les récits touchent au fantastique, avec incursion dans ce qu’on entend par fantasy (qui est un domaine fort prisé, mais que je ne connais que fort peu) : de nouvelles variantes sur des thèmes ayant surgi une première fois dans la nuit des temps. Mais je m’égare (en ignorant non borné – du moins je l’espère). J’aime beaucoup les Harry Dickson et autres récits fantastiques écrits en enchaînant des nuits plus que blanches à grand renfort de Whisky, édités avec les moyens du bord, dont on se rend compte, des décennies plus tard, à quel point ils tiennent le coup. Cette fois, c’est le graphisme qui donne envie d’y aller (et non le contraire). Surtout celui de Tout au milieu du monde, vif, élancé.
(Ne pas oublier ces) Deux revues. Forts différentes, pour ne pas dire antagonistes, sauf si on déplace ses habitudes du côté d’un lieu d’échanges à l’écart où discussions de comptoir et querelles de chapelles n’ont plus cours.
1. Bédéphile est la revue annuelle de BDFIL, le festival de bande dessinée de Lausanne qui se tient en septembre et dont, cette année, Alex Baladi était la “tête d’affiche” (ce sera Tardi l’an prochain). C’est une revue suisse, dont bien faite, avec des moyens : beaucoup d’images, de nombreux inédits, des textes plutôt “écrits”, parfois par des auteurs-exégètes (comme Jean-Christophe Menu ou Gautier Ducatez), le tout sous la houlette de Dominique Radrizzani, historien d’art et directeur artistique du festival.
2. À partir de est une revue critique, en principe semestrielle, dirigée par Alexandre Balcæn et Jérôme LeGlatin, et publiée aux éditions Adverse. D’une certaine ambition, elle a fait vœu de pauvreté, non éditoriale, mais en refusant l’incrustation de toute image : 166 pages de texte, avec une maquette plutôt sobre. Il faudra attendre d’avoir un ou plusieurs numéros supplémentaires pour commencer à dégager quelque chose d’un peu solide de cette tentative d’explorer autrement le champ, non de la critique au sens commun, mais de ces jeux de transformations à partir de tel ou tel objet – sujet – de réflexion. En attendant, la rédaction nous nous apporte quelques indications sur les motivations qui ont abouti à la naissance de ce nouvel espace critique : “À partir de est à entendre comme un programme stratégique : partir de la bande dessinée, pour s’en éloigner autant que nécessaire, et opérer de facto, par les liens ainsi développés ; de fructueux et explosifs retours sur cette bande dessinée qui reste le cœur de cible.”
Enfin, notons que le prix Papiers Nickelés SoBD a été attribué le samedi 7 décembre 2019 à La Bande dessinée ou comment j’ai raté ma vie de Benoît Barale (éditions PLG, novembre 2018). N’ayant ouvert ce livre que récemment (il a une certaine épaisseur : 256 pages), je l’ai dévoré, y retrouvant des pages déjà lues, il y a entre douze et quatorze ans, dans les revues L’Éprouvette et Comix Club (où Benoît Barale signait BSK), qui m’avaient suffisamment marquées pour que ma mémoire, déjà bien trouée, les retienne. Je me souviens que le ton de ces pages m’avait semblé peu banal, ne s’accordant sur rien de connu, se tenant au bord d’une certaine neutralité, entre recherche de distance ironique et désir de se protéger, de ne rien révéler de soi, sans pour autant trop filtrer ce qui vient du “plus profond”.
Je me souviens que la première fois que j’ai rencontré ce nom (BSK), c’était précisément dans un “hommage à Charlie Schlingo” (Comix Club 3 – Groinge, 2006), un des auteurs de bande dessinée qui me touche le plus. À la suite de quoi, j’ai été faire un tour sur son blog, très étonné de ce que j’y ai trouvé, et particulièrement les strips de Bertrand le goéland ou Gontran le pélican (sans oublier Toufou le chien) qui sont des sommets de poésie minimaliste, faits avec trois fois rien, et même du vide : du vrai vide, sans arnaque. Bref, Benoît Barale est un auteur qui s’est construit un univers personnel, repérable, mais qui (nous dit-il) a raté sa vie, au sens où l’entendent les géniteurs (c’est sa propre mère, en ouverture, qui lui dit tout à trac “je trouve que tu as raté ta vie”), les moralistes, les professeurs, les collecteurs d’impôt. Et ce livre est une longue dérive, sous forme journal plus ou moins intime, sur le comment de ce ratage, car, comme on le sait, il ne suffit pas de rater : il faut, à chaque essai, tenter de rater mieux.

Benoît Barale a publié sept livres chez PLG, un certain nombre chez Groinge (Le Journal de Benoît), plus quelques autres, toujours de petits tirages, dans des lieux de production à l’écart, distribués de manière plus ou moins marginale. Mais, contrairement à des best-sellers programmés ayant déçu et aussitôt pilonnés, ces livres n’ont pas disparu, et il faut souhaiter que ce prix contribue à les mettre en lumière – à commencer par ce dernier, dessiné par à-coups sur de nombreuses années, aussi simple en apparence et attachant que bien plus expérimental au fond que nombre de trucs-machins qui ont prétention à l’être, car ce qui est ici creusé, c’est en premier lieu cet impossible de l’autobiographie qui aura donné, chez les auteurs dont la lucidité ne ferme pas la porte au rêve, de belles variations imprimées.