Il y a cette étrange constatation, cueillie tel un fruit mûr au cours de ce qui devait être un songe éveillé : tu as acquis très jeune ce goût de la bande dessinée que tu es en train de perdre en vieillissant… Ce qui ne signifie pas que tu t’en détournes, bien au contraire. Simplement, le plus souvent, ça ne marche plus, il faut que quelque chose de vraiment neuf surgisse pour te redonner envie. Neuf, c’est le cas de le dire, l’art de la bande dessinée étant le neuvième, le dernier à un seul chiffre… Tu te dis : elle est encore jeune celle qu’on nomme parfois BD (ce qui a le don de faire enrager certains), pourquoi devrait-elle se reposer sur ses lauriers ou, pire encore, mimer ce qui fut pour n’en produire que des variantes, certes remises au goût du jour, mais plus ou moins régressives, édulcorées de cette folie qui irriguait les chefs d’œuvre des temps pionniers. L’artisanat furieux fonctionne trop souvent, depuis la disparition du grand Franquin, au métomol : déprime du vagabondage dans les rayons des magasins spécialisés… Mais joie précieuse de se constituer quand même, à force de fureter, une petite pile d’ouvrages qui pourrait bien s’avérer être de la dynamite, propre à pulvériser ce mur de tout-venant qui, de manière bien plus désastreuse que l’arbre qui cache la forêt, empêche le grand-lectorat de découvrir les quelques tentatives un peu audacieuses, ou disons imaginatives, en recherche de forme et de plaisirs plus juteux, dont cette petite recension en deux volets égrènera quelques titres.
1.
Prenons le duo Ruppert & Mulot (Florent et Jérôme de leurs prénoms). Ça fait maintenant un peu plus de treize ans qu’ils ont publié leur premier livre à L’Association. C’était au moment où se réalisait dans cette déjà vénérable maison d’édition le premier numéro d’une “revue théorique” baptisée L’Éprouvette (comité de rédaction : Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim, Killoffer, Pacôme Thiellement, Jochen Gerner et l’auteur de ces lignes) dont le but revendiqué était de débarrasser la bande dessinée de ce qui en ferait une pratique culturelle ghettoïsée pour la frotter à tout ce qui demeurerait vivant dans le monde de la création contemporaine. Cet opus 1 de Ruppert & Mulot se nommait Safari Monseigneur. Il n’a pas pris une ride. Je me souviens très bien que ces jeunes gens avaient impressionné les vétérans-bâtisseurs du “genre indé”. On ne va pas raconter ici l’histoire de leur irrésistible ascension (ou plutôt de leur parcours impeccable) qui a fait qu’on ne les aura jamais lâchés, même quand ils s’essayaient à produire un album un peu plus conventionnel que de coutume. Car on doit relever en premier lieu leur aptitude à réinventer sans cesse les objets qu’ils donnent à fabriquer, ne refaisant jamais rien à l’identique, variant supports, formats, techniques d’impression, en fonction de véritables projets narratifs, parfois extrêmement complexes (ou plutôt tordus), parfois d’une désarmante simplicité (mais avec toujours une surprise à la clef, comme un cadeau).
J’ai il y a peu déconné (comme dirait Beckett) sur leur dernier ouvrage publié à L’Association (Soirée d’un faune) qui prenait forme de carte routière genre Michelin ou IGN pour représenter une sorte de ballet contemporain traversé par le souvenir de Mallarmé et Debussy (Le ballet dessiné Soirée d’un faune se propose de dépeindre le moment qui suit cet après-midi, comme si le faune de Mallarmé avait continué son après-midi en enjambant le cours des années et s’était retrouvé dans une soirée du 21e siècle). Aujourd’hui, leur nouvel ouvrage, Portrait d’un buveur, probablement conçu avant cette Soirée, paraît chez Aire-Libre (Dupuis) qui est leur deuxième refuge pour la partie (en principe) la plus “grand-public” de leur travail. Il est cosigné par un des plus formidables auteurs flamands de bandes dessinées d’aujourd’hui. Une rencontre au sommet ? se demande le lecteur inquiet. Oui. Plutôt oui. Définitivement oui !
Prenons Schrauwen (Olivier de son prénom). Il est de la même génération que Ruppert & Mulot (à peine plus âgé : le premier des trois à avoir, il y a peu, passé la quarantaine). Il a trois fois moins publié que les deux Français, mais son travail est d’une puissance remarquable qu’un regard trop distrait ne saurait déceler (il faut s’y plonger, comme dans un océan). Comme il est un grand maître des relations entre dessin et couleur, l’idée de l’associer à R. & M. s’avère excellente. Ils partagent le goût de résoudre certains conflits, tels ceux qui créent d’étonnantes tensions entre deux états faussement antagonistes : minimalisme et baroque. L’opus major du Flamand se nomme Arsène Schrauwen. Il a été publié à L’Association en 2015. “Le projet esthétique d’Arsène est une tentative de neutralité” dit-il, ajoutant qu’“un graphisme de bon goût limite les qualités d’expression. J’ai toujours lutté avec le problème du beau. Quand tu dessines depuis trop longtemps, ton trait devient parfait et ennuyeux. Quand je m’en rends compte, j’essaie de le saboter.”

Fruit d’un long apprentissage relationnel, Portrait d’un buveur a demandé trois ans de travail – nous disent les auteurs – et a failli être abandonné en cours de route. Cependant quelque lien assez mystérieux aura agi (à distance ?) pour le meilleur. Ça ne cesse de produire des dissonances, ça avance de manière chaotique, mais ça nous entraîne. Et jusqu’en enfer s’il le faut. Il faut dire que 2 + 1 (ou 1 + 2, peu importe) est plus problématique que 1 + 1. Mais, à l’arrivée : une sacrée cristallisation. Écrit et dessiné à trois, la couleur étant confiée à un seul : Schrauwen (comme le lettrage est de la main d’un seul – celui qui l’accomplit dans tous les ouvrages du duo, autrement dit Jérôme Mulot). La force de ce livre, quand on le feuillette sans encore comprendre ce qu’il nous raconte, vient de cette tension, plutôt heureuse, entre noir et blanc et couleur, souvent sur la même planche. Si ce trio ne semble pas – et c’est heureux – fusionnel, l’alchimie a pris : le regard est saturé de magie pure, de celle qui irradie, donne de l’énergie et empêche de s’assoupir. Il y a de quoi faire la fête à chaque traversée.
Le buveur dont on fait ici le portrait est une sorte de pirate, un véritable “salopard” (mot certes trop récent, comme de nombreux en usage dans les dialogues de cette bande dessinée – nulle aristocratie de la flibuste chez lui). Un malfrat : lâche assassin, homme-animal terrorisant et cependant attachant. Un méchant fortement alcoolisé, incapable de faire montre d’empathie, mais dont le trio fait une sorte de héros paradoxal – la jouissance de la lecture provenant de cette absence de retenue, de morale, dont les auteurs savent jouer avec malice et inventivité. Au départ, il y a une lecture de L’Île au trésor de Stevenson, parangon du genre s’il en est – et peut-être une fascination pour Long John Silver, sa relation avec Jim, le gamin, embarqué dans cette histoire de gentilshommes de fortune. On entend comme un écho de ces lignes : “Mais bien que terrifié par l’idée de l’homme de mer à une jambe, j’avais beaucoup moins peur du capitaine lui-même que tous les autres qui le connaissaient. Certains soirs, il prenait un peu plus de grog que sa tête n’en pouvait supporter ; et alors il restait à chanter ses sinistres, vieux et sauvages refrains de mer, sans souci de personne. D’autres fois, il faisait servir des verres à la ronde et obligeait la tremblante assistance à écouter ses histoires ou à reprendre en cœur ses refrains. Souvent, j’ai entendu la maison retentir du « Yo-ho-ho ! et une bouteille de rhum ! » (traduction de Théo Varlet)”.

Ici, le buveur se nomme Guy et le juvénile matelot, ou plutôt apprenti-charpentier, Clément. L’alcool, puissant désinhibant est vecteur de folie. Celui dont le nom composé de trois lettres ne produit qu’un seul son agit dans un au-delà du permissible sans que pour autant sa coupelle ne cesse de se remplir. Ce n’est ni un voyage au bout de la nuit, ni au bord de la crise de nerf, mais au bout de la résistance hépatique : l’histoire d’un corps sans esprit ou d’un esprit sans corps, un fantôme en chair et en os, inachevable, endurci, chanceux et sans grand sens du temps qui passe, que l’on finit, après l’avoir maudit, par souhaiter immortel. Comme un concept de personnage d’une extrême présence graphique, même si faite de presque rien, avec une sacrée dose d’humour, avançant progressivement vers le délirium tremens qui lui ouvre les portes du monde des spectres. Une fascination pour la bêtise, peut-être (ce qui est très contemporain). Il me semble avoir entendu parler au sujet de Guy (de la bouche de Florent Ruppert, me semble-t-il) d’“artiste de la bêtise” (comme Kafka parlait d’“artiste de la faim” ?) Et un sacré sens du dialogue, pas seulement verbal (en réalité, le plus souvent non-verbal), entre les personnages, entre ces derniers et ce qui les environne, notamment la mer, entre le trait et la couleur, ce qui conduit à faire en permanence de ce Portrait, même si on suit innocemment l’ordre des pages, une lecture labyrinthique.
Bien davantage qu’un bon livre qui redonnerait foi en la bande dessinée : une cristallisation. Quelque objet à la fois majeur et farceur. Ou si l’on préfère : d’autant plus sérieux que délicieusement mineur.
2.
Prenons Vanoli (Vincent de son prénom). Au moment où j’écris ces lignes se peaufine l’accrochage de ses dessins sur les murs du CCAM à Vandœuvre-les-Nancy (j’imagine des murs, car ne pouvant y aller, cette exposition, je la rêve). Vanoli a donné comme titre à cet événement (qui se déroule, dans le cadre de la résidence de la compagnie Ouïe/Dire, jusqu’au 5 avril 2019) Pour qui sonne le gris.
Mais la raison de cette reprise de parole au sujet d’un véritable artiste à l’écart (même si tout veilleur de ce qui arrive sur le terrain de la bande dessinée vraiment indépendante le connaît comme le loup blanc depuis une trentaine d’années – Jean-Pierre, sa première bande dessinée ayant été publiée en 1989 dans la mémorable Collection X chez Futuropolis) est la publication de deux ouvrages dans la collection Éperluette à L’Association : une nouveauté (Simirniakov) et la réédition très attendue d’un de ses premiers ouvrages (Le bon endroit, officiellement, le sixième), publié pour la première fois en 1997 et indisponible depuis de nombreuses années. Si l’on songe que cette même collection nous avait proposé au printemps 2016 un des plus beaux livres du même auteur (Rocco et la toison) et précédemment, à la rentrée 2012, l’onirique Œil de la nuit, sans oublier en 2004 une somme d’une centaine de planches aux gris subtils, La Route de Monterias, on se dit que Vanoli y a trouvé un havre impeccable pour son dessin qui a tendance à s’épanouir pleine page, ce qui requiert un confortable format (22/29cm). Parcourant ces Éperluettes, surgit un fort désir que ces pages parfois muettes soient exposées, car on sent bien, même si l’ouvrage où nous les découvrons est posé à plat sur nos genoux, qu’elles tiennent le mur. On peut les appréhender d’un trait rapide comme s’y plonger, en oubliant le temps qui passe, en scrutant à l’infini tous les détails, ou simplement laisser le regard dériver sur la surface rêveuse des planches.

Simirniakov est une sorte de “roman graphique russe”, même s’il s’agit d’autre chose, à savoir la continuation, explorant d’autres pistes, de ce qui fait l’originalité du parcours de Vincent Vanoli, où le temps d’un one-shot (comme disent les éditeurs de bande dessinée qui préfèrent le plus souvent les séries) nous nous retrouvons aussi bien au Moyen-âge qu’en Chine, ou encore au Mexique ou même en territoire inconnu. Quoi qu’il en soit, on trouvera dans le travail de Vanoli les signes multiples d’un goût pour l’anachronisme, ou plus précisément pour ce qui est inactuel (autrement dit : ce qui cultive des forces de résistance à l’air du temps), même si l’auteur s’avère plus que sensible à l’Histoire – proche ou lointaine dans l’espace-temps (du plus ancien et encore inexploré, du moins physiquement, à ce qui a trait à son propre parcours depuis son lieu d’origine où, bien que s’étant déplacé vers le sud-est, de Lorraine en Alsace, il continue à vivre et travailler, car tous ces lieux, tous ces temps communiquent par la voie de l’encrier, de la gomme, de la graphite…). Comme il ne me semble pas que la part essentielle de l’activité critique consiste à résumer les livres afin de bien montrer qu’on les a lus, autant copier/coller ce qui nous est offert sur un plateau par l’éditeur – enfin quand c’est bien fait, ce qui est précisément le cas pour ce nouvel opus de Vanoli. Sur le site de L’Association, il nous est dit que “dans la Russie prérévolutionnaire de la fin du XIXe siècle, Simirniakov, fils, petit-fils, arrière-petit-fils de propriétaire terrien, affronte, avec l’aide du fidèle Oboïevski, intendant et régisseur du domaine, la désobéissance narquoise et grandissante de ses serfs. La situation s’envenime quand Nounourskine, son fils, incendie une isba lors d’une nuit d’ivresse. Las des responsabilités engendrées par son statut de chef de famille et l’administration de sa propriété, il doute, fuit, aspire à la solitude et la tranquillité d’une vie simple. Après avoir déposé sa famille à Saint-Petersbourg, il assiste, déguisé, à une réunion de moujiks révolutionnaires organisée par un syndicat dont il a lui-même encouragé la création. Démasqué, Simirniakov cède son domaine aux moujiks et s’exile volontairement dans la cabane de son enfance. Inquiet de sa disparition, Oboeïvski tente d’organiser une battue avec les moujiks, qui désormais affranchis, refusent. C’est seul lui aussi qu’il s’enfonce dans le terrible hiver russe. D’un fait historique, l’abolition du servage en Russie qui conduira à la révolution de 1917, Vanoli a conçu ce conte qui oscille entre drame et burlesque, politique et trivialité. On y croise des chansons des Beatles et des moujiks volants, un cheval qui parle, et la modernité en marche.”
C’est assez bien résumé, qu’ajouter d’autre ? Même s’il manque quelque chose d’essentiel –mais comment parler du graphisme, du trait, de cette science accomplie de la composition qui est ici tout sauf académique ? Les gris sonnent. C’est musical (et pas seulement à cause des Beatles dont on entend en B.O. quelques scies géniales). C’est aussi la fête des nez, car, en bon auteur de bande dessinée, l’auteur sait qu’il faut les soigner. Vanoli est constamment en équilibre instable, voire en déséquilibre, mais toujours résolu par le trait, entre archaïté revendiquée et désir d’y mettre du sien, donc du neuf, qui fait que, depuis ses tout débuts, impossible de le confondre avec qui que ce soit. Les terrains sur lesquels ses personnages se déplacent sont rarement plans. Ils sont pentus, glissants, voire même dangereux. Beaucoup d’événements se passent au bord, comme au cours d’une représentation de Kabuki.
À propos d’Orient extrême, passant du Japon à la Chine, nous avons maintenant le plaisir de pouvoir parcourir Le bon endroit (qui est pour moi une nouveauté, n’ayant eu la chance de le lire auparavant). Il nous est annoncé (toujours sur le site de l’éditeur) qu’“inspiré des paysages d’estampes chinoises, il raconte la quête d’un géomancien à la recherche illusoire d’un « bon endroit » définitif. C’est une « histoire de Chinois » en pleine guerre, qui nous fait part des méditations du sage Tchang-Pou.” Bien entendu, le narrateur ne revêt pas nécessairement le costume du Grand Sérieux, même si les décalages qu’il opère ne visent pas à la parodie : c’est bien plus subtil, plus drôle aussi – “drôle” devant être surtout entendu dans son sens d’étrange, de curieux… Le bon endroit est en effet un drôle de livre, de ceux qui ont le pouvoir de vous marquer puissamment, car le lire requiert l’entretien d’une certaine qualité de mémoire : donc de posséder cette forme de curiosité qui pousse à fureter un peu partout, afin de retenir certaines choses qui resurgiront sans prévenir au cours de la lecture. Réminiscences graphiques, notamment – d’autant plus que cet opus est peu bavard.
Ce qui va le plus compter, c’est le comment, bien plus que le pourquoi, des déambulations qui s’inscrivent sur la page – parfois pleine page – qui est aussi carte. L’éditeur nous souffle que Vanoli aurait un tempérament d’illuminateur. Selon l’esprit des bons moines d’antan ? Et pourquoi pas ! Mais l’important, ce n’est pas le nombre de signes (leur accumulation sur le papier), mais comment les circulations se font d’un signe à l’autre. Comment “ça” ne cesse de bouger, à chaque reprise d’action (ou de non-action – nous sommes en territoire zen). Au lecteur de se forger la puissance de trouver une véritable ouverture au dialogue avec ce qui lui est proposé. Et plus ça déambule, plus ça voyage, plus ça traverse le paysage, plus les idées fusent, plus notre oreille – et à travers elle tous nos sens – est comblée. Donc c’est une fois encore en se frottant à la matière imprimée (certes d’un livre, mais gardant en mémoire l’œuvre entière de Vanoli qui ne comprend aucun temps faible, tant elle ne cesse de se renouveler tout en restant fidèle à elle-même, c’est-à-dire sans repentir envers son incipit originel) que l’on trouvera, sans même le chercher, la bonne respiration, le bon tempo, sans nécessairement nous servir de mots pour dire notre enchantement, notre amusement, notre sidération devant un tel “étalage” de tant de saveurs, de connaissances, de pensée, de liberté graphique – autrement dit : de grâce.