Bandes dessinées à la frontière : Marion Jdanoff, Philippe Dupuy & quelques autres

© Alix Rosset

Retissant il y a peu ici-même un lien trop souvent interrompu avec ce qu’on entend par “bande dessinée” – ces suites de dessins traversées par un ou plusieurs flux narratifs, parfois au bord d’une certaine forme d’abstraction, parfois au plus près de la représentation de ce qu’on se risque encore à nommer “réalité” –, je notais, un peu marri, qu’il m’était de plus en plus difficile d’entrer dans les derniers avatars des formes les plus conventionnelles du genre. D’où cette quête de singularité ; et ces détours aux postes d’observation à la frontière.
Certains jours où, ne voyant rien venir, je m’imagine en avoir fini avec cette affaire, je me dis qu’il serait temps d’en profiter pour écrire enfin sur la musique, du moins sur ses expressions les plus originales, les plus authentiques – ce que je me suis toujours interdit, pensant depuis longtemps qu’il est préférable de garder une certaine réserve au sujet de ce qui se produit, même de magnifique, dans les domaines que l’on pratique “professionnellement”. Venant de publier un premier article titré John Cage – et après où il était, entre autres, question d’un livre de Jean-Yves Bosseur, je me rends compte qu’il aurait fallu rendre hommage dans la foulée à une de nos admirations communes, Yann-Fañch Kemener, ce chanteur breton dont la disparition, le 16 mars 2019, a empli de tristesse ses fidèles auditeurs.

Né Jean-François Quémeneur en 1957 dans les Côtes d’Armor, Yann-Fañch Kemener ne fut pas qu’interprète d’un répertoire qui commençait à devenir, moyennant quelques petits arrangements souvent peu heureux, dans l’air du temps ; il a été un grand collecteur et ses premiers enregistrements a capella, sortis dès 1977 chez Arion, ont rendu enfin justice à ces Chants profonds de Bretagne que l’on connaissait si mal. Son exigence était exceptionnelle et, même s’il lui est arrivé de se produire dans des spectacles moins austères, au risque de se trouver parfois à la limite de compromis de circonstance, il a toujours su garder le ton juste. Jusqu’à son dernier souffle, sa voix a touché qui s’y frottait – irremplaçable, même si quelques autres grands chanteurs et musiciens Bretons de sa génération, tel Erik Marchand, lui survivent. Ces dernières années, il s’était associé à des instrumentistes jouant d’instruments anciens comme la viole de gambe ou le théorbe pour des récitals alternant musiques d’époques et de genres différents, à frontière entre le populaire et le savant (Gouanv Bepred/Toujours l’Hiver). Pour le coup, c’était une excellente idée, d’autant plus que ça ne l’empêchait pas de chanter pour quelques amis, dans sa modeste demeure, quelque traditionnel Breton simplement accompagné par une guitare et un accordéon, tel le merveilleux Melani vihan (dañs vañch), enregistré peu avant sa mort (et gravé dans son dernier CD intitulé Roudennoù/Traces).

Après avoir esquissé ce très discret adieu, il nous faut maintenant revenir à nos moutons en relevant quelques bandes dessinées, comme annoncé à la frontière, dans cette petite pile d’ouvrages imprimés qui s’accumulent lentement dans l’atelier du diariste critique, en attente, non de jugement, mais d’un signe, d’un écho – d’un retour. Yann-Fañch Kemener nous a quittés bien trop tôt, foudroyé par une saleté de crabe. Le premier livre qui, tiré de la pile, se présente à notre regard a trait aussi au cancer : à la rémission, à la mort. A-t-il une voix ? Oui, probablement. Aussi belle et touchante que celle de Y-F K. ?

1.

Guerre est un livre de Marion Jdanoff coédité par Super Loto Éditions et Grante Ègle. Il fait 636 pages et, même si ne sont imprimées que les belles pages (celles de droite, correspondant aux nombres impairs), il est composé de plus de 300 dessins en noir et blanc et surtout en couleurs. Bande dessinée ? Va savoir (et est-ce que cela importe finalement…). Comme parfois chez Super Loto, la couverture est en sérigraphie, l’éditeur, Camille Escoubet, ayant cofondé en 2010 l’Imprimerie Trace, atelier de typographie et de sérigraphie, avec des amis d’enfance et son père, typographe de métier (la constellation se forme lentement… Traces étant le titre du dernier opus de Kemener). Grante Ègle, qui a déjà publié plusieurs ouvrages de Marion Jdanoff, seule ou en collaboration, est le partenaire idéal pour ce projet un peu fou, tendu par une nécessité peu banale, du moins dans les réalisations qu’elle implique, comme nous allons le voir.

Marion Jdanoff “vit à Berlin et produit à la main des impressions d’art, posters, livres et fanzines en édition limitées au sein du collectif Palefroi (composé du duo qu’elle forme avec Damien Tran), avec lequel elle participe à de nombreuses résidences et expositions. Elle développe par ailleurs un travail personnel qu’elle publie au sein de revues ou chez des petits éditeurs. Enfin, elle participe à la maison de disques nantaise Kythibong”. Guerre est, nous semble-t-il, l’étoile la plus lumineuse de sa propre constellation. Reprenons rapidement son histoire, telle qu’elle nous la raconte en ouverture de son ouvrage : “En novembre 2016, alors que nous pensions que son cancer du sein avait rendu les armes, mon amie Pauline apprend qu’il s’est en fait faufilé dans son cerveau, qu’elle doit retourner se battre. Terrifiée, je cherche des stratagèmes pour tenter de couvrir tous les plans thérapeutiques possibles, même ceux franchement mystiques. J’habite loin et j’ai envie d’avoir un moyen d’être proche d’elle, de pouvoir la soutenir au quotidien. J’ai donc la brillante idée de lui envoyer mensuellement assez de dessins pour qu’elle puisse en brûler un par jour jusqu’à guérison complète et totale.

Sacrifice par le feu. / Bim / J’appelle ça la guerre. / Ça a raté. Tout est allé de travers. / Elle n’a rien brûlé du tout. Elle s’en est même fait tatouer un. / Têtue et indisciplinée.

Arriva l’été. Alors que nous parlions de ce que signifie disparaître, des traces que l’on laisse dans le monde, nous avons décidé de faire publier Guerre, quand la guerre serait terminée. Sur le moment, je me suis dit que c’était très bien, que j’aurai quelque chose de concret à faire, que je continuerai à prendre soin d’elle, même après sa mort. Maintenant que je me retrouve seule avec cette pile de dessins, je fais beaucoup moins la maline. Les sortir de leur cadre privé est étrange. Voilà donc une correspondance dessinée sur dix mois, qui parle, entre autres, de ce que j’imagine de Pauline et de la maladie, de ce qu’elles vivent toutes les deux. Plus le temps passait, plus je comprenais ce que nous fabriquions. Ces dessins sont devenus une interface entre Pauline et moi pour parler de peurs, d’amours, de la mort, de joies, de vies et de nourritures. Ce livre est un bricolage de confiance et d’amitié, un projet commun qui perdure. Et je veux le voir comme un lien vivant, pas comme un monument aux morts.”

Interface ? Conjuration. Pourquoi brûler quand on peut tatouer : d’une peau, l’autre. Parcourant ce livre page à page, comme pas à pas, non vers la guérison de l’amie, mais vers l’accomplissement du livre, devenu effectivement comme une suite de stèles – de pierres levées – sauvages du Terrain Vague, Marion Djanoff et son lecteur (sa lectrice) apprennent à se connaître, ce dernier (cette dernière) devenant témoin du surgissement d’une voix nouvelle avec laquelle se crée instantanément du lien, marquant ainsi au passage quelques mémoires (et pas seulement visuelles). Beau travail : même si le projet est un échec (celui de guérison par le feu), le résultat s’aventure bien au-delà de ce qui ne serait qu’agréable à regarder, entremêlant invention graphique et pensée ouverte (pensée de la mort, ou pour la mort, ou pour l’anéantissement de la mort, son éradication radicale, mais toujours en conscience, même secrète, que s’il y a création, c’est qu’il y a aussi un point final au bout du voyage, et, pour cela, peu de mots suffisent : s’il s’agit peut-être de bande dessinée, il n’y a jamais de bavardage ; s’il y a expérience graphique, il n’y a jamais, fort heureusement, roman).

Marion Jdanoff, Guerre © Super Loto Éditions & Grante Ègle

Qu’est-ce qu’un dessin que l’on envoie à un (ou une) ami(e) en lui demandant de le jeter au feu ? Peut-il être, en ce cas, en recherche de son devenir, donc vivant ? Ne doit-on détruire que ce qui est raté, ou peut-on, non seulement se séparer, mais perdre à jamais (sinon en scannant les originaux avant de les expédier), ce qui serait pur dessin (au sens de Steinberg ou de Matisse), c’est-à-dire traçant une idée, une pensée, ou son absence, un songe non-verbal, une rêverie où l’idée serait inconsciemment déposée, même si l’artiste ne peut encore la saisir ? Cela demanderait, dans le cas de Guerre, de vérifier à chaque page en quoi telle ou telle image tient pour et par elle-même. Ou s’il lui faut nécessairement intégrer une série, comme les dessins d’un mois (le livre est ainsi composé en autant de chapitres que de mois passés à produire ces images : de novembre 2016 à août 2017). Si une image se suffit à elle-même, si on peut la séparer des autres, voire la soumettre à l’épreuve du mur, on s’éloigne de la forme bande dessinée – qui, par ailleurs, peut refaire surface via le livre, en ce cas lieu de découverte de ce travail. On se trouve là vraiment à la frontière d’au moins deux mondes. Aux regardeurs de décider de quel côté ils se trouvent : celui où le temps est aboli, ou celui où il est plus que jamais compté. Mais la mort de l’amie, abolissant toute attente (tout espoir), rend cette question caduque. Pour que le livre s’impose en tant que lieu décisif d’une écriture, il est nécessaire que les images tiennent, à la fois par elles-mêmes et dans la relation qu’elles entretiennent de l’une à l’autre, dans cet espace où on ne peut en voir qu’une à la fois, sauf à ruser avec la manière de tourner les pages et être doté d’une bonne mémoire visuelle.

Marion Jdanoff, Guerre © Super Loto Éditions & Grante Ègle

Les plus beaux dessins sont les plus mystérieux, muets le plus souvent, peu réductibles à tel ou tel mode de symbolisation. Bien entendu, nombre d’intentions de l’auteure échapperont à ses lecteurs. Le travail de lecture n’est d’ailleurs pas de les décrypter – l’expérience du regard pouvant se dégager des mots pour ne transmettre au corps que des sensations, et non des récits formatés ou de la philosophie naïve. Il y a une histoire, intime, personnelle, qui doit rester secrète, mais aussi – et peut-être avant tout – une recherche expressive, partageable. Le livre est donc multiforme : manuel, cahier de dessins, agenda, journal… Parce qu’il le fallait ; et parce que le plaisir surgit par reprise incessante d’une forme de continuité tissée de discontinuités.

Par-delà l’épreuve de la maladie, et de la mort, que faire des traces – et notamment des échanges – qui témoignent d’un “vécu” ? Dans Guerre, il est question, plus ou moins souterrainement, d’immortalité (quelque chose qui ne cesserait de pousser, de proliférer, de résister à son effacement programmé). On peut aussi bien désirer ne laisser aucune trace de son passage sur terre. Préférer disparaître (par les flammes, mais pas seulement). Le parcourant (souvent en tous sens), je ressens surtout une certaine fragilité, un sens de l’instant, une foi en l’oubli aussi forte que celle en la mémoire – forcément absolue. Et du coup, j’y reviens, le livre ne se refermant pas, sa lecture demeurant inévitablement inachevée…

2.

Peindre – une histoire de l’art (opus 2) est un “objet-livre” de Philippe Dupuy, publié par Aire Libre (département créé il y a un peu plus de trente ans par les éditions Dupuis). Imprimé en Chine, notamment pour cause de pop-ups, bénéficiant d’une image tirée à part (Autoportrait hommage à Man Ray – un collage entre peinture et photographie), cet opus 2 au tirage limité (2500 exemplaires), je le découvre en méconnaissance du premier (aperçu pourtant, il y a quelques mois, dans une brocante, mais en trop mauvais état pour entraîner le désir de le posséder – ce genre de beau livre, inventif dans sa forme et joliment façonné, nécessitant de ses acquéreurs un soin particulier). Cherchant des informations sur le site de l’éditeur, je trouve, au sujet de ce premier opus simplement (ou carrément) titré Une histoire de l’art, ce bref résumé : “un immense leporello, livre dépliable de plus de 23 mètres recto verso, pour une promenade ludique dans les méandres de l’histoire de l’art” ; et à propos du dessinateur : “un grand amateur d’art qui fut l’élève, sur les bancs des Arts déco, du célèbre critique d’art Pierre Cabanne.” Alors soudain, je suis téléporté en terrain familier, ce dernier nom m’évoquant de célèbres entretiens avec Marcel Duchamp (en 1966), lus et relus depuis l’adolescence (initialement publiés par Belfond et aujourd’hui réédités par Allia). Duchamp est un des deux personnages clés de cet opus 2 (l’autre étant Man Ray qui – moins momifié par d’innombrables gardiens du temple – en est le véritable héros, comme on dit en bande dessinée).

Peindre est composé par montage de brefs épisodes dessinés, d’ordre parfois biographique, souvent inventés, mais toujours en recherche de questionnement, voire de vérité, sur ce qui a animé la jeunesse de Man Ray et, à travers la possibilité de se projeter dans son personnage, ce qui continue de travailler tant intérieurement que, mettant en branle les sens et le corps entier, dans leur pratique, tous ceux et celles pour qui la peinture reste toujours la voie royale pour atteindre ce qu’on entend par “art”. La première scène présente un dispositif qui revient cinq fois : Man Ray joue aux échecs contre lui-même sous le regard de Marcel Duchamp. Ils dialoguent. Le premier affirme que “la folie, c’est la peinture”. Et le second : “c’est la peinture qui s’est détournée de moi.”

Philippe Dupuy, Peindre © Aire Libre Dupuis

Échec (au singulier comme au pluriel) est un des mots-clefs de cet essai dessiné. Qu’ont en commun Marcel Duchamp et Emmanuel Radnitsky alias Man Ray ? D’avoir échoué à peindre, comme un bateau échoue sur une rive, ne pouvant repartir, mais sa cargaison demeurant intacte (échouer n’est pas couler). L’un et l’autre s’en consoleront, puis s’en passeront (de consolation), en proposant diverses manières de poursuivre cette fameuse histoire de la peinture autrement, par refus du jugement rétinien, ou cassant toute forme de hiérarchie entre les arts. Mais, dans un premier temps, le problème pour Man Ray, l’apprenti (qui selon la belle expression de Jean-Hubert Martin va lâcher la peinture pour l’ombre), c’est que cette activité est plus ou moins secrètement associée au désir charnel. Peindre c’est aimer, tomber amoureux, baiser. Ça commence par l’expérience du nu – ces corps inaccessibles – dans les académies. Ça peut mener très loin (les artistes ont des vies dissolues – six séquences portent ce titre, à la suite duquel la dernière ajoute, entre parenthèses : mais les corps restent inaccessibles).

Le corps, ce n’est finalement pas avec les moyens de la peinture que Man Ray tentera de le saisir, mais avec ceux de la photographie. Il créera de plus, en contrepoint, divers objets, indestructibles ou non (en tout cas reproductibles : il ne sera plus, imitant en ce sens Duchamp, artiste façonneur d’objets uniques, singuliers, sacrés comme des fétiches, mais artiste du multiple). Philippe Dupuy conte cette histoire, de manière très fine, touchante, bien accordée à son trait subtil, sensuel, qui va toujours à l’essentiel et sait prendre l’empreinte du mouvement.

Philippe Dupuy, Peindre © Aire Libre Dupuis

Mais, si ce récit est bien documenté, si on y retrouve des personnages fameux tel Alfred Stieglitz, il est aussi traversé de spéculations et surtout d’apparitions fantomatiques sans lesquelles rien ne pourrait vraiment s’échanger sur la peinture qui est pur dépôt sur la surface : trace d’un passage à l’acte dans le “monde réel”. Les signes – personnages ou non – ne cessent de se dédoubler, et plus encore (le nombre 3 dans cet opus 2 revient sans cesse). Le passage de peindre à photographier se fait à force de travailler au corps certains concepts. Résultat : “La peinture c’est du révélateur. Un acte photographique.” Man Ray, lui-même, écrivait (à la machine – je recopie à la lettre ses fautes sans chercher à les corriger) : “Qu’es que c’est une belle photo ? Qu’es que c’est une belle femme ? Je ne sais pas. Qu’es que c’est une peinture Abstraite ? Qu’es que c’est une peinture Figurative ? Je ne sais pas. Je ne fais que des non-abstractions. Si aujourd’hui je prends position, demain il faut que je me contredis. La poursuite de la liberté et du plaisir efface toutes les idées.” L’histoire de ce livre, Peindre, se termine au moment où Man Ray s’installe à Paris au début des années 1920 (il a une trentaine d’années). On prend congé avec ce dernier échange entre les joueurs d’échecs : “ – Alors lequel de vous deux a pris le bateau pour l’Europe ? Le peintre ? Le photographe ? – Les trois à la fois.”

Avec cet opus 2 de son Histoire de l’art, Philippe Dupuy compose lui aussi un livre en bande dessinée à la frontière. Songeant à Left, publié l’an dernier à L’Association, qui donnait à voir une suite de dessins faits à la main gauche (la droite étant devenue trop douloureuse, suite à une tendinite), aussi maladroits en apparence que bien pensés, et qu’il fallait parcourir à la japonaise, de plus en projetant les rares textes qu’on y trouvait sur un miroir pour les lire à l’endroit (“La douleur est ta chance. Elle t’oblige à la reconquête”), je me rends compte que Dupuy intervient de plus en plus, sur le territoire où il bâtit sa demeure, en changeur de formes : en explorateur du livre. On peut même émettre l’hypothèse que c’était déjà le cas pour les ouvrages qu’il a signés de son nom seul depuis Hanté (Cornélius, 2005), un livre fort éloigné de ce qu’il avait co-signé pendant des années avec son complice Charles Berberian. Prises de risques, je pense sans calcul : juste une affaire de corps, comme en peinture, que l’on s’y engage ou qu’on la quitte. Il est probable que cette Histoire de l’art n’en restera pas là. Et qu’elle prendra des chemins inattendus. On en guettera la prochaine apparition – mais combien de fantômes, alors, s’y produiront ?

Coda

Plus rapidement, trois ouvrages d’auteur(e)s dont je suis, depuis longtemps et toujours avec passion, le parcours, de mon poste d’observation à la frontière (c’est décidément le seul lieu où l’on se sente en permanence à peu près bien). Commençons par Dominique Goblet dont j’ai déjà rendu compte ici-même, il y a environ un mois, de L’Amour dominical, un grand livre, ô combien singulier, qu’elle a écrit et dessiné en collaboration avec Dominique Théâte. Et voici qu’aux Crocs Electriques, “maison d’édition au projet éditorial-performance de 100 livres par an” (d’une quarantaine de pages format 14x20cm) “créée par Jessica Rispal et Stéphane Blanquet en Décembre 2016”, elle nous offre un bel agencement de dessins, parfois peints et toujours, même si au moins une page est tracée en noir et blanc, reproduits en quadrichromie.

Dominique Goblet – # 201 © Les Crocs Électriques

Son titre est composé de l’association du nom de l’auteure et d’un numéro (201). À peine ouvert (la couverture faisant déjà signe), on pénètre dans ce laboratoire (de Schaarbeek, commune de Bruxelles) où ont été conçus aussi bien Les Hommes Loups que Souvenir d’une journée parfaite (et quelques d’autres, notamment au Frémok). On est sensibles au fait que, si son écriture reste toujours reconnaissable, elle ne cesse d’en produire de nouvelles variations (on y goûte les fruits conjoints de la familiarité et de la différence). Comme ce #201 ne coûte que 5€, ce serait dommage de s’en priver.

Le deuxième est signé Helge Reumann dont l’extraordinaire Black Medicine Book, paru il y a deux ans chez Atrabile, n’est pas passé inaperçu, du moins de ceux qui gardent un regard éveillé du côté de ce qui se métamorphose à la frontière. Black Medicine Book agençait des dessins pleine page, des peintures, et des photographies d’installations d’objets. Charles Burns en avait relevé le côté envoutant, parlant à leur sujet de monde aussi sombre et drôle que perturbé et beau. Aujourd’hui Helge Reumann livre, toujours chez Atrabile, un nouveau livre, ayant cette fois clairement forme bande dessinée et intitulé SUV : 116 pages n’inscrivant dans les dessins quasiment aucun mot, sinon quelques enseignes (TACOS / MUSEUM / STOP FRITERIE). À première lecture, l’œil repère intuitivement l’usage rigoureux de quelques contraintes formelles – qu’il doit vérifier en comptant les images, les pages (ces dernières n’étant d’ailleurs pas numérotées).

Helge Reumann, SUV, © Atrabile

SUV s’ouvre (planche 1) avec un seul dessin enfermé dans une grande case. Les deux suivantes (2 et 3) agencent, chacune, deux cases. Puis (4 et 5) : un grand dessin sur une double page. Ensuite on observe (de la page 6 à la page 113) une alternance de séquences de dix pages (composées selon un gaufrier de six cases) et de doubles pages composées d’un grand dessin (cela se répète 9 fois). Puis le livre se referme, comme en miroir, avec deux pages en deux cases (114 et 115) suivies d’une toute dernière présentant, comme la première, un seul dessin dans une grande case.

Helge Reumann, SUV, © Atrabile

C’est un dispositif. Il n’explique rien. Sinon qu’il fallait bien canaliser, mettre en forme, ce monde obsessionnel, austère, violent – post-exotique dirait Antoine Volodine. Comme le note l’éditeur sur son site, il y a “de la folie, et de l’humour, un trait aussi rigoureux que beau, un côté pince-sans-rire qui sait faire des ravages, et une ambiance inquiétante et étrange”. “Un monde froid et brutal” – ajoute Charles Burns – “ qu’il me tarde toujours de retrouver.” Une expérience de l’altérité. Radicale.

Le troisième et dernier ouvrage à la frontière est de José Parrondo, maître dans l’art de tirer de merveilleuses variations à partir de trois fois rien. La main à cinq doigts, petit livre de 112 pages publié par L’Association, est un pur bijou, certes de nonsense (si on veut bien encore accorder un sens à ce mot), mais surtout de finesse conceptuelle. Il y a l’univers. Et puis il y a la main. Cette dernière a cinq doigts. Et quoi d’autre ? Pourquoi pas un corps ? Minimaliste bien entendu : juste ce qu’il faut pour en faire un personnage.

José Parrondo, La main à cinq doigts © L’Association

Une fois créée, cette main aussi étonnante que banale, aussi exceptionnelle que sans prétention, vit sa vie, c’est-à-dire : donne vie au trait, au crayon, à la plume, au pochoir (l’usage de techniques plurielles le rendant encore plus vivant) par la grâce de cet artiste incomparable qu’est Parrondo, aussi habile, précis, inventif, avec les images qu’avec les mots – manipulateur inspiré, faisant toujours montre de discrétion (la lourdeur, il ne connait pas). À partir du moment où la Main a pris conscience qu’elle était une main, elle a cessé de penser. Nous refermons La main à cinq doigts comme au sortir d’une rêverie partagée (songeant aux dormeurs qui rêvent à poings fermés). C’est pour cela qu’il est précieux de l’avoir à portée.

Exposition Helge Reumann du 26 avril au 25 mai 2019 à la galerie Arts Factory, 27 rue de Charonne, 75011, Paris (métros Ledru-Rollin ou Bastille, du lundi au samedi de 12h30 à 19h30).