L’autre jour, dans le métro, un pickpocket malchanceux a dérobé dans mon sac à dos l’agenda très ordinaire où je consigne mes rendez-vous et autres obligations quotidiennes, ainsi qu’un carnet de notes. N’ayant aucune chance de les retrouver, je tente de reconstituer de mémoire ce qui s’y trouvait inscrit, ce qui me renvoie à ces heures d’été encore chaudes quand, assis face au Nord, à l’ombre des rochers en bord de mer, je lisais quelques nouveautés de la rentrée à venir, crayon et carnet en poche.
Une fois de retour, les yeux mi-clos, je retrouve les lignes accidentées du paysage que j’ai quitté à la mi-août – ce mix de minéral et de végétal où d’âpres blocs de granit s’enracinent dans des jardins discrètement fleuris, comme autant de demeures impénétrables. Et simultanément : les idées, les remarques, les interrogations qui, traversant ces livres, me venaient à l’esprit, me conduisant le plus souvent, dans l’oubli intermittent du temps qui passe, à ralentir le tempo, afin d’entrer en dialogue, par songerie, avec eux. Reprendre sans cesse le fil de la lecture, en conscience qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fragment – phrase, paragraphe, page, chapitre – d’un ouvrage qui nous entraîne comme un fleuve que nous devons aussi savoir remonter à contre-courant. Ces notes fugitives et, pour le coup, perdues, j’ai la sensation qu’elles me reviennent à l’état de fantômes, comme autant de traces énigmatiques dont il faut prendre les empreintes afin de les frotter l’une contre l’autre. Il est probable que ce qui se dépose à la surface du nouveau carnet que je viens d’entamer, je l’invente en partie – souvenirs retrouvés et petites pensées du jour s’entremêlant au présent de la notation.
Ces jours-ci, on parle beaucoup de ce flux de nouveautés – essentiellement des romans – qui envahissent brutalement fin août début septembre les étals des librairies et dont la plupart seront tôt ou tard, sinon pilonnées, disons oubliées, y compris ce qui aura été, le temps d’une brève saison, le plus commenté. Aussi, je compose à mon tour une petite constellation d’ouvrages, en me fichant des “genres” dont ils relèvent (j’ai cette double chance de ne pas m’être spécialisé et de ne recevoir que le strict minimum propre à satisfaire un appétit de lecteur ascétique) : un roman qui n’en est pas un, du moins au sens étroit ; un autre qui se frotte au genre avec malice ; deux bandes dessinées sans bande, une en lien avec l’art contemporain, l’autre avec la littérature feuilletonnesque du carrefour des dix-neuf et vingtième siècles – auxquels il convient d’ajouter un ouvrage inclassable, “hors rentrée”, voire introuvable. Intervenir après la “rentrée”, attaquant chaque note avec un léger retard, au fond, quelle importance, puisque seules comptent les résonances, ce qui n’en finit pas de résister à l’oubli (cette tentation de l’effacement, si vive tant elle nous arrange, contre laquelle il nous faut lutter sans répit).
1. Un Monde sans rivage – Hélène Gaudy
Prologue : dérivant ici-même à partir de Grand lieux, l’avant-dernier ouvrage d’Hélène Gaudy (née en 1979), j’avais évoqué le poète Gérard Manley Hopkins (né en 1844) à qui l’on doit d’avoir forgé le mot inscape que l’on traduit en français par paysage intérieur qu’un autre poète, Paul Louis Rossi (né en 1933), a repris en 1994 pour son propre travail sur l’esprit des lieux, énonçant que “L’inscape ne se perpétue pas, il apparaît pour un sujet qui observe le monde et qui est susceptible de le reconnaître dans son intégrité, son originalité et sa beauté. Mais il disparaît au moindre vent. (…) L’instant saisi dans sa forme même…” Le dernier jeudi du mois d’août 2019, je suis passé à la librairie Le Monte-en-l’air. Il se trouve que Paul Louis Rossi habitant à deux pas, j’en ai profité pour lui rendre une brève visite, admirant comme toujours sa collection de masques traditionnels, d’empreintes et frottages sur papier, de peintures énigmatiques, de livres anciens traitant de civilisations perdues, souvent insulaires. C’est donc heureux de ce rapprochement géographique et le regard rassasié d’images que j’ai écouté Hélène Gaudy qui, après avoir répondu à toute une batterie de questions, a lu, accompagnée à la guitare électrique par Xavier Mussat (c’était simple, beau, et particulièrement convaincant), des fragments de son nouveau livre, d’une voix claire, faisant montre tant d’humilité que de conviction, avec un ton mû par le désir, non de séduire à tout prix, mais de faire passer ce qui l’avait conduit à imaginer, il y a presque cinq ans, d’entreprendre cette étonnante aventure qu’aura été l’écriture d’Un Monde sans rivage – aventure d’une écriture, au sens où quelque chose se dessine pas à pas, sinon mot à mot, qui va bien plus loin que ce qui aurait suffi à satisfaire la clientèle du roman (raconter quelque chose qui se parerait des apparences du “vrai”), pour remuer les signes, interroger des indices, creuser des pistes inédites, troubler ce qui pourrait sembler trop limpide, sans pour autant passer à côté de certaines exigences de mise à nu, ou à plat, des documents – des événements – qui en ont été à l’origine.
Un Monde sans rivage est un des livres les plus saisissants de cette rentrée. Au moment où je m’apprête à mettre au net cette chronique, il est sur la première liste du Goncourt, certes entouré par de grosses machines littéraires formatées pour rafler la mise – mais sait-on jamais. Avant de tenter de reformuler mes notes écrites fin juillet, puis dérobées, il convient de donner quelques informations au sujet de ce livre et, pour cela, il me semble préférable de recopier fidèlement le premier paragraphe du “point de vue des éditeurs” (probablement de la plume de l’auteure) publié sur la jaquette et en quatrième de couverture : “À l’été 1930, sur l’île Blanche, la plus reculée de l’archipel du Svalbard, une exceptionnelle fonte des glaces dévoile des corps et les restes d’un campement de fortune. Ainsi se résout un mystère en suspens depuis trente-trois ans : en 1897, Salomon August Andrée, Knut Fraenkel et Nils Strindberg s’élevaient dans les airs, déterminés à atteindre le pôle Nord en ballon – et disparaissaient. Parmi les vestiges, on exhume des rouleaux de pellicule abîmés qui vont miraculeusement devenir des images.”
Note de carnet, 1 : Hélène Gaudy désigne régulièrement les trois membres de cette expédition par leur seul nom de famille. En ce qui concerne Fraenkel, cela passe comme une lettre à la poste (on ne va pas quand même songer au Dr Théodore, bien oublié de nos jours). Pour Strindberg, c’est un peu plus délicat, tant on songe au célèbre dramaturge (“l’auguste August”) avec qui il est d’ailleurs parent – mais on s’y fait, le lecteur lui accorde très vite la singularité qui lui est due, que le récit ne cessera d’amplifier (jusqu’à sa fin brutale, tué vraisemblablement par un ours, au grand désespoir d’Anna, son éternelle et spectrale fiancée – notons au passage que dans le paragraphe où “la bête est là, immense”, il redevient Nils). Andrée, c’est une autre affaire. Quand on lit, par exemple : “Andrée, le dos bien droit sur son siège, a fière allure même dans son sommeil, on dirait”, ou bien : “Andrée s’approche, encore”, on est troublé, d’autant plus que certains personnages, notamment féminins, sont volontiers identifiés, dans le cours du récit, par leur prénom – Anna, déjà nommée, ou Léonie. Il y a désaccord entre le son (car lisant, même intérieurement, “Andrée”, le “e” devenant muet, on entend “André”) et ce que la typographie nous donne à voir. Et cette sensation est d’autant plus perturbante (certes très ponctuellement, surtout quand on raccroche le fil après avoir, même un très court instant, décroché) que le caractère non-équivoque, masculin, de ce personnage, est appuyé en permanence par nombre de notations précises, irréfutables, sur ce qui fait de lui, selon les critères de son époque, un “mâle dominant” : grand buveur et chasseur impénitent, né chef avant même d’avoir envisagé l’expédition aujourd’hui associée à son nom. Il m’est arrivé d’avoir eu la sensation – des plus fugitives, j’en conviens – en écho aux souvenirs brûlants de prénommées Renée chez Lynch ou Jarmusch : fantasmes de l’ultra-féminin (selon certaines constructions masculines) – d’être transporté dans une expédition parallèle, plus poétique, plus transgressive. Cela ne peut suffire à nous faire perdre vraiment pied (ou plutôt le Nord), mais on ne peut s’empêcher de penser que l’auteure s’en est amusée et y a même pris du plaisir (d’autant plus que les femmes, sans être absentes, se font rares dans ce récit).
Note de carnet, 2 : roman sans romanesque. Récit documentaire ? Pas vraiment. Ce serait réducteur de l’affirmer. La fiction naît de la manière d’assembler par montage des textes engendrés à partir de l’examen de documents, notamment des photographies, et peut-être surtout de la rêverie que leur observation libère, tant ces documents, certes précis dans leur matérialité sensible, semblent lacunaires, travaillés en profondeur par l’effacement. Et le documentaire opère telle une course de relais avec la fiction : qui emportera la mise à l’arrivée ? On ne sait pas et c’est tant mieux. On pense simplement que cet aspect documentaire prend force grâce au travail fictionnel – et réciproquement. Le roman est un genre qui ne peut renaître que par mimétisme : il a subi tellement de coups de butoir depuis maintenant plus d’un siècle qu’on aurait pu l’imaginer à terre, sans ressource, quasiment mort et enterré. Mais ce serait sans compter sur le désir de le voir ressurgir, presque comme un artefact, qui travaille encore la communauté des lecteurs. L’Invention de Morel projette encore et toujours des simulacres de roman. Nous sommes dans une époque de retours – nous sommes dans la zombification des genres. Hélène Gaudy évite tous ces écueils et compose quelque chose qui y échappe, sans pour autant refuser la possibilité du roman. Mais, une fois encore : du roman sans romanesque. Et, mieux encore : sans nostalgie du romanesque (déployant une tonalité bien plus mélancolique que nostalgique).

Note de carnet, 3 : importance du visuel, même si Un Monde sans rivage ne montre qu’une seule photographie en jaquette de couverture – donc hors-livre. Si l’on fouille sur la toile, on pourra facilement découvrir une petite série d’images relatives à l’expédition Andrée. Le choix est donc laissé au lecteur d’exercer son désir de les voir – ou non (pour ma part, j’ai lu ce livre sans jamais en ressentir le besoin). J’ai été frappé, au moment même de sa réception, par le fait que la photographie de couverture “sonne”, si on veut, comme un dessin. La balayant du regard, on peut avoir la sensation du crayon, de la graphite (du fusain ?) – cela vient des gris, probablement. Sur cette même jaquette, il est dit de l’auteure qu’elle a fait des études d’arts plastiques. Et il est vrai qu’on pourrait le deviner, à condition qu’on soit sensible à cette précision, cette grande finesse dans la formulation, qui fait songer à ce qu’est précisément l’acte de dessiner (qui ne relève pas seulement d’une quelconque “probité de l’art”, mais “vise l’apparaître sous l’apparence” – Yves Bonnefoy à propos de Cézanne). Il y a quelque chose, dans ces photographies soustraites à l’oubli, miraculeusement retrouvées, des dessins de l’époque où elles ont été prises, celle de l’immédiat après-Seurat si on veut, du temps où on ne cherchait pas à enfermer les surfaces de gris dans des contours tracés au scalpel.
Note de carnet, 4 : l’enquête. Au fond, ce qui compte n’est pas tant la reconstitution de l’expédition par les moyens du roman, nous entraînant ainsi dans les péripéties, certes jouissives, d’une enquête en cours, ni de faire montre d’érudition (même si, comme l’avait bien compris Borges, l’érudition peut ouvrir à la fiction les portes du fantastique), et pas davantage le fait d’avoir déniché un sujet impeccable… Non, ce qui importe en premier lieu, c’est la précision de l’écriture, l’exigence à l’œuvre quant au rendu de la sensation, au libre développement de la pensée qui se libère en contrepoint de l’établissement de la fiction, de sa mise en forme par resserrement, ne bridant en aucun cas le plaisir de vagabonder, parfois avec mélancolie, toujours de manière interrogative, ouverte, au plaisir de suivre un chemin où tout ne serait pas tracé d’avance, ce qui fait qu’il faut y mettre du sien, et, comme déjà noté, rechercher les bons tempi afin de dialoguer intérieurement avec ce qui nous est offert si généreusement, comme l’auteure dialogue avec cet objet trouvé qu’est le Journal d’Andrée, transformé par ses soins en quasi-poème.
Note de carnet, 5 : ces zones non-cartographiées, blanches comme des pages, et même blanc sur blanc comme ours sur banquise, ce suprématisme naissant de ce presque rien qui en dit plus long que la prolifération des signes dans le monde aussi sombre que lumineux des capitales du Monde. Peut-être toute véritable aventure de l’écriture devrait-elle frayer dans ces zones où s’exercent des forces de résistance à l’effacement. Tant qu’il y aura à saisir des vestiges, des empreintes du vivant déposées sur la page blanche, comme sur les photographies auxquelles l’auteure a porté son regard, sans se contenter de les décrypter plus ou moins savamment, en faisant comme autant d’instantanés de scènes rêvées, certes non vécues, mais plus que prégnantes, cette aventure ne prendra jamais fin. Comme ces notes (me reviennent des souvenirs du visage de Roman Opalka, avec le temps plus blanc que blanc, ou du film de Gus van Sant, Gerry, cité dans Un Monde sans rivage, comme si les deux jeunes gens en perdition dans le désert américain – qui en tant que lieu où s’égarer vaut bien le pôle Nord – étaient des équivalents contemporains de nos explorateurs – même si l’on doit reconnaître que l’issue de secours, la voie du retour en terre “civilisée”, y est plus aisément accessible ; et dernièrement cette terrible histoire de ce compositeur, Julien Gauthier, qui, descendant le fleuve Mackenzie dans le grand ouest sauvage du Canada pour y faire des prises de des sons en vue d’une création musicale, a été surpris dans son sommeil par un ours, un Grizzli qui l’a emporté dans la forêt sans espoir de survie) pourraient s’étendre à l’infini, il faut bien les arrêter quelque part et pourquoi pas ici.
2. Propriété privée – Julia Deck
Dès les premiers mots, l’incipit de l’incipit, “J’ai pensé que ce serait une erreur de tuer le chat”, on est dans le bain, qui n’est pas de sang – ou pas encore, va savoir –, mais on sent bien qu’on entre en territoire où tout peut arriver, et particulièrement le pire, c’est-à-dire ce qui survient sans prévenir, quand on se trouve au mauvais endroit, y compris chez soi, et au mauvais moment, c’est-à-dire n’importe quand. Propriété privée est un roman, limite “de genre” (mais sans doute faudrait-il mettre ce dernier mot au pluriel). Il me semble avoir noté, aussitôt après l’avoir entendu, que, selon Julia Deck, “Le roman, c’est un espace pulsionnel rêvé”. C’était en réponse à une question posée par un animateur de télévision qui venait de présenter son livre comme étant “une étude de caractère grinçante qui vire au thriller domestique”. Espace pulsionnel rêvé, c’est exactement ça. Et c’est pourquoi, dans ce quatrième roman, aussi réussi que les trois premiers, il est question d’espace, de pulsion et de rêve, en ce sens que, même si l’écriture est d’une précision implacable dans la formulation de ce qui touche à ce qu’on entend par la réalité (ou si l’on préfère si la fiction se déroule dans un avatar plausible du monde contemporain), on sent, dans de nombreuses pages, ce monde se dérègler – se réaliser en se déréalisant ponctuellement –, comme contaminé par l’autre scène, ce qui conduit le lecteur à être saisi par le doute, même s’il a foi en ce qui lui est rapporté. Autrement dit, l’ambiguïté est à la fête – et divers dérèglements opèrent, tant dans les “caractères” que dans l’espace dans lequel ils agissent.
Il est temps maintenant (curieux comme le temps presse dans cet espace en principe sans limite qu’offre la publication en ligne) de rendre compte de “ma” lecture de Propriété privée, ce qui, comme dirait le Capitaine Haddock, “est à la fois très simple et très compliqué” – ce quatrième opus m’ayant tout d’abord fait l’effet d’être plus simple que le précédent (Sigma), ce qui m’a assez rapidement paru louche (et, en effet, je ne cesse de me rendre compte, à chaque fois que j’en reprends la lecture, de son étonnante complexité).
Je viens d’écrire dit “ma” lecture, et il me faut déjà rectifier. D’abord parce que, ayant pris du retard, cette lecture prétendue mienne a déjà été contaminée par tout ce que j’ai pu lire et entendre au sujet de ce livre et de son auteure et qu’il m’est déjà devenu impossible de retrouver ce qui aurait fait la singularité d’une première lecture, vierge si on veut (même si l’ensorcellement qui opère dès l’incipit entraîne le lecteur en des zones où l’ingénuité se trouve vite hors-champ). Ensuite, il se trouve que, ce livre, j’ai éprouvé le besoin de le relire, plus d’un mois après, au retour de vacances (contrairement à Un Monde sans rivage, lu en bord de mer, lentement, dans l’oubli du temps qui passe, la première, comme la seconde traversée de Propriété privée se sont accomplies au rythme des transports en commun – j’habite en banlieue et dois passer pas mal de temps dans ces déplacements en bus et en métro, toujours en compagnie d’un livre –, de manière parfois haletante, m’obligeant à rester quelques minutes sur un quai ou un arrêt de bus, lors d’une correspondance, afin de pouvoir en achever le chapitre en cours). Que signifie ce besoin de relire ? De recommencer presque à zéro “ma” lecture ? Sans doute le sentiment qu’elle n’a pas été épuisée la première fois (qui n’aura donc pas été une dernière fois) – et aussi celui d’être passé à côté de certains détails, ayant pris des tempi de lecture peut-être trop rapides (même si légèrement variables selon les chapitres), comme on a coutume de le faire quand on dévore un thriller – alors que Propriété privée déploierait plutôt une forme subtile du conte – fantastique et cruel. On continuera donc – et même plus que jamais – à mettre ici “genre” au pluriel.
Faut-il résumer l’histoire ? Dire que, raconté à la première personne (qui se trouve être une femme, Eva, que son mari présente ainsi à Annabelle Lecoq, une voisine plutôt toxique qui se trouve être la première personne à faire intrusion dans leur propriété : “Ne faites pas attention à ma femme, elle est un peu sonnée”, et qui travaille sur un projet de réaménagement de la Place des Fêtes dans le dix-neuvième arrondissement de Paris, place aussi défaite que le seront progressivement les protagonistes de cette histoire), Propriété privée conte les premiers mois de l’installation de ce couple, les Caradec, dans une des huit parcelles d’un ensemble de maisons mitoyennes en grande banlieue, “peu énergivores et bâties en matériaux durables” : espace de rêve (A real nice place to raise your kids up, pour reprendre le slogan de Centerville – ville-plouc à des années lumières de ces anciens entrepôts “transformés en allée résidentielle pour ménages aisés” –, que Jim Jarmusch a emprunté à Frank Zappa pour The Dead Don’t Die) qui fait songer à ce que tant de films et de séries, davantage américaines qu’européennes, nous montrent à longueur de journée sur les écrans jamais éteints des lotissements contemporains. Il m’est arrivé aussi de songer à Edouard aux mains d’argent de Tim Burton – cette banlieue ultra-normalisée de Los Angeles où d’innombrables névrosés en puissance ont fait leur nid. Julia Deck évoque de son côté Desperate Housewives. On pourrait multiplier les liens avec toutes ces “comédies de voisinage” dont Propriété privée apporte bien davantage qu’une variation supplémentaire.
Charles et Eva Caradec sont déjà un “vieux” couple, mais encore actif – le mari enfermé dans sa mélancolie, la femme rendue plus ou moins fébrile par ses projets professionnels, se contaminant parfois l’un autre, après avoir appris à négocier une forme de vivre ensemble qui les a conduits, après trente ans de vie commune, à s’installer dans ce lointain proche édénique. Mais bien entendu les problèmes vont s’accumuler et leur pourrir l’existence, à commencer par les voisins qui déboulent sans prévenir alors que vous croyez être au calme chez vous, comme s’ils voulaient vous faire comprendre que plus jamais vous ne serez seuls, que vos secrets ne pourront plus être protégés, et que vous avez intérêt à vous montrer coopératifs, et à bien saisir l’esprit du lieu. Étonnant qu’Eva, passionnée d’architecture et d’urbanisme, n’ait eu l’intuition que ces écoquartiers s’avéreraient minés par des formes réactualisées du pire conformisme qui soit, ne pouvant que mettre à mal les liens fragiles entre les habitants de plus en plus travaillés par la paranoïa, manifestant des comportements d’espions et capables de passer à l’acte de manière d’autant plus sauvage qu’ils cherchent à préserver tant bien que mal leur apparence d’êtres ultra-civilisés.
Il nous faut maintenant éviter de spoiler l’intrigue, même si, relevant l’incipit, on a déjà compris qu’un chat va y laisser sa peau et que, par conséquent et comme déjà dit, il faut s’attendre au pire. On peut par contre s’amuser à relever les noms des propriétaires des huit maisons : Eva et Charles Caradec, Annabelle et Arnaud Lecoq, Cécile et Patrick Taupin, Inès et Alban Durand-Dubreuil (les Dudu), Malika et Youssef Benani, Aude et Frank Lemoine, Romuald et Romaric, Martin Bohat (et ? Il semble n’y avoir que des couples dont il faudrait noter les noms et les prénoms au fil de la lecture pour s’y retrouver – dans Sigma, les personnages principaux étaient répertoriés et définis en ouverture, comme pour une pièce de théâtre), sans oublier leurs enfants et les animaux domestiques. Cette fable ironique sur notre postmodernité résidentielle (Julia Deck a l’intelligence de ne jamais employer le mot “bobo”, même si ces familles appartiennent clairement à cette catégorie de la population – cette classe moyenne obsédée par le confort, la réussite sociale, à la fois choyée, tant elle est consommatrice, et abandonnée par les pouvoirs publics, ce qui en fait, comme elle l’a bien senti, un repère de névrosés, parfaits pour engendrer une fiction) sonne parfois comme un remake d’une opérette oubliée (revue et corrigée par Queneau) dont l’idée serait de mettre en pratique la boutade traditionnelle reprise par notamment par Alphonse Allais : bâtissons les villes à la campagne car l’air y est plus pur, explorant, de scène en scène, les conséquences tragicomiques de ce déplacement.
Je me souviens du temps où j’étais étudiant en architecture au milieu des années 1970. Un de mes professeurs, un architecte aujourd’hui assez reconnu qui a beaucoup œuvré à édifier ces villes dites nouvelles, avait insisté sur la nécessité de construire de fausses ruines dans les environs des lotissements et des immeubles flambant neufs pour introduire du passé là où il n’y avait que du présent, pour le moins précaire. Mais il n’avait peut-être pas encore imaginé à quel point ce qu’il venait de construire allait vite se ruiner, sans pour autant laisser de traces mémorables pour les futurs résidents obligés de reconstruire ou de réhabiliter sans grand moyens ce paradis perdu d’avance, conçu à la lisière de cités déshéritées. Tout lotissement est une prison, pas même imaginaire, donc tout sauf un espace de plaisir. L’écoquartier est lieu où il est impossible de ne pas voir ce dont le regard aimerait se détourner (et le son dans tout ça ? Encore plus à vif – déchirant les tympans, parfois).
Propriété privée s’achève sans avoir résolu la totalité des mystères qui le traversent et, malgré cela, la fin sonne juste. On referme le livre sans le moindre sentiment de manque. On se dit : quel sens diabolique de l’intrigue ! Et aussi : quel parti judicieux d’avoir choisi l’ironie contre l’humour, ou la mélancolie contre la nostalgie. Il ne s’agit pas en effet de faire rire à tout prix, comme dans un bon divertissement, mais de se surpasser dans l’expression de la noirceur, ce qui demande un sens de la réserve, de la retenue, et, une fois encore, de la précision – ce qui peut avoir le don de faire peur. Cependant, quelque chose insiste, une fois la lecture (et/ou la relecture) achevée : le désir, bien connu des aficionados des séries télévisées, qu’il y ait en chantier une “saison 2” (il me semble avoir compris que ce ne serait pas impossible). Ce qui, si c’est le cas, me donnera l’occasion de reprendre une troisième fois la lecture de ce brillant roman – ma mémoire n’étant hélas, comme dirait Pierre Lusson, plus qu’un souvenir – avant d’aborder sa “suite”.
3. Le Mort Détective – David B.
Je me souviens d’un temps pas si lointain (enfin, cela fait quand même plus ou moins un demi-siècle) où les enfants, puis les jeunes adolescents de ma génération (ceux et celles nés dans les années 1950 – dont David B., ayant débarqué sur terre la dernière année de cette décennie, fait partie) découvraient la littérature à travers la branche du fantastique. Chez Marabout, éditeur alors très en vogue, il y avait notamment cette fameuse collection qui avait remis au goût du jour Jean Ray et quelques autres écrivains s’étant frottés au genre – auteurs parfois fameux, mais dont les ouvrages étaient alors plus ou moins oubliés. Il y avait aussi, en poche, de nombreuses rééditions de feuilletons populaires torchés parfois à la va-vite pour des journaux à grand tirage au passage des dix-neuf et vingtième siècle. Ces livres mal brochés, aujourd’hui impossibles à relire, tant ils tombent en ruine, nous n’en avions jamais assez. Alors, nous en inventions d’autres, dont nous dessinions les couvertures, et parfois même des amorces de chapitres, avant de nous appliquer à établir des listes de titres, sur des cahiers d’écolier ou des feuilles volantes, plus tard pliées, agrafées, simulant de potentiels volumes incitant à de délicieuses rêveries sous les draps et les couvertures, à la nuit tombée. Imaginant plus tard d’improbables hybridations entre ces lectures de prime adolescence et nos premières découvertes de jeunes adultes – notamment le surréalisme –, certains d’entre nous élaboraient des ponts imaginaires entre des demeures infestées de revenants et les terrains vagues où se tramaient des complots nocturnes. David B. s’est fait rapporteur des incidents de la nuit, pénétrant, par la grande porte ou en loucedé, dans la Librairie Lhôm, rue Jean-Jaurès, bien plus envahie de livres peut-être – un véritable champ de fouilles – que la Bibliothèque de Babel. L’époque des feuilletons quotidiens imprimés en typographie s’est depuis longtemps achevée. Mais de nombreuses résonances de ce temps continuent de nous hanter, au point d’inciter certains – et non des moindres – à de nouvelles créations qui ne seraient en aucun cas des remakes.

C’est songeant à cela et, de plus, après avoir relu Saint Judas de la nuit de Jean Ray dans la foulée de Propriété privée et d’Un Monde sans rivage, que je découvre Le Mort Détective (dont je gardais le souvenir de quelques pages récemment prépubliées dans Mon Lapin Quotidien, une bonne quinzaine d’années après que la revue Black – qui n’a connu que trois numéros dans sa version française – en ait amorcé, en 2003, le dévoilement). C’est un livre imprimé à l’italienne qui présente une succession de 108 images légendées, chacune portant un numéro, un titre de chapitre et mettant en scène une série limitée de personnages, comme s’il s’agissait d’expérimenter divers modes de variations, de manière plus ou moins combinatoire. Ces personnages, on peut les nommer : il y a principalement Le Mort Détective, La Fille aux Mille Poignards, Le Poulpe Pieux – et bien d’autres : Le Sâdhu Sadique, Le Grand Vieillard, Le Derviche, L’Alchimiste, L’Abbé Damné, ainsi que diverses apparitions non récurrentes. L’originalité – la force – de ce projet de bande dessinée sans bande dessinée (au sens où chaque image pourrait se suffire à elle-même) réside dans le fait de conduire le lecteur à imaginer ce qui pourrait avoir lieu entre les “têtes de chapitres”. 108 est un nombre remarquable, même si on ne peut moins premier. L’espace entre les images – les 107 espaces précisément – permettent au lecteur d’y mettre du sien – avec infiniment plus de générosité de la part de l’auteur que lorsque ce dernier se contente de tracer ce qu’on entend en bande dessinée par “blanc inter-iconique”. Un exemple : imaginez ce que pourrait nous raconter le chapitre 48, La leçon des Ténèbres – qui indique en légende “ « Je vais le ressusciter ! » s’exclama la Fille aux Mille Poignards” –, quand on sait qu’il doit conduite au chapitre 49, Le Pôle Perdu – légendé ainsi : “ « Il est revenu mais à l’état sauvage » prévint le Derviche”. À la première lecture m’est revenue cette phrase terrifiante de Maurice Blanchot : “Les morts ressuscitaient mourants”. Mais on pourrait trouver tout autre chose, d’aussi effrayant. Et surtout s’égarer. Chapitre 51, Le ventre fécond – « “Où en étions-nous ?” lança le Mort Détective ». Et avant tout, reprenant son chemin en tous sens, construire une quasi-infinité d’autres récits, ce qui fait que ce petit livre magnifiquement réalisé est d’une bien plus grande densité qu’on aurait su l’imaginer, l’ouvrant une première fois d’un doigt léger.
4. Le Vol d’Hermès – François Ayroles
“Un détail” est le titre d’une sculpture monumentale de Benoît Maire, réalisée dans le cadre du 1% artistique associé à l’édification de la MÉCA (La Maison de l’économie créative et de la culture, à Bordeaux, qui devrait accueillir le Frac Aquitaine et diverses “agences culturelles”). Elle représente une demi-tête d’Hermès – messager des dieux.
Dans une brève présentation de son travail (reproduite en fin de volume), Benoît Maire écrit que le fait “que nous n’ayons qu’une moitié de sa figure indique bien qu’en ce lieu dédié à l’art, sa moitié absente est à compléter par chacun de nous.”

François Ayroles est un auteur parmi les plus attentifs à ce en quoi la forme bande dessinée ne peut que se déployer en perpétuelle métamorphose, tout en manifestant à chaque signe son irréductible singularité, jouant avec – et se jouant de – ses codes spécifiques. En cela, il est, d’une certaine manière, un classique. Le Frac Aquitaine l’a invité à travailler autour de cette demi-tête d’Hermès, lui laissant carte blanche. À l’arrivée : seize pages à l’encre de chine dont les Requins Marteaux ont fait un petit livre dont il est quasiment impossible de rendre compte si on se refuse à paraphraser maladroitement ce qui a été dessiné avec une grande subtilité : une bande dessinée muette qui propose un parcours se déroulant, à la manière de Raymond Roussel, d’une première image à une dernière (qui est la récurrence de la première : un profil de médaille – la fameuse demi-tête – renversé par un effet de miroir).

Dans cette brève histoire dessinée, titrée Le vol d’Hermès, une valise passe de main en main, véhiculée de lieu en lieu par divers moyens de transport, en écho probablement au messager à la tête coupée. Bref, comme c’était le cas avec le livre de David B, ce qui se joue, de manière plus ou moins énigmatique, au passage d’une image à l’autre, requiert une fois encore l’aptitude de son lecteur à y mettre du sien, pour être, sinon formulé, disons articulé. Qu’y a-t-il à comprendre, sinon que, d’un Hermès à l’autre, d’un détail à l’autre, d’un domaine à l’autre, ça circule, ça se transforme et que, comme en critique, la meilleure lecture d’une œuvre reste encore d’en élaborer une autre – et ce, jusqu’à plus soif. François Ayroles a cette chance, impossible à saisir ici, de pouvoir se passer de mots, tout en en nous faisant passer, par des traits, infiniment plus d’idées et de sensations que tant d’exégètes bavards de l’art contemporain.
Coda. (Geste – Frédéric-Yves Jeannet)
La veille du jour où mes agenda et carnet ont été dérobés, j’avais rempli mon sac à dos d’ouvrages de Claude Ollier afin de les offrir à Frédéric-Yves Jeannet de passage à Paris. Nous nous sommes retrouvés du côté de la Sorbonne. Bien qu’ayant connaissance de ses écrits depuis, disons, 1976 – j’avais tout juste 20 ans et lui, à peine 17 – dans la revue Minuit, bien que l’ayant un jour croisé dans les couloirs de la Maison de la Radio en compagnie de Michel Butor, nous n’avions jamais eu l’occasion de converser librement dans un café. Débarquant du Mexique, et afin de marquer dignement cet échange, Jeannet m’avait gratifié d’une très goûteuse petite bouteille de Tequila. Et surtout d’un livre dont j’avais vaguement entendu parler et qui forme le cinquième volume de ses Écrits : Geste.
S’il s’est avéré périlleux de faire un compte-rendu de lecture des quatre volumes précédents, ce n’est rien à côté de ce qu’impliquerait une véritable exploration de ce tout dernier, imprimé l’an dernier à Rabat, au Maroc, et tiré à seulement 500 exemplaires. Le projet d’édition de Geste chez Petite école n’est pas de circuler dans le circuit des librairies où il trouverait pourtant sa juste place (à l’instar de ses ouvrages précédents – entre autres et pour mémoire : Cyclone, Charité, Recouvrance). Tout ce que je puis faire passer dans cette chronique, c’est dire à quel point sa lecture (recopions-en ici l’incipit : “Je fixe ces images. Elles sont prises dans le temps. Tout cela est très loin, comme est loin de moi l’écriture. Elle ne reviendra plus, me dis-je. Elle m’a abandonné. Quels que soient mes efforts, je n’écrirai peut-être plus. Puis malgré tout une fois encore j’y reviens. Si la vida te da limones, haz limonada.”) est entrainante, à un tel point qu’on a du mal à la lâcher en cours de route. Peut-être parce qu’elle est particulièrement musicale, mélodique, polyphonique, rythmée, parfois chantante, parfois instrumentale, parfois au bord du silence. Et, surtout, qu’elle joue subtilement avec le principe de variation. Frédéric-Yves Jeannet a une bonne oreille. Mais il sait aussi regarder, tant les paysages que leurs représentations photographiques. Ou les êtres. Et leurs relations aussi conflictuelles que ce l’écriture dépose, pas à pas.
En attendant que cette œuvre unique dans la littérature contemporaine retrouve la place qui lui revient eu égard à sa profondeur et sa beauté, le mieux est d’en citer encore deux ou trois fragments. Voici :
“Dans la grande vallée j’y vais, je suis, je sais – et souvent ne sais plus – que c’est une sorte d’altiplano encerclé de formations géologiques anciennes où s’équilibrent & se côtoient de vastes plages de couleurs vivantes & joyeuses, dont on est parfois chassé sur le versant des larmes vers l’ombre des sous-bois, d’où il faut pourtant savoir & n’oublier jamais que l’on reviendra, si on a la patience & la force d’attendre leur retour vers les bleus, les jaunes & verts des amants de l’eau & des plantes naissantes.
Non, je ne me répète pas, comme je l’ai écrit plus haut j’ai cela en horreur, et en reprenant ce paragraphe dans une version différente de celles que j’ai déjà utilisées c’est tout autre chose que je fais, j’essaie d’écrire de la musique, comme le voulait Roger Laporte, d’établir des variations (p. 116-117).
Ceci est ma vallée. Je suis d’ici. Écrire encore le même livre, me suis-je dit, il faut y aller comme au charbon, ce n’est qu’en creusant ce trou à l’infini que je trouverai ma délivrance (p.131).”
Hélène Gaudy, Un Monde sans rivage (Actes Sud) / Julia Deck, Propriété privée (Minuit) / David B., Le Mort Détective (L’Association) / François Ayroles, Le vol d’Hermès (Les Requins Marteaux) / Frédéric-Yves Jeannet, Geste (Petite école)