Missive anthume : Frédéric-Yves Jeannet à Michel Butor

Michel Butor et Frédéric-Yves Jeannet en 1992 © Frédéric-Yves Jeannet

à Michel Butor

Tu es mon dernier père vivant. Tu sais peut-être que David Bowie vient de mourir, en ce début d’année, deux jours après son soixante-neuvième anniversaire, mais il n’était pas vraiment pour moi un père, plutôt un grand frère & demi-dieu lointain, inaccessible dans une sorte d’Olympe. Il ne me reste que toi. Je t’écris donc cette lettre avant ma mort et la tienne : je préfère que ce soit de notre vivant. Annie Ernaux, que tu avais lue ici, en 2012, pendant que je prenais une douche avant qu’on aille à Tepoztlán, a écrit, dans L’Occupation : « J’ai toujours voulu écrire comme si je devais être absente à la parution du texte. Écrire comme si je devais mourir, qu’il n’y ait plus de juges. » C’est aussi ma règle, mon principe. En cela nous différons sans doute un peu, car tu es secret & solaire, comme le disait bien Georges Perros, chat de haute gouttière, et moi de l’autre saison astrale. Nadia, ou Annie Ernaux, nées sept & quatorze jours avant toi, mais d’autres années, 1929 & 1940, sont je crois du même signe que toi, mais je n’ai jamais su exactement où commençaient, où finissaient les signes du zodiaque.

Dans la première version de cette lettre qui n’en était pas encore une, j’avais écrit, après la citation d’Annie Ernaux ; « À mon tour, j’écrirai comme si MB & moi étions morts. Car ce que j’écris ici, je veux l’écrire de mon vivant et du sien pour qu’il n’y ait pas de doute pour lui sur ce que j’écrirais s’il était mort, ou pour le cas aussi probable où je mourrais avant lui. » Mais, plongé dans la dépression pendant un mois par la mort de Bowie, juste au moment où je devais entamer l’essai que j’avais promis à Henri Desoubeaux sous le titre « Butor et le Mexique », ou bien « MB au DF », qui depuis quelques jours ne s’appelle plus officiellement DF mais CDMX, j’ai finalement décidé d’écrire ceci plutôt comme une lettre, et renoncé à écrire cet essai. Depuis quarante-et-un ans j’ai beaucoup écrit, trop peut-être, surtout en espagnol, sur ton rapport au Mexique. Impossible donc d’écrire encore une fois la même chose, et sous le même titre ou presque, même si ces textes n’ont circulé qu’en espagnol, et au Mexique, car s’il venait un jour à l’idée d’un zélé ingénu et peu scrupuleux de rassembler tout ça, après ma mort, sous le titre Butor & le Mexique et d’en faire un livre, on dirait – à juste titre, mais plus encore dans ce cas, – que j’écris toujours la même chose, ce qui n’est pas faux, mais faut pas en rajouter ; c’est toi qui m’as appris qu’il valait toujours mieux ne pas en rajouter et ne pas donner d’armes contre soi. Impossible donc d’écrire ce texte que j’avais projeté sur ton rapport si long & profond au Mexique : je l’ai déjà fait.

Michel Butor et Frédéric-Yves Jeannet en 2012
Michel Butor et Frédéric-Yves Jeannet en 2012 © Frédéric-Yves Jeannet

Contrairement à ce que tu écrivais gentiment dans ton dernier poème mexicain de 2012 que je voudrais intégrer dans cette lettre, qui me touche car il rejoint mon thème initial abandonné, la ville de Mexico, nous ne sommes plus si jeunes :

  • REVOIR MEXICO
  • pour Frédéric-Yves Jeannet et Angélica Arce
  • Cela faisait donc déjà
  • dix-neuf ans que je n’étais
  • retourné au pays triple
  • et l’on m’avait dit alors
  • que la ville dépassait
  • les vingt millions d’habitants
  • c’est ce que l’on m’a redit
  • Or elle a certainement
  • beaucoup grandi entre temps
  • déjà l’on ne savait plus
  • et l’on en sait moins encore
  • c’est un abîme de foule
  • un trou noir démographique
  • d’où l’on ne peut plus sortir
  • On y trouve beaucoup d’arbres
  • un arc-en-ciel au printemps
  • en dix-neuf ans cela pousse
  • ombrageant les avenues
  • renouvelant l’oxygène
  • pour les nouveaux gratte-ciels
  • aux normes antisismiques
  • Les nouvelles autoroutes
  • certaines à deux étages
  • nous permettent d’admirer
  • cet océan de maisons
  • et l’horizon des montagnes
  • quand quelque fort coup de vent
  • dégage la pollution
  • Les fouilles ont progressé
  • découvrant nouveaux trésors
  • les lignes du métrobus
  • sont devenues un réseau
  • avec leurs idéogrammes
  • dictionnaire du présent
  • dans ses ramifications
  • Monter sur les pyramides
  • m’est devenu difficile
  • et c’est surtout la descente
  • ce qui ne m’empêche pas
  • de concentrer le soleil
  • dans une lampe de poche
  • pour explorer les cavernes
  • Très chers amis quel plaisir
  • de vous retrouver si jeunes
  • introducteurs au pays
  • que je voudrais parcourir
  • tant qu’il me reste du souffle
  • dans toutes ses dimensions
  • grâce aux clefs que vous m’offrez

Quand Marie-Jo est morte, en 2010, nous avons craint que tu ne passes pas l’hiver. Nous avions tort de douter même un instant de ton penchant solaire : tu nous as étonnés & comme toujours éblouis en reprenant vite la voie inflexible que tu t’étais fixée en 1945, dans ton tout premier texte publié : vivre & sauver la vie, la changer, dans & par l’écriture, y puiser ta survie. D’autres à ta place se fussent laissé mourir, mais ce serait méconnaître ta résistance aux guerres, à la Guerre que tu as traversé adolescent, comme Nadia, et dont toute ton œuvre découle sans guère la nommer, parallèle & différente en ce sens de celle de Claude Simon. Mais Nathalie Sarraute, qui en a vécu deux, ne les mentionne guère non plus. Nous sommes nombreux à penser que tu vivras plus vieux qu’elle, que tu franchiras les siècles. Tu n’as encore que 90 ans, et tu es resté plus jeune que beaucoup d’entre nous. Je pensais qu’il serait bon que nous organisions cette résidence que nous avions projetée en 2012, pour que tu passes deux ou trois mois au Mexique en 17 ou 18. Comme disait David Bowie : Never get old.

Je t’embrasse,

Frédéric-Yves Jeannet
Mexico, le 25 février 2016

Né en 1959 en France, installé désormais au Mexique, Frédéric-Yves Jeannet compose depuis bientôt une trentaine d’années une œuvre aussi neuve que singulière où l’autobiographique le plus pudique se mêle au poétique le plus accompli. Il est notamment l’auteur de Cyclone (1997), Charité (2000), Recouvrance (2007) et Osselets (2010).
Dès juin 1975, où il rencontre Michel Butor pour l’interroger alors pour le journal de son lycée, Frédéric-Yves Jeannet entame un dialogue continu avec le Nouveau Romancier qui fête cette année ses 90 ans. Prolongeant la correspondance entre les deux écrivains dont le volume De la distance (paru en 1990) fait état, Frédéric-Yves Jeannet écrit cette missive anthume à l’occasion de l’anniversaire de l’auteur de La Modification.

Michel Butor et Frédéric-Yves Jeannet © Renaud Monfourny
Michel Butor et Frédéric-Yves Jeannet © Renaud Monfourny (archive Frédéric-Yves Jeannet)