La force des grands textes : Joseph Andras (De nos frères blessés)

Fernand Iveton (détail couverture Actes Sud)

Diacritik a évoqué à deux reprises le très beau récit de Joseph Andras, De nos frères blessés paru chez Actes Sud en 2016. Après le livre-audio, sa traduction en arabe à Alger et sa mise en scène au théâtre attestent du pouvoir de séduction de ce texte.

Christine Marcandier proposait, le 11 mai 2016, un article sur cette œuvre qui obtenait ce jour)là le Prix Goncourt du Premier roman (que Joseph Andras a immédiatement refusé).

Qui est Fernand Iveton ? « Alger, 1956. Fernand Iveton – ouvrier communiste anticolonialiste rallié au FLN – a trente ans quand il pose une bombe dans son usine à Belcourt. Il est dénoncé et interpellé avant que la bombe n’explose. Il n’y a ni blessés, ni morts. Il est pourtant condamné à la peine capitale et sera exécuté le matin du 11 février 1957, restant dans l’Histoire comme le seul Algérien d’origine européenne guillotiné de la guerre d’Algérie ».

Moi-même, le 9 janvier 2017, dans un article qui revenait sur les différentes fictions consacrées à la guerre et à la guerre d’Algérie plus particulièrement, j’avais souligné la capacité du romancier à prendre en charge un document – l’enquête de Jean-Luc Einaudi, Pour l’exemple. L’affaire Fernand Iveton –, pour écrire un récit prenant, engagé et éminemment littéraire et poétique, tranchant. Pour qui connaît la littérature algérienne, il était aisé de repérer, dans le titre même, la citation du poème d’Annie Fiorio-Steiner, « Ce matin ils ont osé/ ils ont osé/vous assassiner » ; ce poème écrit le jour de l’exécution, à la prison de Barberousse, a inscrit Iveton au plus intime de la mémoire algérienne et, grâce au récit de Joseph Andras, désormais dans une part de la mémoire française de cette guerre. Je signalais qu’en 1990, Rachid Boudjedra avait choisi Iveton comme un des trois personnages structurant son roman, Le Désordre des choses en s’appuyant également sur l’enquête d’Einaudi. Beaucoup plus près des faits, dès 1960, Emmanuel Roblès avait écrit une pièce de théâtre, jamais jouée en France, Plaidoyer pour un rebelle.

La lecture de De nos frères blessés confirmait le pouvoir de la littérature de faire signifier les êtres, les faits et le contexte autrement, par ses choix et son travail d’écriture. Pour évoquer ce récit sur lequel on a beaucoup écrit, j’avais relevé alors des éléments repris dans l’entretien que le romancier avait donné à un journaliste algérien en mai 2016. Joseph Andras n’y fait pas d’Iveton un super-héros mais un militant convaincu. Néanmoins, jusqu’au bout – les lettres citées le montrent – il croit qu’il va être gracié tant sa condamnation expéditive ne peut tenir la route d’un point de vue juridique : « Fernand Iveton n’était pas un franc-tireur de nature, un marginal par principe ». Le récit lui rend toute son humanité et cette humanité est renforcée par le rôle central que Joseph Andras donne à Hélène son épouse et donc à l’amour qui les lie : « son amour pour Hélène est à ce point éclatant qu’il était impossible d’en faire l’impasse : Fernand aime – sa femme, sa terre, son ami d’enfance et la justice sociale ». Son ami d’enfance, c’est Henri Maillot, l’intellectuel au destin célèbre également mais que le romancier n’a pas choisi, lui préférant Iveton : « Je tenais à cette parole populaire, où les terrains de foot sont plus familiers que les bibliothèques ». L’humanité d’Iveton, c’est aussi qu’il est « l’auteur d’un fiasco ». La langue de Joseph Andras mêle à la fois des évocations de la ville dont on sent qu’il la connaît bien et le mélange de français et d’arabe qu’on y entend quotidiennement : « Cette cohabitation des langues participait du projet (et sans traduction en bas des pages pour le lecteur francophone – j’y tenais) ».

Le titre lui permettait de rendre Iveton à sa communauté résistante au-delà des clivages ethniques et religieux : « J’aimais ce « nos » : Fernand Iveton n’est pas seul dans son combat. Un militant conjugue toujours au pluriel ». Enfin à la question « pourquoi ce livre ? », Joseph Andras répondait : « Nulle envie de « rejouer la guerre ». Plutôt de renouer les fils et de tracer, comme on tend la main, une autre voie : celle de l’idéal d’émancipation social et politique qui habitait les protagonistes. C’est un livre qui chahute les narrations officielles et effiloche les hauts drapeaux – des autorités françaises et du FLN ». La cohérence de son engagement « engage un autre horizon, pour penser l’Histoire, la mémoire et les liens qui unissent nos deux sociétés ». Joseph Andras se déclare ravi d’être publié aussi en Algérie : « Iveton devait être lu chez lui, c’est la moindre des choses ».

Vœu en quelque sorte exaucé, d’une part par l’édition à Alger chez Barzakh du récit, d’autre part son édition en arabe – « an ikhwanouna al-jarha » – en ce mois de juin 2018, par le journaliste et poète, Salah Badis. Un quotidien algérois rend compte de la rencontre du samedi 23 juin à Alger, au café littéraire « Le Sous-Marin ». Saïd Djaffar et Omar Zelig animaient la rencontre et le débat.

Salah Badis a souhaité traduire ce texte : « Le roman aborde la guerre de libération nationale mais en même temps ce n’est pas sur des destins collectifs mais sur un destin individuel, celui de Fernand Iveton […] Quand je lisais son nom dans un journal, il était souvent considéré comme un ami de l’Algérie. Alors qu’il a été guillotiné pour l’Algérie ». Le traducteur s’est attardé sur la réécriture en langue arabe : « avec Andras, la langue est vraiment inhabituelle dans certains passages, il avait sa langue, sa poésie. C’est un peu risqué ce que j’ai choisi, c’est-à-dire de le suivre, car c’est un travail de sculpteur. Et il y a toujours un risque avec la langue ». Saïd Djaffar, quant à lui, a évoqué « la force de la littérature (qui) est de redonner vie à l’histoire », force transmise par une écriture « ciselée et précise ». « Badis est resté fidèle au livre. D’ailleurs, ses choix artistiques sont justifiés et on retrouve en arabe la musique du roman ». Sur le choix du titre, Salah Badis a précisé « Ikhwanouna (nos frères) » renvoyait aussi aux combattants algériens qu’on appelait « El-Khawa » ; pour le mot jarha (blessé) et non madjrouhin (au pluriel), le singulier a été préféré au pluriel car il souligne une blessure symbolique ». Pour sa part, Omar Zelig a rapproché Joseph Andras d’autres auteurs français revenant sur la guerre d’Algérie, même si sa création littéraire est tout à fait singulière par rapport à eux. Il a cité Laurent Mauvignier, Jérôme Ferrari ou Alexis Jenni.

Si le récit de Joseph Andras a fait l’objet de nombreux compte-rendus lors de sa parution chez Actes Sud, une nouvelle vie lui est donnée en France avec son adaptation théâtrale, réalisée par Fabrice Henry, acteur et metteur en scène. Écrite en 2017, la pièce a été donnée au Théâtre des Déchargeurs à Paris, du 12 février au 20 mars 2018 et poursuit son parcours par d’autres représentations.

La chronique théâtrale de Philippe Chavernac montre bien l’intérêt de redoubler l’effet du récit par le théâtre : « Qui connaît Fernand Iveton ? […]. Honnêtement, sans avoir lu l’excellent livre de Joseph Andras, De nos frères blessés, je n’en avais pas la moindre idée… (…) C’est avec beaucoup de simplicité et de justesse dans la mise en scène (de Fabrice Henry) que nous revivons pleinement cette période et sa courte vie. Un plateau dans le noir, quelques chaises et quatre acteurs qui vont jouer les différents protagonistes de cette histoire. Le public sera mis à contribution, soit pour lire une lettre, soit pour venir sur le plateau et l’ensemble formera une communauté, certes éphémère mais soudée pour un soir, pour revivre ce moment-là. »

De nouvelles représentations sont à venir : le samedi 20 octobre, au théâtre Artéphile (Avignon) ; le 2 novembre, au Centre Culturel Algérien à Paris ; le 13 novembre, au Mémorial Camp de Rivesaltes et le 14 mars 2019 à l’Institut Français d’Alger.

Pour finir, on peut relire l’inédit de Joseph Andras lui-même, publié dans Diacritik, le 9 mai 2017, « Ce rouge chiffon », consacré à Vittorio Arrigoni, militant italien, tué à Gaza en 2011 à l’âge de 36 ans, Gaza où il vivait depuis 2008. Une citation de ce texte pourrait aussi illustrer le travail d’archéologue-poète qu’a réalisé Joseph Andras avec Fernand Iveton : « il arrive, écrit-il, sans que l’on sache vraiment pourquoi, sans que l’on puisse en cerner les ressorts, que la mort d’un inconnu vous ébranle – avec tout l’arbitraire et l’injuste qu’il y a à cela. Une vie perdue ayant pourtant la même valeur que toutes les autres mais qui, elle, vous agrippe et vous arrache à l’ordinaire : un jour, et pas un autre, la perte d’un nom propre dont vous ne saviez rien vous empêche d’y voir clair, puis vous oblige aux larmes ».

Joseph Andras, De nos frères blessés, Actes Sud, mai 2016, 144 p., 17 € (12 € 99 en version numérique) — Lire un extrait