Le livre des places : (ré)inventer la parole collective

© Christine Marcandier

Un Livre des places, donc. Soit, dans la lignée des essais collectifs Inculte, pluralité de voix en feuilleté pour évoquer un lieu politique et littéraire, un siècle En procès ou les matériaux du roman. Ici, les places comme lieu articulé et problématique, un foyer de revendications et contestations, le surgissement et l’expression d’une voix dissonante, en plein cœur de la cité, à la fois rassemblée et diffractée, dont ce volume se veut l’objet-livre métonymique.

En ce sens, Le Livre des places est un panorama volontairement fragmenté du XXIe siècle en cours de (ré)écriture et (ré)invention, depuis une mosaïque d’événements pas si disparates tant s’y expriment une u-topie, la quête d’un espace collectif (social et politique) autre, à la configuration repensée. De textes en récits, la place apparaît comme le lieu même du politique, en tant qu’espace central de la cité, avec son étoilement d’avenues qui en partent, comme autant d’hypothèses, directions et possibles. De Tahrir à République, de Wall Street à la Puerta del Sol, des luttes convergent, s’inspirent (« Tahrir c’est ici » dira-t-on à Tel Aviv, boulevard Rothschild), se commentent, d’autres se dressent dans leur irréductible singularité, leur différence têtue. Comme l’écrit Pierre Ducrozet, « chaque ville secrète ses propres révoltes ». Ainsi des voix ici rassemblées, construisant cette place d’un Livre des places, articulant le singulier et le collectif, le convergeant et le disparate.

On retrouve dans le volume, qui arpente le globe et les premières décennies du siècle, aussi bien les Incultes « canal historique  » que sont Mathieu Larnaudie, Jérôme Schmidt, Mathias Enard, Arno Bertina ou Maylis de Kerangal que des écrivains à la sensibilité proche de celle du collectif, Hakan Günday, Cloé Korman, Pierre Ducrozet, Emmanuel Ruben, Camille de Toledo ou Elitza Gueorguieva. Ainsi s’expose l’évidence d’une voix commune (dès l’avant-propos, non signé, manifestation du collectif) qui se renforce en se pluralisant. Le sommaire en offre une autre image, avec des textes souvent signés d’un duo (Cloé Korman et Mathieu Larnaudie ; Arno Bertina et Valérie Gérard). Certains textes se focalisent sur un objet métonymique de la place et des événements qui l’ont animée : ainsi Zuccotti Park (New York) de Cloé Korman et Mathieu Larnaudie qui racontent le mouvement Occupy à travers une statue grandeur nature, Double Check. L’œuvre de John Seward Johnson II, installée dans le parc en 1982, était devenue, après le 11 septembre 2001, the « everyman » businessman, le symbole d’un deuil national et même de l’histoire américaine. En 2011, le trader anonyme de bronze a été malmené par Occupy Wall Street. Les deux écrivains lisent, dans ce rapport à la statue, la disjonction productive par laquelle « le monde financier, à la fois, se dissimule et cherche à se légitimer tout en cherchant à se fondre dans la foule des 99% », « le pouvoir de la machinerie financière ».

 

 

Camille de Toledo, lui, dit la Place du Gouvernement, à Tunis, à travers un homme qui tout entier la concentre, le petit fantôme de la Kasbah. Dans le texte de Haran Günday qui ouvre le volume, c’est une histoire de la Turquie qui peut être racontée à travers la place Taksim d’Istanbul, puisque, comme l’écrit magnifiquement l’auteur, « une place n’est pas seulement un espace vide où les gens se réunissent. Une place est un lac mémoriel ».

Chaque place est un concentré d’histoire, des espoirs aux illusions perdues — ainsi la place Tahrir du Caire, sous la plume de François Beaune et Aiman Abdel Hafez, « monument vivant d’espoir, de changement, vitrine de la démocratie arabe à venir » puis, en 2017, sa « liberté (…) comme enfouie sous l’asphalte introuvable, sans visage à brandir pour porter ses désirs ». Toute place est une « scène » (c’est la traduction de la place Habima de Tel Aviv), la manifestation de rassemblements et comme des failles sans résolution d’un pays (le mouvement du boulevard Rothschild en Israël, raconté par Anne Collongues et Jérôme Bourdon), au point d’être parfois pure tautologie : « Maïdan, c’est par excellence LA place, me dit Yarick. Lorsque les journalistes et les hommes politiques français évoquent la place Maïdan, ils confirment leur goût immodéré pour les pléonasmes, disant la place la place car, en ukrainien, Maïdan (Майдан) ne signifie rien d’autre que la place » (Emmanuel Ruben).

La Puerta del Sol, « tatouée sur moi » comme le dit le narrateur dans le texte de Pierre Ducrozet, est ainsi le théâtre de luttes, un patchwork de discours et slogans, un épicentre dont les répliques dépassèrent largement les frontières espagnoles, un lieu qui pourrait être l’analogon de ce Livre des places : elle est « une ville miniature que nous avons formée, une mini-démocratie directe qui fonctionne mieux qu’une vraie ». « C’est une place éprouvette, on teste des trucs en miniature et on verra après si ça peut être transvasé au modèle plus large ». Les petites affichettes collées sur la bouche de métro, « mises bout à bout, forment un immense rouleau mal scotché, mal fixé, constellation bizarre et exaltante » — ainsi ce Livre des places.

D’Athènes à Bucarest, d’Osaka à Paris, de Barcelone à Beyrouth, de Kiev à Madrid, le lecteur parcourt des places et des moments comme autant d’espaces, urbains et littéraires, politiques et sociaux, où se déploient notre présent. C’est donc doublement ici une archive du contemporain qui se manifeste, ce contemporain dont Inculte est inlassablement (et si pertinemment) le laboratoire. Le collectif, comme il l’explique dans l’Avant-Propos du volume, a fait le choix « de s’en tenir au XXIe siècle, ce siècle encore neuf et hypothétique, dont la dramaturgie demeure incertaine », ce qui « implique un parti-pris du présent ». Le volume rassemble des voix, des slogans, des graffitis, ces discours qui se sont élevés contre des gouvernements, contre des systèmes économiques, contre « le Capitalocène », « pour sortir des vieilles fictions de nos gouvernements, pour expérimenter des fictions nouvelles ». En écho, Emmanuel Ruben depuis Kiev : « Une place publique est un lieu qui s’écrit, un lieu qui s’écrie, un lieu qui se récrie et se réécrit sans cesse ».

Et si les événements ici rassemblés, ces événements qui ont secoué des places puis des pays, sont bien des expériences inventives, à la fois collectives et singulières, ainsi ce Livre des places et les textes qui le tissent, créant chaque fois « une forme possible » pour accueillir ce qui a été afin qu’il ne demeure pas « confiné dans l’angle mort de l’histoire ». Le Japon pratique ce gommage des noms, Jérôme Schmidt l’écrit : « Pour effacer l’histoire, on change les noms. Pour redessiner une région, un quartier, on le raye de la carte, on le neutralise, puis on lui trouve une nouvelle dénomination. Au Japon, la méthode est éprouvée : presque tous les lieux des rares révoltes qui ont émaillé le pays depuis la reconstruction d’après-1945 ont été débaptisés, oubliés et rebaptisés ».

Écrire le parc du Triangle, Nuit debout place de la République, les révolutions arabes au Caire ou à Tunis, Sofia, la Puerta del Sol, c’est refuser ces cartographies mensongères, véritables réécritures de l’Histoire et ré-électriser ces espaces urbains en tant que territoires politiques, discursifs et littéraires. Les places, dans ce collectif Inculte, sont un centre de rayonnement, un aimant, comme l’était la place Dauphine pour Breton dans Nadja : chacune la manifestation onomastique de luttes, de discours, de drames et d’utopies, soit, à proprement parler, un « espace critique ».

Le Livre des places, collectif Inculte (François Beaune, Arno Bertina, Jérôme Bourdon, Anne Collongues, Pierre Ducrozet, Mathias Enard, Valérie Gérard, Elitza Gueorguieva, Hakan Günday, Aiman Abdel Hafez, Maria Kakogianni, Cloé Korman, Mathieu Larnaudie, Camille Louis, Emmanuel Ruben, Jérôme Schmidt, Irina Teodorescu, Fadi Tofeili, Camille de Toledo), éd. Inculte Dernière marge, avril 2018, 250 p., 17 € 90