Dans Les jeunes gens, de Mathieu Larnaudie, il est question des signes, des images du pouvoir actuel, signes et images qui sont ce pouvoir. Celui-ci est aussi signes et images, langage et image. C’est ce langage, ce sont ces images qu’il s’agit de déployer, de décrypter, de mettre au jour pour en comprendre la logique. L’écrivain se fait sémiologue, lecteur de signes et images – les images étant aussi des signes – par lesquels le pouvoir existe et se diffuse. Lecteur du pouvoir, l’écrivain est également, par sa propre pratique des signes, celui qui en perturbe l’extension, qui met au jour ce qui se joue dans et avec le pouvoir, celui qui le révèle, en permet le jugement, la mise à distance, afin que ce pouvoir ne s’exerce pas en toute impunité.
Les jeunes gens privilégie un des lieux de ce pouvoir en France, l’ENA, un des lieux où ces signes et images sont produits et reproduits, transmis, intégrés, diffusés. Le livre s’intéresse surtout à la « promotion Senghor », dont est issu Macron. Même s’il ne se limite pas au cas de ce dernier, le livre de Mathieu Larnaudie peut être lu comme une mise en évidence du pouvoir incarné par celui qui, au sein de cette promotion, a obtenu le poste le plus valorisé, la place qui concentre de la manière la plus dense la logique des signes et images par lesquels le pouvoir s’exerce aujourd’hui en France.
Le livre se présente comme une sorte de documentaire, d’enquête. Mathieu Larnaudie a interrogé certains membres de la promotion Senghor mais pas Emmanuel Macron, même si ce dernier est omniprésent dans les échanges. Par ce procédé où la parole est donnée aux personnes, le langage du pouvoir se déploie, il se dit de manière innocente et calculée – langage devenu naturel pour ceux et celles qui le parlent, y compris dans sa dimension rhétorique et stratégique. Ce langage, ces signes sont devenus la personne elle-même. Malgré, parfois, leur dénégation naïve ou feinte, ces personnes incarnent le pouvoir, sont dans leur être le pouvoir, dans leur parcours, leurs places, leur langage, les possibilités de leur existence.
Qu’il s’agisse d’individus de droite ou de gauche, c’est un même pouvoir qui parle, une même logique du monde, un même type de signes : « un corpus d’attitudes, d’idées, de comportements, dans lesquels les énarques circulent avec aisance, et qu’ils ont intériorisé ». Même lorsque certains, parmi eux, critiquent l’ENA, il s’agit moins d’une remise en cause de l’existence de cette institution que d’une contestation de la façon dont le pouvoir qui s’y produit et reproduit n’est pas suffisamment adapté aux conditions actuelles de l’exercice de celui-ci, exercice du pouvoir reposant sur la confusion entre politique et communication, remplaçant le peuple par un public, les citoyens par des spectateurs et des consommateurs producteurs de richesse, un pouvoir qui repose sur « la collusion (…) des mondes des affaires, des médias, de la politique, de la haute fonction publique ». Présents dans tous les lieux du pouvoir aujourd’hui – politique, finance, diplomatie, etc. –, passant volontiers de l’un à l’autre, les anciens de Senghor assurent l’équivalence actuelle de ces lieux quant au pouvoir, la porosité de chacun aux autres, les relations serrées qui se tissent entre eux, qui les définissent et qui redéfinissent l’exercice du pouvoir.
A travers les paroles, les parcours, les choix, les imaginaires des anciens jeunes gens de la promotion Senghor, c’est le pouvoir qui parle, qui produit son propre récit. C’est ce récit qui est exposé et par là contesté, qu’il s’agit pour l’écrivain d’écouter un peu comme le psychanalyste cherche et écoute dans les actes et paroles du patient le récit caché qui y est enfoui. Le livre insiste sur les réseaux qui se constituent lors des études à l’ENA et perdurent efficacement par la suite, sur l’héritage dont bénéficient les étudiants et étudiantes des diverses promotions mais aussi, parfois, sur l’héritage dont certains bénéficient plus que d’autres : nom de famille, carnet d’adresses, culture et codes acquis par l’éducation à l’intérieur d’un certain milieu, etc. Mais ce sur quoi le livre insiste surtout est le fait que par le passage à l’ENA, chacun acquiert et reproduit une langue du pouvoir qui devient la langue commune de ces jeunes gens destinés, quelle que soit leur position dans le champ de bataille politique, à gouverner nos existences.
Mathieu Larnaudie expose les rapports entre le pouvoir et la langue, la langue du pouvoir, et par là, indique la possibilité ou réalité d’autres langues qui ne seraient pas du pouvoir. Par exemple, la langue de ceux et celles qui ne seraient pas passés par l’ENA et qui, plus largement, n’auraient pas intégré ses codes ni ses présupposés : les langues étrangères des mal nés, des déclassés, des exclus, des ouvriers, etc. Les langues de ceux et celles pour qui la langue, pour qui parler n’est pas s’inscrire dans la forme communicationnelle du discours, sa forme publicitaire et médiatique, sa forme rhétorique et efficace selon les critères du pouvoir, sa forme cynique qui rend tout égal et écrase toute valeur autre que celle de l’efficacité du pouvoir et, au final, sans doute, de l’argent. Les langues étrangères de la littérature aussi, évidemment.
Le pouvoir se dit comme une fiction, il s’exhibe comme un livre d’images – ou plutôt, aujourd’hui, comme un reportage de TF1, une retransmission télévisée officielle : fiction soumise à ce qui « fait image », à des images vides de tout art, au vide langagier, à l’anesthésie intellectuelle. Si le livre de Mathieu Larnaudie analyse cette fiction, ses conditions et effets, il l’intègre aussi dans un projet littéraire original et subversif : laisser parler le pouvoir pour le laisser déployer ses signes, sa syntaxe, et ainsi le faire paraître à la lumière, favoriser sa compréhension, sa possible contestation. Mais le projet littéraire qui est à l’œuvre dans ce livre concerne aussi la construction d’une fiction : laisser le pouvoir dérouler sa fiction est une façon de produire de la fiction non par le recours à un imaginaire personnel mais par l’enregistrement d’une parole existante qui vaut comme fiction.
Le livre de Mathieu Larnaudie est autant une sorte de documentaire qu’une sorte de fiction, les personnes « réelles » qui s’y expriment étant en même temps des personnages, la narration qu’elles produisent dessinant des scènes, des logiques, des parcours en même temps réels et fictionnels. Le travail de l’écrivain n’est pas alors de simplement reproduire ces discours mais de les mettre en perspective, de les relier selon d’autres logiques que celles qui sont sélectionnées par les intervenants, de produire un montage et des rapports qui font voir et entendre autrement ce qui est dit et démasquent ce qui est recouvert. Si le « réel » en passe par la fiction, la fiction, et donc la littérature, peut-elle ne pas se pencher sur ces rapports ? Si la littérature se veut politique – la littérature peut-elle être autre chose que politique ? –, ne s’agit-il pas pour elle de court-circuiter ces rapports, de les déplacer, de déplacer la façon dont réel et fiction s’organisent dans le discours du pouvoir, d’y introduire des tensions, des questions, des perspectives que le pouvoir vise à voiler ? Il s’agit moins pour Mathieu Larnaudie d’invoquer le réel contre la fiction que d’insérer son écriture dans le rapport entre fiction et réel tel qu’il est construit aujourd’hui par le pouvoir en France afin de produire cette sorte de docu-fiction qu’est Les jeunes gens et qui vaut comme contre-discours, force littéralement iconoclaste, force contradictoire du pouvoir, force créatrice d’oppositions autant que créatrice de perspectives concernant les possibles du discours littéraire.
Mathieu Larnaudie, Les jeunes gens, éditions Grasset, avril 2018, 208 p., 18 €