Livres : Trafiquants d’homme, Encore

Encore d’Hakan Günday vient de paraître chez Galaade (le roman est en lice pour le prix Médicis étranger). Trafiquants d’hommes d’Andrea Di Nicola et Giampaolo Musumeci est sorti chez Liana Levi au printemps 2015. Et « chaque année des milliers de clandestins jouent leur vie pour rejoindre l’espace Schengen ». Aux livres, fiction ou enquête, d’offrir un espace pour penser les crises, comprendre et mettre en perspective.

Trafiquants d’hommes

Andrea Di Nicola est chercheur, il enseigne à l’université de Trente et ses travaux portent sur l’organisation illégale de l’immigration, les trafics humains. Giampaolo Musumeci est reporter international. Ils signent ensemble Trafiquants d’hommes, ample enquête sur les réseaux de passeurs, un business qui génère des profits quasi équivalents à ceux du trafic de drogue, une manne financière bien à l’abri dans les paradis fiscaux ou blanchie dans le commerce international.

Wet Eye GlassesC’est ce versant contemporain de l’exploitation de l’homme par l’homme, de cette traite ininterrompue qu’explore le livre. Il s’ouvre dans la Marina de Turgutreis, près de Bodrum, en Turquie, un matin de mai 2010. Autant dire que les images récentes que nous avons tous vues dans nos JT, sur cette ville désormais dédiée au « passage » — ventes de canoës pneumatiques, gilets de sauvetage, etc. — ne datent pas d’hier. Des sociétés spécialisées dans les croisières en Méditerranée, ou vers la Grèce si proche, disent proposer des voyages touristiques. En fait d’Américains sur le yacht, quand la police inspecte le bateau, une quarantaine d’Afghans… Le récit qui ouvre le livre illustre sa manière : montrer ce qui se trame en sous-main, dire les rouages d’une tragédie qui, vue du côté des passeurs, est d’abord une industrie. L’enquête est impitoyable, comme l’est la réalité, crue, cynique de ces trafics.

Les chiffres sont colossaux : chaque passage rapporte entre 1000 et 10000 € aux trafiquants. Parallèlement aux migrants, ce sont des capitaux qui circulent, entre 3 et 10 milliards de dollars par an. Les témoignages rassemblés dans le livre glacent. Ainsi celui du sibérien Aleksandr :

Pour moi, Moïse a été le premier passeur de l’Histoire. Et je suis comme lui, comme Moïse !

Comme lui, ils sont nombreux à exploiter les failles des frontières, des douanes et polices, à profiter des conflits, à proposer leurs services d’agences de voyages clandestines et illégales aux réfugiés, all inclusive, du billet (du vol en première classe à l’embarcation fragile et surchargée) au sac de couchage plein de glace pour tromper les caméras thermiques à Calais. Le réseau est tentaculaire mais les passeurs ne sont que la partie émergée de l’iceberg, des pions, interchangeables en cas d’arrestation (ou de mort).

« Dans le récit bien-pensant, dans la vision myope des médias, le passeur incarne le mal absolu. C’est le coupable. Tapez-lui dessus et tous les problèmes seront résolus. Justice sera faite aux morts, aux naufragés, aux disparus, à ceux qui ont payé, à ceux qui ont payé pour un service dont ils connaissaient les risques, à ceux qui se sont endettés pour fuir, à ceux qui ont tout perdu sans savoir ce qui les attendait, à ceux qui n’avaient pas le choix. Bref, un peu à tout le monde ». Trafiquants d’hommes montre que la réalité n’est pas si simple…

Au-dessous ou derrière ces passeurs, mais à l’ombre, de véritables entrepreneurs, « de grands hommes d’affaires », les « têtes pensantes du système » comme les nomme Alesandr : des experts en profit et filières de blanchiment d’argent qui dirigent des organisations très structurées, très complexes et… impunies du fait du manque de coopération internationale. « Leur point fort est leur capacité d’adaptation ». Dès qu’une filière est découverte, une autre se met en place.

Construit sur une solide (et effrayante) enquête, à partir de témoignage de trafiquants, ce livre démonte un empire, que les auteurs nomment « la plus grande et la plus impitoyable agence de voyages du monde ». Un guide vers l’horreur réelle, bien trop réelle.

Encore

Encore est un roman, on aimerait que ce soit de la fiction. Tout est pourtant si réel dans l’histoire de Gazâ, neuf ans, un enfant qui vit sur les bords de la mer Egée et qui, à peine sorti de l’école, va devenir passeur de clandestins, avec son père et ses frères.

La seule chose insupportable
C’est que rien ne soit insupportable
(Épigraphe du roman)

Le romancier turc a dit, en entretien, l’urgence en lui de ce roman (publié en Turquie, en 2013), après avoir lu dans un journal le récit de l’arrestation d’un homme qui vendait de faux gilets de sauvetage remplis de sciure de bois qu’il vendait aux clandestins voulant rejoindre la Grèce sur des canots de fortune ; des gilets qui ne flottent pas, une forme de condamnation à mort, quand la cupidité étouffe toute humanité.

C’est ce trafic qui est au cœur de son dernier roman, Encore, par les yeux de Gazâ né au moment endroit au mauvais moment, une sorte de monstre, victime et coupable. « Si mon père n’avait pas été un assassin, je ne serai pas né ». Fils d’un assassin, Gazâ deviendra un assassin lui-même, entassant des hommes (« la marchandise ») dans des entrepôts puis des camions avant de les faire passer en Grèce, sur une mer démontée dont les vagues sont comme des « murs ». Il est l’un des rouages de cette « machine criminelle de type coopératif qui avait été créée dans la bourgade et dont nous assurions le fonctionnement ».

Gazâ dit l’horreur, Gazâ dit son pays, ses ambiguïtés et paradoxes : « la différence entre l’Orient et l’Occident, c’est la Turquie. Je ne sais pas si elle est le résultat de la soustraction, mais je suis sûr que la distance qui les sépare est grande comme elle. Nous, c’était là que nous vivions ». La Turquie, porte d’entrée vers l’Europe, avec « un immense pont de 1565 kilomètres de long sur le Bosphore. Un pont géant infligé aux habitants de ce pays. Un vieux pont entre l’Orient aux pieds nus et l’Occident bien chaussé, sur lequel passe tout ce qui est illégal ». Tout dans le roman est dans cet entre-deux, un clair-obscur qui s’éclaircit peu à peu, en témoignent les titres des quatre parties du roman, empruntés à la peinture, du Sfumato à l’Unione.

Dans l’espoir d’une rédemption et d’un salut — se relever —, parce que dire soulage, peut-être, parce que son ami afghan Cuma, est mort par sa faute, parce que la haine n’est que « la vengeance des couards », Gazâ met son âme à nu, raconte son histoire et nous dévoile tout ce que nous préfèrerions sans doute ne pas savoir — la tragédie, du côté de l’intime, de l’intérieur, avec une lucidité hallucinante et la part la plus sombre de l’humanité. « Il ne m’a fallu que cinq ans pour devenir un être terrifiant« .

GUNDAY-Encore-72dpiDaha (« encore ») est le seul mot de turc que connaissent les clandestins, encore un peu à boire, à manger.
Encore, comme cette situation qui s’éternise, toujours et encore.
Encore, comme la cupidité des passeurs ; toujours peu plus d’hommes sur les radeaux de fortune, au risque du naufrage, pour encore un peu plus de profit.
Encore, la loi d’airain, impitoyable, de « ceux qui sont prêts à tout, absolument à tout, pour survivre ».

Encore est un roman d’une force exceptionnelle. Pas seulement parce qu’il traite d’un sujet brûlant — un sujet n’a jamais fait un grand livre et ce roman n’est pas né d’un reportage, ce qui rend son réalisme d’autant plus dérangeant et bouleversant. C’est un roman exceptionnel par la puissance de sa langue, de sa prose, son rythme, son refus des concessions, sa manière de rendre le regard de Gazâ sur le monde, désabusé, sans candeur, sans pathos, d’une violence inouïe.

Hakan Günday écrit pour déranger, bouger les lignes. Si vous ne l’avez jamais lu (il est l’auteur de huit romans dont Ziyan et D’un extrême l’autre, déjà traduits chez Galaade), précipitez-vous sur Encore : Hakan Günday s’impose avec ce roman somptueux et sombre comme l’une des voix majeures de la littérature contemporaine.

Andrea Di Nicola et Giampaolo Musumeci, Trafiquants d’hommes, traduit de l’italien par Samuel Sfez, Liana Levi, 2015, 192 p., 18 € (13 € 99 en version numérique) — Lire un extrait en pdf

Hakan Günday, Encore, traduit du truc par Jean Descat, Galaade, 2015, 371 p., 24 € — Lire le premier chapitre en pdf

Chez Liana Levi, dans la collection de poche « Piccolo », signalons, sur le même sujet, le roman de Fabio Geda, Dans la mer il y a des crocodiles (traduit de l’italien par Samuel Sfez) qui suit l’odyssée d’un jeune Afghan vers l’Italie. Et le livre de Fabrizio Gatti, Bilal, sur la route des clandestins (traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont) qui s’est fait passer pour un migrant et raconte son parcours entre le Sahara et Lampedusa.

Capture d’écran 2015-09-25 à 12.20.53Lire aussi, sur Diacritik, L’humanité inquiète