Maylis de Kerangal : À ce stade de la nuit

Maylis de Kerangal, À ce stade de la nuit (détail couverture Verticales)

Ne vous fiez pas à l’épaisseur de ce livre pour jauger son importance : A ce stade de la nuit est de ces textes majeurs dont aucun mot ne dépasse, sculpté à l’os pour dire l’essence d’un moment, d’une crise, autour d’un mot, un nom propre qui exsude de sens poétiques et politiques, nom propre devenu nom commun, martelé aux informations dans une forme d’indifférence générale que refuse Maylis de Kerangal : Lampedusa.

Une nuit de 2013, le 3 octobre, une femme est dans sa cuisine, la radio soudain, « bégaye la tragédie sinistre qui a eu lieu ce matin ». Quelque chose « s’emballe » autour d’un « nom », « Lampedusa. Il résonne entre les murs, stagne, s’infiltre parmi les poussières, et soudain il est là, devant moi, étendu de tout son long, se met à durcir à mesure que les minutes passent — coulée de lave brûlante plongée dans la mer ». Tout est ondes, la radio, les radiations de la nouvelles dans la tête de cette femme, la mer qui a englouti 350 personnes aujourd’hui, combien exactement on ne sait pas, « au fond il s’agit bien, pour l’heure, de la disparition d’un nombre indéterminé d’anonymes ».

Olaf Metzel, Lampedusa, 2015 (Musée Munich) © Christine Marcandier

Elle se souvient de Burt Lancaster dans Le Guépard de Visconti, Don Fabrizio, prince de Salina, « un visage d’acteur, autrement dit un visage recouvert d’écritures, les compulsant toutes en un seul récit dont Burt Lancaster est l’absent ». Ces récits qu’A ce stade de la nuit déploie, tragédie en huis clos : unité de temps (3 octobre, une nuit), de lieu (une cuisine, la tempête dans un crâne), d’action mais la pensée, elle s’échappe, joue d’associations, du Guépard au nageur, Ned Merrill dans The Swimmer de Frank Perry, de la Méditerranée à la Sibérie ou l’Australie, un parcours de l’Italie, de ses îles. La pensée échappe parce qu’elle est hospitalière et multiple, qu’elle résonne et accueille, qu’elle dérive et migre, ce que ces hommes, ces femmes et enfants désiraient, condamnés à la mort.

Le nageur de Perry est d’abord un personnage de John Cheever. Celui qui « semblait voir — avec l’œil d’un cartographe — l’enfilade de piscines, le cours d’eau presque souterrain qui s’arquait au travers du comté ». Nager commence par un geste d’écriture, « une contribution à la géographie moderne ; il allait baptiser le cours d’eau Lucinda, en l’honneur de sa femme ». Assis au bord de la piscine des Westerhazy, l’après-midi à Bullet Park « dégageait une impression de jeunesse, de sport et de beau temps ». Lui vient cette pensée saugrenue, « rentrer chez lui à la nage ». Une évasion et un retour, réinvention de l’espace, plonger, nager, « être ainsi tout entier embrassé et soutenu par l’eau verte était moins un plaisir, semblait-il, que le rétablissement d’une condition naturelle ». La rivière Lucinda passe chez les Graham, les Hammer, les Lear, une quinzaine de piscines privées et une, municipale. Cette « chaîne liquide » est d’abord synonyme de liberté et de plaisir. Elle est aussi l’occasion de croiser voisins grincheux et obstacles inattendus, rappels incongrus d’une situation sociale et familiale que Ned voudrait pourtant oublier. Le nageur traverse, refuse les frontières, il est la liberté refusée aux migrants.

Ce n’est pas le nageur de Cheever qu’évoque Maylis de Kerangal, mais celui incarné par Burt Lancaster, « deux versions d’une même humanité, le recto et le verso d’un même homme », écrit Kerangal, Prince de Salina chez Visconti, nageur chez Perry, Lancaster « machine à fiction hollywoodienne », Américain avec majuscule nécessaire lui qui, certes né à New York en 1913, est pourtant « issu de l’émigration anglo-irlandaise », lui qui rassemble « ces deux identités qui cohabitent dans le nom de Lampedusa : le prince et le migrant ». De même que la somptueuse scène de bal chez Visconti célèbre une « étrangère », Angelica, que la séquence dure, « étirée à l’extrême », déséquilibrant le film, « comme la charge d’un navire, excessive ou mal arrimée, le retourne » : soudain « j’ai réalisé que Visconti avait filmé le bal du Guépard exactement comme un naufrage ».

Lampedusa est le nom de l’auteur du Guépard, unique roman publié par Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Les noms d’aristocrates sont des noms de terre, des toponymes, ils disent une appartenance mais déploient aussi « un mouvement », celui refusé aujourd’hui à des hommes. Lampedusa : Maylis de Kerangal « explore ce nom », « le soupèse et le décompose », « ce nom qui est déjà un récit ». D ce nom si poétique et politique, elle dit les paradoxes, nom réel et si fictionnel, « le nom réel appelle et se déporte dans le nom fictionnel, migre de l’état civil au roman » et il peut à son tout « ressaisir le nom réel ».

La pensée de Maylis de Kerangal, pont et réparation des vivants, se fait migration dans ce texte sublime. Elle refuse d’être fixée et arrimée, entravée. Elle est visualisation et mise en récit des « parcours innombrables qui s’entrecroisaient à la surface de la terre, ce maillage choral déployé sur tous les continents, instaurant des identités mouvantes comme des flux, et un rapport au monde conçu non plus en termes de possession mais en termes de mouvement, de déplacement, de trajectoire, autrement dit en terme d’expérience ». A ce stade de la nuit est ce « chant du monde », transformant une simple cuisine en « chambre d’écho », refusant le silence, citant la leçon inaugurale de Gilles Clément lors de son entrée au Collège de France,

A la question : qu’est-ce que le paysage ? nous pouvons répondre : ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé de regarder.

Regarder, garder en mémoire : ce qu’A ce stade de la nuit fait et nous fait faire. Un lieu est une expérience physique comme mémorielle, surtout les îles, ces « aimants dispersés sur l’imaginaire », « portant un récit », elles sont des hétérotopies, au sens foucaldien, faits d’une « espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons ». Maylis de Kerangal cite ces lignes de Michel Foucault, son récit est une réflexion sur le pouvoir des mots qui ouvrent à la contestation de toute notion de frontière, ce que permet l’imaginaire, lui. Lampedusa, longtemps « nom de cinéma », est devenu « honte », « révolte » et « chagrin », « désignant désormais un état du monde, un tout autre récit ».

À ce stade de la nuit est non seulement le titre de ce livre tendu comme un arc, mais l’incipit de chacun de ses chapitres : il donne son rythme au texte, le scande, il est aussi la cadence de cette « nuit » dans laquelle nous sommes enfermés, cet « état du monde » qui refuse asile et refuge, à Lampedusa, à Bodrum, à Calais, dans tant de lieux que l’on aimerait cesser de pouvoir énumérer, ces non lieux que ce texte appelle, comme la contestation, sobre, poétique, politique de toute notion de frontière.

Maylis de Kerangal, A ce stade de la nuit, Verticales, collection « Minimales », 74 p., 7 € 50 — Lire un extrait
À ce stade de la nuit avait été publié dans une édition en tirage limité, chez Guérin, dans la collection « Paysages écrits », en mai 2014. Il était épuisé.