Abbas Kiarostami (1940-2016) : Et (pourtant) la vie continue…

Abbas Kiarostami vient de mourir. Il avait 76 ans. Il était surtout connu en France en tant que réalisateur — Où est la maison de mon ami ?, Close-up, Et la vie continue, Au travers des oliviers, Ten, jusqu’à son dernier film Like someone in love (2012) —, il avait reçu une palme d’or à Cannes en 1997 pour Le Goût de la cerise. Mais l’immense réalisateur iranien, était aussi photographe, peintre, illustrateur, graphiste et poète. C’est ce dernier versant de son œuvre que La Table Ronde nous avait permis de découvrir, en publiant en 2008 un recueil de 300 poèmes, courts, denses, un recueil oxymorique – lumineux et pâle, doux et amer : Un loup aux aguets (titre du poème 69).

Le terme de « recueil » pourrait paraître abusif tant les poèmes de Kiarostami sont fragmentés. Pourtant il s’agit moins d’une collection de textes regroupés en volume que d’un espace clos, de notations en émotions, de perceptions en réflexions, d’un itinéraire, proposant une unité de lecture autre que celle du fragment, une véritable cohérence, thématique (la nature, l’absence – poèmes 29 à 34 -, la solitude, le temps, les lieux), esthétique. Un loup aux aguets trouve aussi son unité dans des effets musicaux récurrents (refrains, reprises, anaphore des « j’ai peur » 231, 288, 290, 291), de tonalités et de couleurs obsessionnelles, dans un parcours « biographique » – le retour au « lieu de naissance », poèmes 143 à 157 -, et une réflexion métapoétique sur la création, l’inspiration, la matérialité de l’encre… Il est une unité organique, fondamentale d’Un loup aux aguets, une composition, au sens tout autant graphique que pictural ou musical du terme. Le volume est un recueil enfin parce qu’il re-lie tout autant qu’il re-lit le réel.

Le poète est ce loup aux aguets, attentif au temps qui passe ou qui demeure :

[109]
Comment
pourrais-je dormir tranquille
Quand le temps ne s’arrête pas,
Même une seconde, pendant mon sommeil ?

Abbas Kiarostami Un loup aux aguêts

attentif aux géométries du monde mais aussi à ses effets de rupture ou de distanciation, aux oppositions qui le (et nous) structurent, signifiantes, évidentes, rendues dans une langue simple, sans effets, mais figurative, voyante, rimbaldienne. Jouant des effets plastiques des termes, combinant les images, les sons (autant que la traduction en laisse juge), produisant de véritables « haïkus visuels », pour reprendre l’expression si juste de Jean-Michel Frodon. Proche de la poésie du grand poète perse Sohrab Seperhi – Où est la maison de mon ami ? titre d’un film de Kiarostami est celui d’un poème de Seperhi —, Un loup aux aguets évoque aussi la poésie japonaise (Kiarostami a tourné son dernier film au Japon), exprimant des vérités philosophiques sans problématisation explicite, d’un ton neutre, s’appuyant sur des noms, des adjectifs, un kigo, ce mot de saison propre aux haïkus (automne – poèmes 11 à 16 -, soleil, hiver…).

C’est dire l’universalité de ces textes, leur intensité, leur profondeur, leur puissance à évoquer tout un univers en un seul mot ou son.
Le lecteur voit — « Un parapluie brisé par le vent / Sur les pavés de l’avenue / Un jour de pluie », poème 18 —, sent l’odeur de la pluie sur la terre (87), celle de la noix fraîche (89), ou d’une « fleur qui ne sent pas bon » (123).

La brièveté des textes dit l’évanescence de ces choses vues, ressenties, leur évidente simplicité. Un loup aux aguets se donne à lire comme un recueil d’instantanés, de pensées nostalgiques et amères :

[94]
La couleur verte
A viré au jaune
Le temps au froid
Et moi j’ai pensé à la mort

[37]
J’hésite
Debout entre deux chemins
La seule route que je connaisse
Est celle du retour

Ou drôles mais toujours amères :

[98]
Le dernier coureur du marathon
Regarde derrière lui

Ou philosophiques :

[213]
Que veut dire
La plage
Devant la peur des vagues ?

Kiarostami poète est si proche du Kiarostami cinéaste, dans son travail sur les images, les découpages, les séquences, dans son regard en close-up (gros plan), titre d’un de ses films (1990) et du Kiarostami photographe.

[27]
Dans le désert brûlant de ma solitude
Ont poussé
Des milliers d’arbres solitaires

[83]
L’image d’un cyprès cassé par le vent
Dans le bleu des vagues

[294]
D’un bout de nuage noir
Il pleut
Sur un cyprès solitaire
Au flanc d’une colline brûlée

[82]
Trois blessures au couteau
Sur le tronc de trois peupliers
Souvenirs de trois soldats étrangers

Les films comme les photographies ou les poèmes d’Abbas Kiarostami tissaient un « langage des signes », si singulier. Et ce soir, « La couleur verte / A viré au jaune / Le temps au froid / Et moi j’ai pensé à la mort »…

Abbas Kiarostami, Un loup aux aguets, traduction de Nahal Tajadod & Jean-Claude Carrière, La Table Ronde, 2008
A voir également, chez Gallimard, un livre de photographies de Kiarostami, Pluie et vent, préfacé par Christian Boltanski (octobre 2008).
Et Avec le vent, recueil de 240 poèmes traduit du persan par Nahal Tajatod et Jean-Claude Carrière, éditions P.O.L, 2002.