Le dernier film de Michael Cimino est donc Sunchaser. C’est officiel et c’est dramatique. Figure tutélaire du nouvel Hollywood, au côté d’autres maîtres comme Scorsese, Spielberg, Lucas, Coppola, DePalma ou Friedkin, Michael Cimino incarna ce mouvement, jusque dans ses excès. Le succès de Voyage au bout de l’Enfer fut l’un des sommets de cet âge d’or. L’échec des Portes du Paradis précipitant la chute de cette « politique des auteurs » au cœur de l’industrie hollywoodienne. La deuxième partie de sa carrière fut un long déclin : Un dernier grand film, un dernier film maudit, son premier film sans intérêt, son premier navet : Sunchaser. Il n’aura donc jamais réussi à réaliser son rêve d’adapter La Condition humaine de Malraux. Accessoirement, il n’aura jamais réalisé mon rêve de cinéphile : le voir adapter La Route de Cormac McCarthy…
Il est toujours étonnant de remarquer à quel point la carrière cinématographique de Cimino fut relativement courte. S’étendant sur environ 20 ans, du Canardeur à Sunchaser, elle est marquée par une ascension rapide et une chute aussi brutale que spectaculaire. Ses luttes contre les studios, ses caprices, son intransigeance ont construit la légende de Cimino autant que sa filmographie. Son règne fut court mais mémorable : celui d’un mythe américain.
S’il existe une tendance à surévaluer son premier film à l’aune des suivants, Le canardeur (traduction française pour Thunderbolt and Lightfoot, oui, je sais…) est pourtant bien plus qu’un buddy movie où un jeune fou rencontre un vieux baroudeur. Cimino profite du scénario balisé d’un film de genre pour donner une importance considérable à l’arrière-plan. Si Eastwood trouve ici un de ses meilleurs rôles hors sa propre filmographie, et si le charisme de Jeff Bridges explose dans ce personnage de Maverick déjanté, le film est aussi une peinture d’une Amérique des oubliés. Les héros traversent le gigantesque paysage américain et rencontrent des figures de marginaux et de paumés plus ou moins farfelus. Le road-movie n’est pas un chef d’œuvre mais ce récit de série B laisse apparaître un regard singulier. Ce western moderne est une peinture, mineure, de son époque, le film intrigue et, il faut le noter, est également assez drôle, Cimino se sentant à l’aise au milieu de ce monde qui pourrait être inquiétant. Cet humour assez décalé sera totalement absent de ses autres films. A l’inverse, le ton légèrement désabusé du Canardeur évoque une Amérique sur le point de disparaître se retrouvera dans le reste de sa filmographie : le comique tournera vite au tragique.
Au moment où fut confirmé la mort de Cimino, une image aura sûrement ressurgi dans l’esprit de millions de cinéphiles : Christopher Walken et Robert De Niro, face à face, forcés de jouer à la roulette russe sous les hurlements de leur tortionnaire vietnamien (quelque chose comme Mau di di mau).
Réduire Voyage au bout de l’enfer à cette scène serait évidemment passer à côté de l’essentiel d’un film qui traite autant de la nature humaine que du conflit vietnamien comme fin du rêve américain. L’œuvre est magistrale : mise en scène, interprétation, scénario : tout approche la perfection. Alors que l’Amérique vient de mettre fin à la guerre du Vietnam, le film bouleverse critique et public. Michael Cimino vient de réaliser son chef d’œuvre, celui qui le fera entrer définitivement au panthéon des génies du cinéma. Par ce film, il porte le nouvel Hollywood à son apogée : oui, on peut faire un immense succès d’un film de plus de trois heures, personnel, exigeant sur un sujet encore sensible. L’oscar du meilleur film ou encore celui du meilleur réalisateur le confirment : Cimino est sacré roi d’Hollywood.
Voyage au bout de l’enfer filme encore l’autre Amérique, celle des ouvriers, l’Amérique prolétarienne qui croit alors en son destin. Une partie de chasse annonce le désastre à venir, et un mariage orthodoxe, en même temps qu’il symbolise la diversité du peuple américain souvent entre deux cultures, montre l’Amérique d’avant la fin de l’innocence. Quelque chose se prépare qui bouleversera tous les rêves des Américains moyens. Sans trop savoir pourquoi, les ouvriers se retrouvent soldats, à des milliers de kilomètres de chez eux. Les survivants en ressortiront traumatisés, Christopher Walken incarnant à merveille le visage de l’Amérique d’après. Encore une fois les grands espaces, ces paysages sauvages qui semblent révéler la vraie nature humaine. Le film s’achève sur une famille américaine unie dans l’affliction et entonnant God Bless America. Beaucoup y verront de l’ironie, d’autres l’ultime manifestation de gens ordinaires qui veulent encore s’accrocher à quelque chose et incarnent alors eux-mêmes l’âme d’un pays.
Le cinéma de Cimino est politique, opposant, parfois naïvement, les puissants et les modestes, mais il reste un cinéma profondément américain. Incarnation de ces Américains modestes et oubliés : le génial John Cazale. De Niro et Walken sont des héros, Cazale un homme ordinaire, c’est lui qui nous touche le plus. John Cazale, outsider formidable dans Le Parrain 1 et 2, Un après-midi de chien et donc Voyage au bout de l’enfer incarnait une certaine idée de l’Amérique comme du métier d’acteur. Il mourra quelques temps après le tournage. Signe que tout va s’effondrer.
A la fin des années 70, Cimino est donc le roi du monde. Il a le succès, le talent, les critiques, le public et l’argent des studios. En quelques mois, il va tout foutre en l’air, devenir un cinéaste maudit et ruiner la United Artist. Accessoirement, il précipite la chute du nouvel Hollywood et ouvre la porte au cinéma reaganien : Stallone (pourtant parti vers une carrière plus qu’honorable), Schwarzie et Chuck Norris peuvent aller fleurir sa tombe. Michael Bay and co peuvent lui dresser une statue, après Cimino, plus aucun studio ne demandera de compte sur le plan artistique à un réalisateur. Il y a du génie dans cette façon de passer de l’union parfaite entre le cinéma d’auteur le plus exigeant et les impératifs commerciaux hollywoodiens à la position de paria numéro 1.
La United Artist pense pourtant avoir touché le jackpot, le golden boy va faire renaître le western, avec La Porte du paradis, superproduction qui remonterait aux sources de la légende de l’ouest. Elle cède à tous les caprices du cinéaste : reconstruire une ville, repeindre toute une prairie en vert car le vert naturel ne lui convenait pas, changer le script, aller chercher une alors obscure actrice française (Isabelle Huppert) dont personne ne voulait. Perfectionniste, Cimino accumule plus de 220 heures de rush, Nous sommes à l’époque de Scorsese, de Coppola, de Polanski : ils savent ce qu’ils font.
Les pontes du studio se réjouissent à l’avance de découvrir le premier western moderne, ils font de la place sur leurs cheminées pour les oscars à venir. On ne pourra jamais imaginer la tête des directeurs de la UA, quand ils découvrent une première version de plus de 5 heures, qui débute sur une scène interminable de remise des prix à Harvard, culmine avec une scène de patinage au milieu et s’achève sur le massacre des pionniers par les grands capitalistes. Insortable en l’état, le film est réduit dans une version de 3h40, mais curieusement la critique américaine déteste le film. Trop cher ? Trop gros ? La personnalité du réalisateur n’arrange rien. La critique massacre le film. Alors que Reagan se prépare à arriver au pouvoir, l’Amérique s’est peut-être lassée de l’auto flagellation de ses cinéastes. Cimino qui se considère (à raison) comme un génie et voit dans son film un chef d’œuvre n’est pas particulièrement aimable : ego et production hypertrophiés, seul Cannes peut encore sauver ce qui peut l’être. Deux ans auparavant, Apocalypse Now de Coppola, cousin cocaïné de La Porte du Paradis de Cimino, a décroché la Palme et s’est sauvé du désastre.
Hélas, la version de 3h40 ne convainc pas le jury, trop occupé à témoigner son soutien à Lech Walesa et au mouvement Solidarnosc en couronnant L’Homme de fer d’Andrezj Wajda. Le film ne sera pas exploité longtemps. Il sera remonté, les versions se succèdent, scènes et personnages disparaissent. La violence finale est évacuée : rien n’y fait, le film aura coûté 44 millions de dollars et rapporte un peu plus de 3 millions. La United Artist met la clef sous la porte et se vend au premier venu. Cimino pense que les critiques et les spectateurs sont des cons. Cimino a raison, La Porte du paradis dans sa version de 3h40 est un grand film, peut-être pas un chef d’œuvre, mais incontestablement une vision iconoclaste et splendide du rêve américain. La version de 4 heures diffusée en 2012 le confirme : La Porte du Paradis est un grand film sacrifié. Les critiques français ne cesseront de le rappeler, moquant les réactions américaines, oubliant qu’à sa sortie en France, l’accueil fut tout aussi mitigé.
Cimino n’a pas détruit tout seul le nouvel Hollywood : Scorsese (New York, New York) et Coppola (Coup de Cœur) auront aussi joyeusement détruit le bel édifice, même le golden boy Spielberg y va de son naufrage avec 1941. Mais Cimino, ne s’en remettra jamais. Il a réalisé trois films, l’essentiel de sa carrière est derrière lui… Il ne réalisera plus qu’un grand film, un dernier scandale.