New York le 11 septembre 2001, Paris les 7 janvier et 13 novembre 2015, Bruxelles le 26 mars 2016, Orlando, Istanbul… Des dates et des lieux qui ont plusieurs choses en commun. L’horreur bien sûr en premier. Mais également (et plus insidieusement) une sur-médiatisation liée à la révolution numérique. On parle souvent de l’angoisse, la crainte, la peur de manquer quelque chose, un état psychologique né de la smartphonisation du monde appelé « FOMO » (de l’anglais « Fear Of Missing Out »). Le 26 juin dernier, alors qu’une fois encore, la sidération nous gagnait, les médias nous ont à nouveau gavé d’images dont on se serait bien passé. Alors, aujourd’hui encore et plus qu’hier, si l’on devenait tous « Happy Of Missing Out » ? Tous HOMOs ?
Qu’est-ce que j’ai manqué ? Qui m’a appelé en mon absence ? De quoi a-t-on parlé alors que je n’étais pas connecté ? Quelle nouvelle a fait le buzz tandis que je n’étais pas en ligne ? Quel événement tragique a trusté les newsfeeds tandis que je vaquais à autre chose ? Pourtant ce ne sont pas les (pré)occupations qui manquent : s’instruire, lire un roman, regarder un film, aller travailler, s’occuper de sa famille, voyager, découvrir, aller vers les autres… Pour ces activités, nul besoin des artefacts électroniques qui sont désormais les prolongements de nos vies réelles grâce à l’hyper-connectivité et Internet. Mais de l’œuf événementiel ou de la poule médiatique, lequel est venu en premier ?
En 1991, lors de la guerre du Golfe, on a blâmé CNN pour sa couverture journalistique du conflit entre les forces de Saddam Hussein et la coalition des 34 États soutenue par l’Organisation des Nations unies. Quand le ciel irakien ressemblait à un quatorze juillet permanent, on a alternativement pointé la profusion d’informations délivrées par la chaîne de hardnews américaine et la censure militaire. Face à un manque avéré de recul dans la délivrance des dites nouvelles s’est posée (peut-être pour la première fois) la question de la
« démocratisation » de l’information au niveau global, de la communication en temps de guerre et de la critique des médias de masse. Aux heures de grande écoute, il fallait montrer, donner à voir et montrer encore. Avec Internet, la profusion est devenue exponentielle, et le téléspectateur reçoit chaque jour, chaque minute, des tombereaux de films, photos, témoignages, sans filtre ou presque et sans ménagement.
En 2001, le monde assiste live et en mode breaking news à l’effondrement des tours jumelles. Les plus « chanceux » – i.e. ceux qui avaient un modem digne de ce nom bien avant l’avènement du haut débit ou qui étaient branchés sur leurs networks préférés – ont peut-être même pu arriver à temps pour voir le second avion se crasher en direct sur la tour sud… Lors des attentats de janvier 2015, on a beaucoup critiqué iTélé et BFMTV pour leur couverture télévisée de la traque des frères Kouachi et la prise d’otages de l’Hypercasher de Vincennes. En novembre à Paris et en mars à Bruxelles, le débat a resurgi au moment de commenter en simultané les informations qui arrivaient au compte-gouttes, les experts de toutes sortes ne s’interdisant aucune supputation (jusqu’à l’énormité), les journalistes refusant toute prudence en l’absence de confirmation de tels ou tels faits.
Le 12 juin dernier, il était encore tôt à Orlando mais la nouvelle du drame et les premières images n’ont pas tardé à traverser les océans, les airs, les réseaux. 50 morts (dont 49 victimes innocentes) et 53 blessés. Le lourd tribut payé par l’amour face à la haine. Dans un combat perdu d’avance, d’innocents fêtards dansant, chantant, buvant, célébrant la vie comme bon leur semble avec quelqu’un qui leur ressemble, ont trouvé la mort sous les balles d’une arme de guerre achetée aussi facilement qu’un diet coke ou un forfait mobile.
Il ne faut pas minimiser les effets néfastes de l’hyper connexion : à force d’être plus qu’informés, soûlés d’images de massacres, saturés de mots d’experts ad hoc commis d’office presque 24/7, ne va-t-on pas passer de la crainte de « manquer quelque chose » à la peur d’en voir et savoir trop ? Oh, je ne dis pas qu’il faut s’en remettre à Jean-Pierre Claris de Florian et à la morale de sa fable (« pour vivre heureux, vivons cachés ») afin de vivre mieux, mais je commence à croire que l’ignorance (du moins temporaire) devrait prendre le pas sur la connaissance immédiate et constante de la violence ambiante.
Qui plus est quand le postulat provocateur « demain tous HOMO ? » prend une connotation autre dès lors que la communauté gay d’Orlando a été prise pour cible. Au lendemain du massacre, on a vu des commentaires contrits fleurir dans la bouche de ceux-là mêmes qui s’en sont pris ouvertement et violemment aux homosexuels lors des débats sur le mariage pour tous. Au soir du 26 juin, j’ai été extrêmement choqué en voyant les images de la caméra de surveillance de l’aéroport Ataturk montrant le terroriste blessé par un policier turc exploser, en zappant sur le JT d’une grande chaîne hexagonale. Quel est l’intérêt de montrer cette séquence, si ce n’est de faire plus peur encore ? Rapporter, expliquer, détailler, analyser, oui. Montrer, exposer, et même mettre en scène, non. Je n’irai pas jusqu’à dire que la diffusion de ces images sert le terrorisme, mais à coup sûr, elle participe de la peur environnante. Une peur qui fait dire en réaction – et sûrement avec raison – je suis Charlie, je suis Paris, Bruxelles, Gay, Istanbul…
Car il faut le reconnaître, depuis des années, le terrorisme djihadiste multiplie les exactions abjectes et manie la terreur : on ne peut et on ne doit plus parler de violence aveugle, bien au contraire, l’idéologie mortifère a malheureusement une très bonne vue. Elle vise (sans abuser de l’humour noir) des strates, des catégories bien précises et ne s’embarrasse plus de guigner le symbolisme. En face, depuis des mois, les médias tournent en surrégime pour être le premier sur l’info au mépris de toute pudeur et avec un voyeurisme morbide qui se prend les pieds dans le sacerdoce. La mission d’informer devient alors une course au sensationnalisme et à la part d’audience. Sur les réseaux sociaux, les chaînes de télé, les radios, les quotidiens et les hebdos se répandent et démultiplient leur présence sur Twitter, Snapchat, Périscope, Facebook (qui vient d’ouvrir son service de live vidéo)… De sorte que l’attention puisse être captée à chaque instant et ramener qui des téléspectateurs, qui des auditeurs, des lecteurs, des abonnés… L’info n’est plus la source, mais le moyen : elle est le biais armé des entreprises d’information pour asseoir leurs positions, augmenter leurs part de marchés. Et elles oublient qu’elles ont une part de responsabilité dans l’alimentation du climat de peur instauré par des terroristes qui ont parfaitement compris le pouvoir de l’image sur notre société surinformée et vivant déjà dans une autre crainte, celle de « manquer quelque chose ».
Aujourd’hui, les médias traitent de la même manière (et on passe de l’une à l’autre sans complexe) la violence meurtrière et la politique, le sport et la culture, le quotidien et l’extraordinaire, les faits divers et les grandes causes sociétales… On laisse défiler les bandeaux funestes annonçant le nombre des morts tout en recevant un élu quelconque qui nous explique pourquoi il entend abroger la loi Taubira dès qu’il sera au pouvoir, en déniant le droit à l’égalité à un citoyen à cause de sa préférence sexuelle. Alors, en entendant cela, je me dis deux choses : certaines fois, il vaut mieux ne pas toujours tout voir, tout savoir ; et, une fois mon téléphone portable, la télévision éteints, face à l’obscurantisme religieux comme politique, je me sens vraiment homo.
