Orlando et nos vies

Des personnes sont allées danser pour s’amuser comme on peut avoir envie de le faire lorsque l’on a vingt ans. Parce qu’elles aimaient danser et être avec d’autres personnes avec qui danser, parler, peut-être s’embrasser. Être avec ses ami.e.s et peut-être rencontrer quelqu’un que l’on aimera pour une nuit ou pour la vie, comme le dit sans doute une chanson. A Orlando, ces personnes ont été assassinées parce qu’elles étaient lesbiennes ou trans ou gays – ou parce que leur assassin pensait qu’elles l’étaient.

Beaucoup semblent découvrir aujourd’hui qu’être gay ou lesbienne ou trans, c’est risquer de mourir à 20 ans, c’est vivre avec le risque d’être assassiné parce que l’on est gay ou lesbienne ou trans. Pour aucune autre raison que celle d’être gay ou lesbienne ou trans. Et ce risque n’est pas uniquement une probabilité, une statistique : il est une certitude et un fait vécus quotidiennement et partout. Même dans le paradis américain où existent des lois protégeant et garantissant les droits des populations LGBT.

L’homophobe se reconnaît le droit de tuer, de nier l’existence de la personne gay ou lesbienne ou trans ou bi. De décider de la vie ou de la mort des autres. Que la mise à mort soit symbolique ou physique, l’homophobie est toujours un appel au meurtre. Même les mots les plus courants comme « sale pédé » veulent dire : « tu ne devrais pas exister », « tu ne dois pas exister », « je voudrais que tu n’existes pas ». Que l’on considère l’homophobie comme relevant de l’individu (haine subjective) ou systémique et politique, ce que semblent dire les meurtres homophobes d’Orlando de l’homophobie est que dans tous les cas, c’est la possibilité du meurtre qui est affirmée, c’est la mise à mort des LGBT qui est voulue. Les parents qui chassent leur enfant de leur maison parce qu’ils découvrent qu’il est gay disent-ils autre chose que : « tu peux mourir, cela nous est égal », « ta vie ou ta mort ne nous concernent plus », « il vaudrait mieux que tu n’existes pas, que tu sois mort » ? Et, de fait, c’est à cette injonction silencieuse que répond un grand nombre de ces enfants : ils se suicident, ils sont poussés à se tuer eux-mêmes pour que leurs assassins puissent garder leurs mains et leur conscience propres.

L’homophobie tue. Vous l’ignoriez, vraiment ? Vous le découvrez aujourd’hui avec le massacre d’Orlando ? Vous l’ignoriez alors que les populations LGBT le disent et le répètent sans cesse ? Vous découvrez aujourd’hui que les mots et les actes homophobes quotidiens tuent ? Vous ne saviez pas que, malgré les lois qui existent ici ou là, l’omniprésence et l’impunité de l’homophobie dans nos sociétés poussent certains à non seulement tabasser mais aussi à trouver dans la population LGBT une cible légitime pour leurs crimes, y compris pour un crime de masse comme celui d’Orlando ?

Ce que montre au grand jour la tuerie d’Orlando est la vérité de l’homophobie que les gays, lesbiennes, ou bis ou trans connaissent déjà parfaitement. Ce que cet événement d’Orlando montre également, c’est qu’un grand nombre d’hétéros n’en ont, de fait, rien à foutre puisque pas plus aujourd’hui qu’hier ils ne considèrent l’homophobie comme un ennemi à combattre socialement et politiquement. Combien s’en arrangent ? Combien s’y complaisent, même sous la forme décomplexée du bon sens ou encore de l’humour ? Combien se justifient et la justifient en invoquant un ordre des priorités politiques et sociales, une hiérarchie des luttes, une relativisation culturelle et politique des formes de l’homophobie ? L’adhésion factice, ponctuelle, éventuellement fun à l’idée d’un droit à l’existence pour les LGBT trouve sa limite avec Orlando : soit vous faites de cette idée votre idée et vous la défendez politiquement, soit vous continuez à n’y voir qu’une possibilité qui ne vous concerne pas vraiment et vous êtes complices de l’homophobie et de ses conséquences. Tout autre discours est inaudible.

Ce que met clairement au jour la tuerie homophobe d’Orlando, c’est que dans notre monde hétérosexuel et hétérocentré, par définition violent et meurtrier, l’assassinat de dizaines de personnes LGBT n’est pas si important, est moins important que l’Euro de football ou la petite phrase du jour de Manuel Valls. Qu’il s’agit d’un fait divers tragique mais sans plus, un spectacle sanglant comme les médias nous en servent chaque jour. Ce n’est pas que le foot soit plus important que le massacre de dizaines de personnes LGBT, c’est que ce massacre n’est en lui-même pas important puisqu’il ne s’agit que de LGBT, qu’il n’y a sur ce sujet rien à penser de particulier, qu’il ne produit aucune prise de conscience, aucune décision ou action réelles en faveur des populations LGBT. Comme, lorsque l’épidémie de SIDA a commencé, il n’était pas important que des milliers d’homosexuels meurent. Comme il n’est pas important que des milliers de réfugiés se noient en Méditerranée, ni qu’il y ait un énième attentat en Syrie.

Les meurtres d’Orlando exhibent l’envers de l’homophobie qui circule sans complexe dans les familles, dans l’espace de la rue, dans l’espace médiatique et politique. Ils montrent ce que ne veulent pas dire ni avouer les discours homophobes que l’on n’entend plus vraiment à cause de leur omniprésence obsessionnelle, de leur prolifération permanente, à cause aussi de leur légitimation par la religion, la référence à la nature, les exigences sociales « objectives ». Que veut concrètement Christine Boutin lorsqu’elle juge publiquement que l’homosexualité est une abomination ? Que veut concrètement Joseph Sitruk lorsqu’il juge publiquement que l’homosexualité est un échec de l’humanité, un danger pour son intégrité, et qu’il appelle à réagir « de façon radicale » face à cette « abomination » ? Ont-ils une conscience claire de ce que ces mots signifient et surtout de ce qu’ils impliquent comme actes ? Ce que l’on dit n’a jamais seulement une signification, ce que l’on dit existe aussi selon une dimension pragmatique où dire n’est pas seulement faire, dans le sens d’Austin, mais où dire implique un faire qu’il ne dit pas mais qui lui est virtuellement lié. Que signifie que l’homosexualité est une abomination sinon que l’homosexualité ne devrait pas exister et donc que ne devraient pas exister les homosexuels ? Que veut dire Joseph Sitruk sinon que les homosexuels ne devraient pas exister ? Qu’implique comme actes concrets l’idée que l’homosexualité est un danger, une abomination, et donc que les homosexuels ne devraient pas exister ? Il est incompréhensible que Joseph Sitruk, ex grand rabbin de la communauté juive de France, puisse tenir de tels propos sans avoir conscience de ce qu’ils incluent.

La liste serait démesurément longue de ceux et celles qui dans l’espace public tiennent des propos relevant d’une homophobie ouvertement haineuse ou banale, voire parfois joyeuse, et les discours de Christine Boutin ou de Joseph Sitruk ne sont ici que des exemples rapides et faciles. L’homophobie systémique n’existe que par les milliers de relais quotidiens ou institutionnalisés qui la rendent à la fois invisible et efficace. Face à cela, il serait temps que les hétérosexuels sortent de leur compromission et de leur bonne conscience qui est une conscience de classe et s’identifient non pas à une orientation sexuelle qui n’est pas la leur mais à une violence politique subie impliquant une société où tous n’ont pas le droit de vivre. Il est évident que les populations LGBT ne sont pas les seules à subir les conséquences d’une telle société, mais il est aussi vrai qu’elles les subissent de manière claire ou sournoise, d’une façon physiquement violente ou froidement institutionnalisée. En France, la reconnaissance difficile et pénible du droit au mariage pour tous – sauf pour certains mariages binationaux, que la France refuse encore de rendre possibles – n’a pas pour autant mis fin à la violence sociale envers les LGBT (cf. les rapports annuels de SOS homophobie) et n’a pas non plus mis fin à la discrimination politique envers ces mêmes populations : refus de la PMA pour toutes, refus de la présomption de parentalité, refus de lois favorables aux personnes trans, conditions discriminatoires imposées pour le don du sang, etc. On ne marque plus ici par l’imposition d’un triangle rose mais par la loi et sa prétention à une légitimité a priori qui repose en réalité sur une violence et rend possible une violence.

Lorsque la mairie de Paris peut déployer un rainbow flag pour rendre hommage aux victimes d’Orlando, pourquoi ne le fait-elle pas pour soutenir les revendications concernant la PMA ou celles relatives au changement d’identité pour les personnes trans ? Peut-on dire que l’on soutient les LGBT lorsqu’ils sont morts mais rester indifférent à ce qui leur arrive lorsqu’ils sont vivants ? Peut-on s’engager au côté des LGBT seulement un peu mais pas entièrement ? Et si l’on ne s’engage pas entièrement, qu’est-ce qui justifie la limite à laquelle on s’arrête sinon, là encore, les relents homophobes d’une pensée qui revient à dire que les LGBT n’ont pas le même droit à vivre que ceux qui, au contraire, se voient reconnaître ce droit ?

Ce que tout cela implique est que la tuerie homophobe d’Orlando n’est pas une exception imputable uniquement à une idéologie malade et exogène. Ce que cela implique est que cette tuerie participe de la réalité homophobe de nos sociétés. Ce que les homosexuels comprennent est que s’ils allaient dans les territoires de Daesh ou en Iran ils seraient assassinés en étant précipités du toit d’un immeuble ou pendus. Mais ce qu’ils comprennent tout aussi clairement, c’est que dans les sociétés occidentales ils subissent une homophobie le plus souvent moins spectaculairement sanglante mais pourtant destructrice, négatrice de leur droit à vivre. Ce que les homosexuels comprennent, c’est que les formes de l’homophobie et les pratiques homophobes peuvent varier mais qu’ils en sont toujours, ici ou là-bas, les victimes. Ce qu’ils voient dans les meurtres d’homosexuels mis en scène par Daesh, c’est eux-mêmes non seulement s’ils étaient là-bas mais aussi lorsqu’ils demeurent ici, lorsqu’ils sont, chez eux ou dans la rue, ceux et celles qui dans la société occidentale vivent toujours une vie en sursis. Ce que les LGBT comprennent en regardant les images de la tuerie d’Orlando est que là-bas comme ici ils sont des cibles, que leur existence est a priori accompagnée d’une sentence qui n’attend que d’être exécutée – existence fragilisée et précarisée par les conditions sociales et politiques qui, là-bas comme ici, les définissent comme des vies qui valent moins, des vies à effacer.

Il est frappant de constater que les motivations de l’assassin d’Orlando ont été immédiatement recherchées du côté de son affiliation à Daesh, que son homophobie a été instantanément circonscrite à ses origines étrangères et à sa religion, selon une logique clairement raciste et islamophobe (en se contentant d’ailleurs, pour l’instant, de preuves bien minces). Il est pourtant vrai que cet assassin est né aux USA, a grandi aux USA, s’est imprégné de la culture mainstream américaine et s’est imprégné de la haine à l’égard des populations LGBT que cette culture véhicule. Chaque année des dizaines de personnes trans y sont assassinées sans que cela n’émeuve particulièrement les esprits. Quotidiennement, des programmes évangélistes condamnent l’homosexualité et appellent à la violence envers les LGBT (le pasteur Steven Anderson, par exemple, s’est publiquement félicité du massacre d’Orlando, se justifiant par sa lecture de la Bible). Quotidiennement des hommes politiques développent une rhétorique d’exclusion et de haine à l’égard des populations LGBT. Depuis des mois, les personnes trans sont stigmatisées et présentées comme dangereuses dans la presse et dans les discours politiques à l’occasion d’un « débat » national sur l’utilisation des toilettes publiques. Chaque année des centaines de jeunes gays, lesbiennes ou trans sont mis à la rue par leurs parents et vivent dans la rue – avec tous les dangers que cela implique – sans que cela n’entraine de conséquences particulières. La violence homophobe du tueur d’Orlando est-elle une exception qui n’a rien à voir avec la société américaine, ou bien n’est-elle pas plutôt très conforme à la violence homophobe de cette société ? N’est-elle pas un épisode particulièrement paroxystique et révélateur de ce que l’homophobie quotidienne, omniprésente, implique et finalement appelle de ses vœux ?

Sans parler, par ailleurs, du fait que les meurtres de masse, aux États-Unis, sont excessivement nombreux et que celui d’Orlando n’est qu’une tuerie supplémentaire à l’intérieur d’une liste qui compte chaque année des centaines de cas.

Sans parler non plus, aux États-Unis, de la culture et de l’économie des armes.

Ce qui est vrai de la société américaine l’est tout autant, sous d’autres formes, de la société française. Il suffit de se souvenir de tout ce qui a pu être écrit et dit, de tout ce qui a pu être hurlé dans les manifestations, de tout ce qui a pu être déclaré sur les plateaux de télévision ou à l’assemblée nationale lors de l’épisode récent concernant l’égalité des droits, lors également des « débats » et manifestations concernant le Pacs. Il suffit de se souvenir de l’histoire des LGBT français depuis quelques dizaines d’années, de se souvenir de l’histoire du SIDA, pour constater l’homophobie récurrente et profonde de la société et de la politique françaises. Si l’homophobe se reconnait le droit de discriminer, d’insulter, de frapper, de tuer, ce n’est pas parce qu’il se reconnaît individuellement ce droit, c’est parce que ce droit lui est reconnu, que lui sont reconnues la possibilité et la légitimité de ses actes, que quotidiennement autour de lui il voit et entend les signes qui lui indiquent qu’il peut, qu’il a le droit et même qu’il doit discriminer, insulter, frapper, voire tuer. L’horreur inspirée par la tuerie d’Orlando est aussi celle de notre propre visage.

Ce massacre dans une boite de nuit gay à Orlando a au moins révélé, en France, la logique homophobe persistante à l’intérieur du discours public, médiatique et politique. Depuis quelques jours, il est évident que le caractère homophobe de cette tuerie est l’objet d’une invisibilisation soulignée par plusieurs journalistes, militants LGBT ou dans des commentaires sur les réseaux sociaux. Cette invisibilisation est homophobe. Les gros titres des journaux nationaux ont volontiers fait l’impasse sur la dimension homophobe de la tuerie, Le Figaro allant jusqu’à publier en une la photo d’un seul couple composé d’un homme et d’une femme. La difficulté ou la réticence à reconnaître la nature homophobe de cet attentat s’est retrouvée chez nombre de politiques, à commencer par François Hollande dont le premier message adressait sa compassion au peuple américain – sans aucune mention du fait que les victimes étaient des personnes LGBT – et qui par la suite est allé se recueillir à l’ambassade des USA, n’a participé à aucun hommage organisé par les associations LGBT, n’a fait aucune visite au centre LGBT de Paris. La seule mention, par François Hollande, de l’appartenance réelle ou supposée des victimes à la population LGBT a été postérieurement évoquée dans une phrase très maladroite d’un discours et dans un message tout aussi maladroit – autant que révélateur de son ignorance et indifférence à l’égard des problématiques LGBT – sur twitter. Dans le même temps, Barack Obama soulignait immédiatement et explicitement la dimension homophobe de l’attentat et invitait chacun à reconnaître un prochain dans chaque victime. A l’image de François Hollande, en France, beaucoup de réactions des politiques à cet attentat ont fait l’impasse sur sa motivation homophobe en invoquant seulement des victimes abstraites, tuées sans doute par un assassin ayant choisi ses cibles au hasard – parti pris qui a permis, entre autres, à Christine Boutin, à Robert Ménard, ou à la Manif pour Tous, qui sont davantage connus pour cracher sur les homosexuels, de poster eux aussi sur twitter un petit message plus ou moins compatissant. Constatons que même le Pape, pourtant au sommet d’une Eglise qui a fait de l’homophobie un de ses moteurs, s’est fendu d’un message de soutien.

Ce processus d’invisibilisation est habituel et rejoint l’invisibilisation dont sont constamment l’objet les populations LGBT – invisibilisation qui peut aussi paradoxalement prendre la forme d’une hypervisibilité mais décidée et normée par le point de vue hétérocentré. L’homosexualité ou les corps trans ne peuvent aujourd’hui accéder au visible et à l’espace public que s’ils demeurent un fantasme hétéro, que s’ils sont soumis aux exigences d’un point de vue hétérocentré. C’est cette violence que subissent les populations LGBT lorsque dans la presse ou dans le discours politique la motivation homophobe du massacre d’Orlando est oubliée, effacée, évoquée de manière périphérique selon le bon vouloir des dominants. La supériorité de ce point de vue hétérocentré revient à dire : « il ne vous appartient pas de nommer vous-mêmes ce qui vous arrive », « votre histoire ne vous appartient pas »,
« votre histoire n’est pas notre histoire », « votre histoire n’est pas votre histoire, elle est notre propriété, comme tout le reste », « ce qui vous arrive n’existe pas, n’existe que selon les cadres et les termes dont nous décidons ». Les victimes du massacre d’Orlando sont ainsi exclues de leur propre histoire, réduites à des objets asservis jusque dans la mort. Comme sont exclues de leur propre histoire les populations LGBT qui se voient refuser publiquement les termes reconnaissant que ce qui est arrivé à Orlando est arrivé à des LGBT, que les victimes ont été assassinées parce qu’elles étaient identifiées en tant que LGBT, que ces victimes sont aussi toutes les personnes LGBT. Il y a là une autre façon de dire : « vous n’existez pas », une autre violence porteuse de mort.

Cette invisibilisation qui a été soulignée au sujet de la presse française et des discours politiques est donc plus qu’une simple volonté de ne pas dire : elle est inhérente à la logique homophobe mais elle est surtout complice de sa violence, elle participe de ce qui dans le cadre de l’hétérocentrisme homophobe (pléonasme) légitime les violences à l’égard des LGBT dont la forme la plus extrême est la tuerie d’Orlando. Le pouvoir médiatique et politique français a craché sur des cadavres comme il a, une fois de plus, craché sur la vie de millions de LGBT.

Cette invisibilisation a également pour effet d’effacer l’homophobie et la possibilité d’inscrire ce qui est arrivé à Orlando à l’intérieur de la logique générale d’une homophobie qui est sociale et politique. Elle a pour effet d’empêcher l’analyse de ce qui est arrivé en l’incluant dans des dispositifs qui rendent cette tuerie logique non pas en la rapportant exclusivement à Daesh mais à nos sociétés et à ceux qui, dans nos sociétés, retirent de cette homophobie les privilèges qui rendent possibles leurs existences, leur pouvoir, et légitiment la mort qu’ils peuvent dispenser.

Il est également évident que cette volonté d’effacer les motivations homophobes du massacre fait partie d’une stratégie qui permet de donner à celui-ci une signification raciste et islamophobe qui entre dans le jeu géopolitique actuel. Comme il est évident que cet effacement fait partie de processus politiques qui sont aussi des processus de subjectivation par lesquels le problématique et le dangereux sont rabattus sur la figure d’un Autre absolument différent et dont les actes à la fois ne disent rien de nous et nous permettent de nous définir par opposition avec ce que nous ne serions pas. De ce point de vue, le fait que les victimes soient des personnes LGBT peut être réintroduit à la marge – comme dans le message de Robert Ménard ou dans celui de François Hollande – mais pour les ériger en victimes d’un Autre que nous ne sommes pas, un Autre qui par définition s’attaque à ce que nous sommes et contre lequel nous devons nous défendre tout en exaltant ce que nous sommes. Les populations LGBT sont ainsi, une fois de plus, récupérées par leurs maîtres comme un alibi qui permet de rendre légitimes les systèmes de domination qui s’exercent pourtant sur elles. Qui permet également de légitimer la poursuite de politiques racistes et violentes, la stigmatisation des populations musulmanes, l’injustice totale de relations géopolitiques guerrières. En France, cette logique homonationaliste ne peut que faire le jeu du FN et de tous ceux qui sur l’échiquier politique le rejoignent d’une façon ou d’une autre, ce qui fait beaucoup de monde.

Si effacer les motivations homophobes du massacre permet de faire disparaître l’homophobie comme cause, cet effacement permet également de faire disparaître l’existence même de l’homophobie, ce qui a rendu possibles les messages compatissants d’homophobes patentés qui peuvent ainsi se montrer émus par le sort de victimes qui appartiennent – ou sont supposées appartenir – à des populations sur lesquelles habituellement ils disent le pire, pour lesquelles ils veulent le pire. Ainsi l’homophobie n’existe pas et chacun se voit autorisé à continuer à dire et faire ce qu’il fait et dit habituellement : exercer sa domination, décider des existences valables et de celles qui ne le sont pas, vouloir la mort.

On comprend que l’attentat d’Orlando n’a en rien ébranlé le système hétérosexiste et guerrier dont il fait au contraire partie et que celui-ci a pu récupérer pour ses propres finalités. L’ordre hétérosexuel du monde peut continuer, trouvant dans ce qui vient de se passer à Orlando de nouvelles occasions pour se perpétuer. Des messages fleurissent timidement sur les réseaux sociaux (mais rien de comparable avec les « Je suis Charlie ») proclamant « Je suis gay » de la part d’hétéros qui n’ont jamais été gays et ne le seront plus demain, de la part d’homos qui pourraient ajouter « Je suis raciste, je suis islamophobe ». La politique de mort se poursuit et étend son empire.

Le pire est sans doute que tout ceci trouve son occasion dans le corps de cinquante victimes assassinées alors qu’elles célébraient la joie et le plaisir de leurs existences. Cinquante victimes assassinées parce qu’elles voulaient aimer. Et cette idée est insupportable et rend insupportables toutes les fausses compassions, les engagements tièdes, les prières et hommages dont nous n’avons rien à faire, tous les raffinements rhétoriques sur lesquels à notre tour nous crachons. Comment parler de ces victimes, intégrer publiquement leur mort et les reconnaître comme nos morts, des morts, comme le dit Judith Butler, que nous pouvons pleurer, des vies concrètes dont nous pouvons reconnaître publiquement et collectivement la valeur ? L’histoire des LGBT est faite de ce silence sur ses morts, sur ces vies niées jusque dans la mort, à commencer par les millions de personnes gays ou trans tuées par le SIDA, tuées par la gestion politique du SIDA. Comment ne pas nier les morts d’Orlando, ne pas effacer leur existence ?

Le discours mythique qui nourrit aussi le mouvement LGBT fait des événements de Stonewall le point de départ d’une certaine conscience politique et d’un engagement effectif des populations LGBT pour leur propre libération. Mais les personnes qui à Stonewall ont décidé un jour de s’opposer aux violences policières, de se défendre contre ces violences, qui n’ont pas pu faire autrement que de riposter aux coups et à l’humiliation, celles qui à partir de Stonewall ont compris la dimension politique et institutionnelle de l’homophobie, ne l’ont fait qu’en comprenant fondamentalement qu’elles étaient des cibles pour une mise à mort toujours annoncée. C’est cela que vient rappeler l’assassinat homophobe d’Orlando.

Il est dommage qu’une fois de plus cette conscience s’impose à nous à l’occasion d’un événement sanglant touchant en masse des LGBT dans un pays occidental. Pourquoi les LGBT qui sont quotidiennement humiliés, persécutés, torturés et tués par Daesh, en Iran, au Maroc, en Egypte, en RDC, en Indonésie ne sont-ils pas l’occasion d’une telle prise de conscience collective, d’une reconnaissance affirmée et commune de la valeur de leurs existences qui est aussi celle de nos existences ? Pourquoi, au sein de la communauté LGBT, certaines existences sont-elles plus valorisées que d’autres ? Pourquoi certaines existences LGBT sont-elles intégrées à cette communauté et aux subjectivités qui y sont possibles alors que d’autres en sont exclues ? Pourquoi l’assassinat par centaines de personnes trans aux USA ne produit-il pas dans la population LGBT américaine un choc équivalent à celui du massacre d’Orlando ? Ce sont des questions qu’il faudrait poser et que les morts d’Orlando nous enjoignent de poser – d’autant plus que ces victimes appartenaient elles-mêmes à des communautés populaires, latinos et blacks.

De même, devrait se poser à nouveau la question concrète : que faire, que faire collectivement pour faire face à la violence, aider ceux et celles qui la subissent, pour reconnaître ce qu’ils et elles subissent comme collectivement partageable ?

Que faire pour ne pas nous penser seulement comme des victimes mais aussi comme porteurs de possibilités politiques, sociales et subjectives valables pour nous et pour tous ?

Il serait possible de répondre à la violence par la violence.

Il serait possible de chercher ailleurs d’autres stratégies, autre chose que l’affirmation en boucle de la formule « love wins ». Le massacre à Orlando de cinquante personnes visées parce qu’identifiées comme des personnes LGBT montre que ce n’est pas vrai, que la haine et la violence sont puissantes et que nous sommes toujours et partout à leur merci. Peut-on faire autre chose qu’exercer en retour une violence similaire ? Il est sans doute possible, après et avec Orlando, de comprendre la nécessité de continuer les analyses des dimensions homophobes du pouvoir, de ses stratégies, de ses conditions matérielles, de ses effets concrets autant sur les corps que sur les esprits. D’analyser et comprendre les conditions et implications d’une communauté LGBT par définition toujours à inventer et à construire. De penser collectivement tout cela et d’agir collectivement, socialement et politiquement. De produire collectivement le récit complexe et pluriel de notre histoire. D’identifier clairement nos ennemis – tous nos ennemis, et de les combattre collectivement. De chercher et rendre possibles des alliances pour des actions communes.

C’est tout cela que le massacre d’Orlando et ce qui s’est produit autour de ce massacre vise à empêcher. C’est sans doute, au contraire, cela que nous pourrions faire. Peut-être, au fond, est-ce ce que signifie la formule «love wins», comme un appel à la solidarité, à une existence qui ne peut être que commune.

Pour le reste, cinquante vies ont été effacées, cinquante vies ont été rayées de la surface de la terre. Cinquante vies encore à vivre.

Cinquante vies que chacun peut accueillir à sa façon.

Cinquante noms que chacun peut murmurer pour lui-même.