Je suis un personnage dans une histoire à propos d’une illusion à laquelle chacun veut croire.
Je suis en prison, et je vais passer devant le juge.
Je suis complètement baisé .
Jeff, 36 ans, chauffeur de taxi à Dallas, mène une vie sans histoire. Jusqu’à « ce mardi-là », « juste après six heures ». Une femme monte dans son taxi à l’aéroport. Il la dépose chez elle à Westboro. Elle n’a pas de cash, le fait entrer dans sa maison. Jeff l’attend. Remarque une fenêtre qui ressemble à celles qu’il posait autrefois. L’ouvre.
« Si j’ai appris quelque chose de tout ça, c’est qu’il ne faut jamais toucher aux fenêtres des gens.
La femme qui est là-haut affirmera plus tard que ses fenêtres étaient toujours verrouillées. Toujours. Elle était une maniaque de la sécurité à son domicile, dira-t-elle. Elle le déclarera sous serment devant un juge.
Une autre chose que j’ai apprise c’est que tout le monde ment, même les mères éplorées.
(…) S’il y a une chose que j’ai apprise de tout ça, c’est que vous ne devriez jamais nettoyer votre taxi à la vapeur après avoir touché les fenêtres d’une inconnue ».
Jeff apprend, à son corps défendant, quand la police fait irruption chez lui et le place en garde à vue. Menottes. Coups. Accusé d’avoir enlevé une fillette. On a relevé ses empreintes digitales au domicile de la mère. Il a, la veille, nettoyé son taxi à la vapeur, sans doute pour masquer tout indice. Il aurait été vu par deux témoins. Aucune trace de sa dernière course, à l’heure de l’enlèvement. Et pour cause, Jeff n’a pas fait payer les deux filles qu’il a conduites à leur résidence universitaire, parce qu’il trouvait le quartier peu sûr, qu’il a voulu rendre service. Comme le lui dit Robert, son seul confident en prison, condamné à mort, le système est biaisé : « Tu dois voir ça différemment. Tu n’es pas innocent jusqu’à ce qu’il soit prouvé que tu es coupable, ça marche dans l’autre sens. Il faut prouver que tu es innocent ».
Tout s’enchaîne, garde à vue, enquête bâclée, policiers convaincus de la culpabilité du suspect, avocat commis d’office plus intéressé par les pâtisseries que par le dossier de son client, la presse qui s’emballe et se passionne pour l’affaire, la monte en épingle, attente du procès dans le couloir de la mort : « Je suis dans le couloir de la mort parce que c’est l’endroit le plus sûr où me mettre. Il paraît que les kidnappeurs tendent à rencontrer des difficultés avec la population carcérale ordinaire, on a donc trouvé un moyen de me protéger en me donnant ma cellule personnelle dans le couloir de la mort. Je médite sur l’ironie d’une mesure qui consiste à me placer pour ma sécurité parmi des hommes dont la mort est programmée ».
La descente aux enfers commence. « Il se passe quelque chose de pas clair ». Et pour cause. Jeff est pris dans un mauvais film, un véritable cauchemar, ou une série télé. Il tente de comprendre en comparant son quotidien avec des scènes de Clint Eastwood, des Experts ou de New York police judiciaire. En vain.
« Je croyais que lorsque vous demandiez un avocat votre interrogatoire cessait. La télévision m’avait donné cette impression, et avec elle des notions irréalistes sur le fonctionnement de la police et de la justice. On devrait afficher une mise en garde sur les postes de télévision, comme il y en a sur les paquets de cigarettes : Attention ! Cet appareil nuit à votre vision du réel ».
Jeff prend rapidement conscience qu’un piège se referme sur lui, « toutes mes illusions sont pulvérisées l’une après l’autre, et je dois accepter sans cesse de nouvelles réalités ». Lorsque le procès s’ouvre, à l’enlèvement s’ajoutent deux autres chefs d’accusation : viol (présumé) et meurtre puisqu’ « au Texas, la loi n’exige pas qu’il y ait un corps pour accuser un suspect de meurtre, et à ce stade, ils ont admis que la fillette est morte ». « « Vous allez être jugé pour meurtre passible de la peine capitale », me déclare mon avocat comme s’il m’annonçait le dernier score d’un événement sportif ».
Iain Levison signe avec Arrêtez-moi là ! un roman coup de poing, violent, âpre, inoubliable. Il s’inspire d’un fait divers, l’affaire Richard Ricci (auquel le livre est dédié), à Salt Lake City. Juin 2002 : Elizabeth Smart, 14 ans est kidnappée dans la maison de ses parents. La police arrête Richard Ricci au terme d’une enquête sommaire. L’homme ne peut prouver son innocence. Il meurt d’une hémorragie cérébrale alors même que la jeune fille est retrouvée, indemne. La presse salue le happy end, laissant de côté un homme mort innocent, massacré par le système, et la douleur d’une jeune fille violée pendant neuf mois…
Iain Levison transpose l’histoire réelle pour démonter la spirale du système judiciaire américain. Il dénonce les méthodes policières, la justice à deux vitesses (les avocats commis d’office et les grands cabinets qui s’enflamment pour les affaires qui peuvent leur rapporter un maximum d’argent), les media qui alimentent la paranoïa de la population, son voyeurisme, ses jugements à l’emporte-pièce. Le spectaculaire et la pérennité du système pour seules règles. Au centre de ce cirque – « C’est un spectacle », « Rien qu’un spectacle », « tu n’es qu’un cheval de cirque » – au centre, donc, un pion, Jeff Sutton, condamné alors qu’il est innocent.

Arrêtez-moi là ! est signé Iain Levison, l’un des observateurs les plus justes de la société américaine, et au-delà, de nos systèmes contemporains. L’auteur des Tribulations d’un précaire, Un petit boulot ou Trois hommes, deux chiens et une langouste excelle dans la peinture des laissés pour compte de la société, révélant ainsi, avec humour, voire cynisme, ses failles, ses ratés. Dans son dernier livre, décapant, terrifiant, il s’inscrit dans la lignée des grands romanciers du judiciaire et du politique, de Hugo (Le Dernier Jour d’un condamné) à Norman Mailer (Le Chant du bourreau), en passant par Truman Capote (De Sang-froid) Gilles Perrault (Le Pullover rouge), Emmanuel Carrère (L’Adversaire) ou Régis Jauffret (Claustria). Refuser la vérité toute faite, l’histoire telle que les media ou les enquêtes policières la récrivent, la dictature de l’opinion qui nie les faits s’ils desservent l’émotion ou le spectaculaire, pour faire œuvre, politique, littéraire, humaine, de lucidité.
Iain Levison, Arrêtez-moi là ! [The Cab Driver], traduit de l’anglais (USA) par Franchita Gonzalez Batlle, éd. Liana Levi.
Paru en grand format en 2011, le roman existe en collection de poche (« Piccolo », 9 € 50) comme en version numérique (7 € 49).
Le roman vient d’être adapté au cinéma par Gilles Bannier, avec Reda Kateb, Léa Drucker, Gilles Cohen, etc. Il sera en salles en France, en janvier prochain. Le chauffeur de taxi, interprété par un Reda Kated exceptionnel selon Iain Levison, se nomme désormais Samson Cazalet et il vit à Nice.