Christophe Honoré : sommes-nous les défunts de l’Histoire ?

Sommes-nous encore vivants au monde ou ne sommes-nous plus, hagards et désemparés, que les grands défunts de l’Histoire, ses ardents fantômes qui vivent et survivent dans un Après majuscule aux accents d’apocalypse aveugle et trébuchante ? Pouvons-nous, après les Guerres et les Désastres, encore occuper une place dans une Histoire désormais laissée à nous dans son désert d’événement ? L’Histoire n’a-t-elle pas, de fait, désormais touché avant nous un irrémédiable terme qui laisserait chacun errer dans un présent sans visage et vidé de tout devenir ? Telles sont les questions, aussi terribles que fécondes, qui traversent et qu’ouvre Fin de l’Histoire, le nouveau spectacle de Christophe Honoré, incontestable événement de la saison théâtrale créé ce 13 octobre au Théâtre de Lorient et qui s’arrêtera à la Colline du 3 au 28 novembre prochains (Paris) avant de sillonner le reste de la France et d’être joué à Varsovie (dates en fin d’article).

Après avoir donné à la scène en 2012 le remarquable Nouveau Roman où il offrait la vie la plus généreuse et alerte au mouvement littéraire à la pourtant austère réputation d’abstraction et de cérébralité, Christophe Honoré revient au théâtre en interrogeant cette fois une pièce inachevée, déchirée de doutes et de reprises, L’Histoire (opérette) de Witold Gombrowicz qui pose l’Histoire et sa tragédie fondatrice au centre de son questionnement dramaturgique. Du spectacle qui ne s’est pas encore joué, on sait encore peu mais sans doute déjà assez pour offrir ici des pistes à la réflexion, monter les tréteaux de son exigeante réflexion engagée sur Gombrowicz, sur l’Histoire et sur le théâtre, et donner ainsi l’occasion de lever plus largement un coin du rideau sur la démarche théâtrale et la méthode heuristique de Christophe Honoré.

Car, de la pièce de Gombrowicz, l’argument en est aussi nu que terrible : en 1939, le jeune Witold se voit aux constantes prises avec sa famille qui l’accuse d’être un parfait abruti comme ils disent, d’aller et venir nus pieds comme un palefrenier comme ils le répètent, et d’ainsi faire preuve d’une constante immaturité, lui qui devra se justifier et se défendre face à un véritable jury de Maturité constitué pour venir juger son intrépide jeunesse. Pendant que, dehors, l’Histoire de l’Europe, toute d’horreur et de corps bientôt morts, gronde à la porte puis finit par souffler la maison avant de précipiter chacun dans l’hébétude de l’irréversible. Comme chez Claude Simon, la tragédie débute ici quand l’Histoire s’éteint, quand elle s’est reculée dans un horizon mythique, quand elle a fini d’être à hauteur d’homme.

Fin de l’Histoire de Christophe Honoré

Cependant, Wiltold n’entend aucunement se laisser faire. L’éternel adolescent, qui a fait de sa jeunesse le règne par l’informe de sa puissance à ne pas être de ce monde, veut prendre place dans l’Histoire. De toutes ses forces, il désire prouver au jury qu’il peut faire basculer le monde dans des dates à soi inédites. Lui, le spectateur inattentif d’un spectacle auquel il n’a pas demandé à assister, désire à présent monter sur scène, être l’acteur de soi, jouer les premiers rôles pour infléchir le cours de l’Histoire et produire dans toute sa violence une uchronie, comme le dit Honoré, c’est-à-dire une non-date à partir de laquelle l’Histoire peut se redessiner : trouver son point nul dans le temps pour recommencer. Partant, Gombrowicz, et Honoré avec lui, vont devoir rejouer l’Histoire et la faire revenir sur ses pas et ses dates dans une intransigeance marxiste, celle qui faisait dire au philosophe allemand : l’histoire passe toujours par deux fois dans les hommes, la première sous la forme hallucinée de haine de la tragédie, la seconde sous la forme joyeuse et débonnaire de la farce. L’histoire est sans fin, elle est une boucle folle, elle devient le jeu théâtral par excellence.

Si bien que L’Histoire ne peut dès lors que se muer en vibrante et tournoyante opérette, en boucle chantante sans fin car Witold revient dans l’Histoire, il repart en 1914 avant l’assassinat de l’archiduc : il ne veut pas que l’Histoire ait lieu, qu’elle devienne l’Histoire, qu’elle emporte les hommes dans une maturité toujours au visage d’une forme définitive : la mort sans retour. Pourtant, Christophe Honoré ne va pas lui offrir 1914 comme théâtre d’Histoire à venir mais décide de faire dévier le cours de son histoire et de le faire insister, au-delà des fragments de Gombrowicz, en 1945, à Yalta, où, à l’instar des récits de guerre dans Nouveau Roman, s’est jouée, à la venue de la Seconde Guerre mondiale, la scène primitive de notre modernité. Witold, et Honoré avec lui, rentre dans la chambre des parents pour voir comment le lit a été défait.

De fait, à l’inachèvement par Gombrowicz de sa propre pièce répond la démarche de réécriture et d’adaptation d’Honoré de ne surtout pas chercher à la clore, à achever l’inachèvement mais, tout au contraire, d’inlassablement tenter de l’ouvrir encore davantage, d’en reculer démesurément la fin en lui adressant, depuis son caractère fragmentaire et sans cesse recommencé, autant de questions qui muent le plateau de théâtre en un Temps du théâtre après le Théâtre, d’une tragédie après toutes les tragédies, d’un sixième acte qui, à présent, nous appartiendrait. Un temps entre le Désastre et la fin ultime, un temps qui viendrait à exister et à se montrer après le tomber du rideau : quand la scène n’est plus visible mais que le plateau se trouve encore occupé de ses acteurs, fondamentalement désœuvrés, à la recherche d’une scène, de ce qui fera scène.

Dès lors, chez Honoré, la scène devra toujours se donner comme une mise en abyme délibérément brisée et inquiète, où la représentation théâtrale interroge précisément la théâtralité des représentations sociales, culturelles et littéraires, où le théâtre s’empare des mythologies pour mieux les dénuder, des mythes et des héros pour les mettre littéralement à nu, s’inquiète des signes, retrouve les figures du passé pour les faire passer au présent de la scène et du spectacle, en traquer la grandeur et deviner ce que les tableaux d’ancêtres et les icônes cachent. Son théâtre s’offre dans la violence d’une mise à l’épreuve : tout discours est une mise à l’épreuve et la distanciation nue de sa propre figure : où la structure théâtrale devient le tribunal parfois grave, parfois farceur d’une Histoire dont personne ne sort indemne. Car chez Honoré il y a toujours un tyran qui ne dit pas son nom, une tyrannie des discours qui porte peut-être le nom d’Histoire et que le théâtre dévoile depuis tout son jeu, sa grande et intrépide adolescence.

À ces deux premiers mouvements de la pièce, de Witold face à sa famille et de Witold face aux politiciens, vont enfin se succéder, comme le dévoile Honoré dans son projet, deux ultimes mouvements comme autant de nouvelles mises à l’épreuve critique du sujet devant l’Histoire, à savoir la confrontation du jeune homme immature aux figures de la philosophie, de philosophes de l’Histoire en particulier tels Hegel, Marx, Kojève, Baudrillard mais surtout le chantre de la fin de l’histoire, de la fin des temps et du dernier homme : Francis Fukuyama, le prophète de la Chute du Mur qu’avait aussi exploré et mis en scène Camille de Toledo en 2013 dans La Chute de Fukuyama, opéra à la partition signée Grégoire Hetzel. Ici, devant Witold, Fukuyama devra répondre de sa vision du dénouement de l’Histoire, de son impossible clôture de la même manière que le dernier mouvement replacera Witold à Varsovie, le mettant en scène s’adressant aux poètes du 20e siècle. Politique, philosophie, poésie : la scène d’Honoré n’aura donc jamais été aussi ouverte.

Et, désormais, tout peut être attendu sur le théâtre dans la mesure où Honoré pose avec acuité depuis ces quelques indications scéniques le sens affirmé d’une méthode déjà esquissée avec Nouveau Roman, à savoir l’écriture de plateau, expérience formelle s’il en est, écriture donc à partir d’un canevas à ravauder, d’un texte délibérément troué par lequel les improvisations des acteurs et les indications du metteur en scène suggèrent ce que la scène doit être, et révèle incidemment la double postulation du théâtre pour Honoré. À savoir, en premier lieu, une permanente question : comment dramatiser et donner à voir une idée ? Comment œuvrer à une réflexion en acte ? Comment la scène de théâtre au cœur de la cité peut-elle devenir l’espace à la fois offert et en même temps protégé où se rejouent et se déjouent les discours et les récits ? La seconde question qu’offre Honoré au théâtre est une question purement théâtrale depuis toute l’impureté, proprement et improprement cinématographique, qu’il sait insuffler au spectacle : comment rendre le théâtre présent ? Comment lui rendre une grande présence au monde ? Comment rendre la vie sur scène ?

Sans doute, depuis ses réécritures et l’énergie sans trêve de l’adaptation, l’écriture de plateau œuvre-t-elle alors à cette dynamique sans répit du vivant, celle qui entraine une troupe d’acteurs comme une communauté de corps écrivants, où l’on retrouvera sur scène une partie notamment de la troupe de Nouveau Roman, à commencer par Annie Mercier (déjà épatante en Jérôme Lindon) Jean-Charles Clichet (formidable Robbe-Grillet) et Julien Honoré (hiératique Claude Mauriac) à qui viendront s’ajouter Sébastien Eveno, Erwan Ha Kyoon Larcher, Elise Lhomeau, Mathieu Saccucci et enfin Marlène Saldana (éblouissante révélation du cœur des Métamorphoses d’Honoré). Une écriture de plateau toujours en mouvement, en torsion comme si l’Histoire, par les acteurs et le théâtre, pouvait être inlassablement relancée, se situer après l’histoire, comme si le théâtre, par son jeu, venait à se donner comme un espace où le présent pouvait enfin venir à soi, un espace de perpétuelle métamorphose, un espace de re-vie, de temps retrouvé.

Où, si l’on dit souvent d’Honoré qu’il est à la fois romancier, dramaturge et cinéaste, on omet sans doute le plus important, à savoir que, par l’exigence de la morale de forme et son examen continu de la mélancolie muette des temps présents, Honoré se pose des questions de poète, de celles, ultime, d’Hölderlin : comment ordonner le Chaos ? La forme pourra-t-elle discipliner et interroger la contingence folle ? Comment habiter le monde en ces temps de détresse ? « Mon pied nu est désarmé devant l’Histoire. Si seulement je pouvais atteindre le lieu où se crée l’Histoire ! La politique des Puissances ! Mais je suis désarmé ! » entend-t-on crier dans Histoire de Gombrowicz dans un élan qui appartient autant à notre présent qu’à son romantisme hölderlinien le plus achevé, celui qui désire habiter le monde en poète.

On aura compris sans hésitation aucune depuis ces pistes esquissées d’un spectacle qui s’annonce riche : il faut aller voir Fin de l’Histoire de Christophe Honoré, ne serait-ce que pour vérifier comme y invitait l’épigraphe d’Ovide au générique des Métamorphoses combien notre temps appartient aux métamorphoses des formes qui se disent en des corps nouveaux. Et combien la fin de l’Histoire sur scène, c’est toujours, dans la salle, le début de la nôtre.

Fin de l’Histoire de Christophe Honoré — texte d’après Witold Gombrowicz — mise en scène Christophe Honoré Durée du spectacle : 3 h environ
avec Jean‑Charles Clichet, Sébastien Éveno, Julien Honoré, Erwan Ha Kyoon Larcher, Élise Lhomeau, Annie Mercier, Mathieu Saccucci, Marlène Saldana— scénographie Alban Ho Van— lumière Kelig Le Bars — création costumes Marie La Rocca — conception et fabrication des masques Fanny Gautreau — dramaturgie et assistanat à la mise en scène Sébastien Lévy

CDDB – Théâtre de Lorient – CDN du 13 au 15 octobre 2015
Théâtre de la Colline du 3 au 28 novembre 2015
Théâtre National de Varsovie
 les 4 et 5 décembre 2015
Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées
 du 11 au 17 décembre 2015
La Comédie de Valence – CDN Drôme-Ardèche
 les 6 et 7 janvier 2016
Le Grand T – théâtre de Loire-Atlantique
 du 13 au 15 janvier 2016
Maison des arts de Créteil
 du 28 au 30 janvier 2016
Théâtre national de Nice
 du 25 au 27 février 2016