« À quoi ça pourrait ressembler, un roman du XXIe siècle ? En quoi ça serait différent d’un roman du XIXe, par exemple ? », se demande Pierre Ducrozet dans la note d’intention qui accompagne L’Invention des corps, son dernier roman, couronné du Prix de Flore, qui paraît en poche chez Babel.

J’ai rencontré Deleuze au moment où il venait d’interrompre son enseignement à Paris 8. Je n’étais pas un de ses étudiants et je lui en avais fait, comme à regret, la remarque. « C’était pour moi, m’a-t-il répondu, un laboratoire, une forme d’expérimentation plus que l’exposé d’un savoir. Vous n’auriez donc rien appris, sauf à entrer dans les difficultés de la pensée quand elle ne sait plus ».  Un peu, me disait-il d’autres fois, « comme un âne qui se frappe lui-même ». Mais n’est-ce pas ce qui advient quand une ligne est épuisée et qu’il convient d’en emprunter de nouvelles?

Avec Logique de la science-fiction, Jean-Clet Martin poursuit son œuvre singulière, multiple, inventant à chaque fois des agencements avec d’autres créateurs qui sont autant de mondes étranges qui forcent à penser. Traçant cette fois une ligne entre Hegel et la science-fiction, Jean-Clet Martin attire le philosophe allemand dans des zones où celui-ci s’aventure à travers des mondes pluriels, acosmiques, alternatifs qui altèrent les contours de sa philosophie, en redessinent les frontières, en redéfinissent les implications. Parallèlement, lue à travers les yeux d’un Hegel explorateur de nouveaux espaces anormaux, la science-fiction s’affronte à une tension qui la transforme en un point de vue sur le monde par lequel le monde devient autre.

« À quoi ça pourrait ressembler, un roman du XXIe siècle ? En quoi ça serait différent d’un roman du XIXe, par exemple ? », se demande Pierre Ducrozet dans la note d’intention qui accompagne L’Invention des corps, son dernier roman, récemment couronné du Prix de Flore.

La définition de vivant ne va plus de soi depuis des années notamment face à une médecine dont le progrès brouille les frontières entre corps vivant, malade et cadavre. L’état de mort cérébrale en est l’exemple le plus frappant. Cependant une approche du concept semble apparaître en ce début du XXIe siècle : après l’ère de la robotique, de l’homme androïde, du corps métallique qui fut le fantasme du siècle dernier – depuis les hommes robotisés des peintures de Fernand Léger au mouvement cyberpunk des années 90 –, la chair organique revient comme modèle du nouveau vivant. Mais ce n’est pas cette chair saine et bien portante à laquelle certaines médecines douces tentent de redonner ses titres de noblesse mais une chair qui retourne à sa définition originelle. Chair modeste, trop modeste, une simple chair comestible… Car le corps humain, roseau pensant, malgré la grandeur d’âme qu’il peut contenir, qu’est-il au final si ce n’est un assemblage d’os, de muscles et de veines ? Que devient-il, privé de sa pensée, si ce n’est un simple tas de viande ?

Frères migrants de Patrick Chamoiseau vient de paraître au Seuil : l’occasion, pour Diacritik d’un grand entretien avec l’écrivain qui évoque la mondialisation déshumanisante, le « Tout-Monde », Édouard Glissant, la créolité, la littérature et un monde qui pourra se construire « non pas selon les modalités de la communauté, mais sur la base de solidarités multidimensionnelles, évolutives, et de fraternités imprévisibles et transversales ».

Quand je suis arrivé à Paris pour y vivre, il y a une vingtaine d’années, et je précise que je n’y avais jamais posé les pieds, pas même en voyage scolaire, j’avais trois envies en tête comme autant de désirs aussi tenaces que confus : aller au 5 rue Saint Benoît dans le 6ème, aller chez Agathe Gaillard 3 rue du Pont-Louis Philippe dans le 4ème et aller danser et me perdre dans la foule du Queen, 102 avenue des Champs Élysées dans le 8ème.

Un jour, il y a des années maintenant, j’ai lu une phrase stupéfiante. Cette phrase figurait dans un livre de philosophie. À l’époque, encore lycéen, je n’étais pas sûr de toujours bien saisir ce qui était écrit dans ce genre d’ouvrages. Mais lire était en soi un événement. Je sentais que quelque chose s’accordait à mon être en le désaccordant du monde que par ailleurs il subissait. Je lisais pour m’alléger. Je lisais comme on dévale une pente.

Je m’aperçois aujourd’hui que mon acte de lecture ressemblait, en son ordre, à celui de Mouchette, cette gamine au destin bouleversant filmée par Bresson.

« Un jour, on saura peut-être qu’il n’y a pas d’art, mais seulement de la médecine » suggérait Gilles Deleuze, au cœur d’une note comme épiphanique de Critique et clinique prenant la forme d’un aphorisme tiré de Le Clézio, dans le souci infaillible d’affirmer combien la littérature se doit d’être, devant toutes les morts et au-delà des vivants qui s’effondrent, comme une grande et éclatante santé : une profonde voix de vie qui trace, depuis l’écriture, autant de destins à guérir.