En février 2015, Ernest Pépin publie Le Griot de la peinture (Caraibéditions), sur un Basquiat, « décidé à tracer dans le chaos du monde le graffiti obscur d’un éclat d’existence dans une ville impossible ». En avril 2015, Pierre Ducrozet publie Eroica (Grasset) : au centre de son roman, celui qui voulut être Picasso et sera « Prométhée, Elvis, Charlie Parker, Lou Reed, Bob Dylan, John Coltrane. Il sera Andy Warhol. Mohamed Ali, Jack Kerouac. Ulysse. Superman. Héros, on vous dit ». Un soir au Night Birds, raconte Pierre Ducrozet, il rencontre une jeune serveuse. « Il la regarde, il sait que c’est elle ». Celle à laquelle Jennifer Clement consacre un livre La Veuve Basquiat (Bourgois, mars 2016), celle que Jean-Michel Basquiat comparaît à « un personnage de BD », Suzanne Mallouk. Portrait d’un peintre et d’un homme, « au confluent », comme l’écrit Ernest Pépin, des cultures et des arts, au confluent aussi de ces trois très beaux romans récents.
« Il avait à peine vingt ans.
Il avait cent ans de peinture »
Le livre d’Ernest Pépin, Le Griot de la peinture, épouse d’abord le je de Basquiat, évoquant ses racines : sa mère « venue des profondeurs du cosmos où des milliards d’univers glissaient dans l’éternité », gardienne de « formes improbables » (celles que Basquiat représentera d’ailleurs), Porto-Rico « une île qu ramait vers les États-Unis depuis de nombreuses années sans trouver le bon port. Une île écartelée entre son destin caraïbe, son empreinte américaine et son passé espagnol ». Son père, c’est une autre île, « Haïti, la déchirée » et lui Jean-Michel est né loin de là, dans le « bouillon limoneux de Brooklyn », près de New York cette « ville impossible » qui « peut gratter follement les pieds du ciel », « jungle tangible », « transe exaltée, New York concasse le soleil en de multiples taxis jaunes ». Jean-Michel Basquiat « multiplié » dans ses racines, « deux îles happées par le magnétisme de New York la stridente », « île des îles ».
Même écheveau de racines dans son œuvre, dans tous ces livres et toutes ces images qui vont nourrir son imaginaire : des contes, des romans, des magazines, des bandes dessinées, des tableaux « venus des trois langues qui tissaient en moi des réseaux d’imaginaires ». Mais aussi la rue, les graffitis, les tags, l’écriture partout, cet ensemble hétérogène et polyphonique qui va le faire partir « comme un bateau ivre à la rencontre d’une vérité impossible ». Il sera SAMO, same old shit, avec sa couronne à trois pointes, « entreprise de rêves protestataires ». Basquiat vit au rythme de la rue, liberté, rébellion et refus de toute intégration. Il goûte les drogues, se perd dans la nuit, dans le labyrinthe de la ville, du sexe, des bars, du jazz — qui n’est pas une musique mais « une aspiration à la totalité ».
Puis ce sera la peinture, pour la célébrité, l’argent, le succès. Le roman varie les voix, celle de la mère, celle de Basquiat dont « les mains tissaient des couleurs comme une araignée électrique », de l’amante qui le regarde peindre comme on parle « une langue intraduisible, indéchiffrable ». Elle est Suzanne Mallouk, celle qui a « habité son rêve », suivant sa course folle vers le « désastre » pour en finir avec les illusions du monde, puisque tel est l’art, « l’artiste solde tous les rêves ». Elle sera Jennifer Goode, d’autres femmes pour cet homme artiste qui se trouve en se perdant.
Basquiat célébré et adulé, côtoyant Andy Warhol et Keith Haring, disant l’Occident, cette « puissance fragile, minée au cœur, et pourtant qui embrasse le monde dans l’étau unique de sa cécité », l’Afrique « vulnérable et immortelle, dispersée aux Amériques comme les pétales d’une fleur de souffrance. Transportée, dépecée, refleurie. J’en fais l’inventaire prolongeant le nouveau sang des diasporas », l’Amérique, « cette terre qui se venge d’avoir été volée. Terre instable comme un charriot poursuivi. Terre convulsionnaire et puritaine », disant la Caraïbe. Basquiat est partout, il habite « le toit du monde », sans jamais oublier ses racines mais se perdant dans le fric et la drogue. Mais dans ses « phrases saccadées la couleur ne séchera jamais », ravivée par ce sublime Griot de la peinture.
Le livre d’Ernest Pépin est prose poétique, charnelle, débordante d’images inouïes. Sa langue est une pâte, une matière qui tord la langue comme Basquiat a fait exploser la peinture, hors cadre, hors musée, mais aussi pleinement dedans. Elle est bouillonnante et sublime, débordante, un flux épais d’images pourtant fluides et lumineuses. Mais Le griot de la peinture est aussi un livre immensément politique, bruissant de « noms totémiques comme Patrice Lumumba, Frantz Fanon, et de tant d’autres accoucheurs du soleil indépendance », narrant la manière dont Basquiat apprivoise peu à peu son identité multiple, sa créolité, sa négritude, « le vieux fond nègre tapi quelque part dessous l’eau trouble de son mélange ».
« LE NOIR EST UN ÉTAT D’URGENCE !
Que l’art soit un cri terrifiant la jungle. Le cri de l’humanité et le cri des bas-fonds new-yorkais. Le cri blanc de Toussaint-Louverture. Le cri d’Aimé Césaire. Le feulement de Miles Davis. Intensité du son pictural. Le roi Parker multiplie le cri, assemble les atomes incandescents. »

« Ce qu’il voit, c’est une incantation »
Quand Basquiat entre dans une pièce, « le cours des choses est dévié. Tout est harmonieux dans ses gestes, portés par la grâce et la vitesse comme une danse très ancienne ». Le livre de Pierre Ducrozet retrace la trajectoire d’une comète, le milieu artistique, New York aussi, des années 70 aux années 90. Il est le métissage absolu, mère portoricaine, père haïtien, né à Brooklyn en décembre 1960, parlant français, anglais et espagnol, mêlant ces langues dans ses toiles. Il apparie la rue et le musée, le haut et le bas, « dessine sur tout ce qu’il trouve : tables, frigos, fenêtres en bois, il dessine sur sa main, ses vêtements, la lampe blanche à côté du canapé, sur les stores, les feuilles qui traînent, les journaux ». Un jour il organise ce jaillissement, cette tornade en lui, « son pinceau ira aussi vite que le saxophone de Bird. Sur la toile, contrepoint, chorus, répétition, mélodie rompue et reprise, virgules, boucles — jazz. Maîtrise du rythme, improvisation des formes ».
Même adulte, il reste ce garçon qui s’est rêvé en héros dans un monde qui n’en veut plus, Batman ou Picasso, il sera SAMO puis Basquiat, peignant « les rues, les rois, les héros », mêlant comics, musique et peinture. Le très beau roman de Pierre Ducrozet, dont le titre est celui des deux dernières œuvres de Basquiat Eroica I, Eroica II (été 1988), n’est pas une biographie (Basquiat y est Jay), c’est une forme d’épopée fictionnelle, un roman envahi par des toiles et des peintures, les figures artistiques de la scène new-yorkaise en pleine ébullition, croisant Keith Haring, Andy Warhol, Madonna. C’est le génie, la drogue, la volonté de se construire comme de se détruire.
Same Old Shit, SAMO donc « ou la fin du lavage de cerveau organisé ». Pierre Ducrozet plonge dans une vie qui épouse l’œuvre, un jaillissement, une course contre le temps, la gloire et l’argent à 20 ans, la mort à 27. Eroica est le titre du livre comme de tableaux de Basquiat, c’est l’héroïne ou le héros que Basquiat voulait devenir. Pierre Ducrozet dit les années de recherche de soi puis la pleine maîtrise, le succès, « le fric pleut. Les critiques, les marchands, les collectionneurs, tous parlent de et achètent ». Il a « toujours voulu être le roi de New York », il l’est. Il le paiera de sa vie mis « il faut risquer quelque chose, sinon on n’a rien ».
« Une de ses dernières toiles, Eroica I, sur laquelle il avait également inscrit l’homme meurt, à quatre reprises »
Suzanne Mallouk a été la muse, l’amante, l’amie de Jean-Michel Basquiat. Elle est le S de ses tableaux. Elle est le sujet du livre de son amie Jennifer Clément, d’abord publié en 2001, repris et augmenté d’un post-scriptum en 2014, paru dans cette version aux éditions Bourgois.
Suzanne Mallouk est une insoumise fascinante qui affronte l’inconnu, le mue en territoire familier. Très tôt, en février 1980, elle échappe à sa famille pour aller au bout de son rêve qui est une adresse « Hôtel Seville, New York City ». « Suzanne a fait un vœu depuis toujours. Mais ce n’est pas vraiment un vœu parce que cela va arriver de toute façon ». Ce vœu, partir, lui a été inspiré par deux hommes, Iggy Pop (« Dieu ») et René Ricard, poète, auteur de The Blue Book, lu et relu. « J’avais compris qu’un livre peut te saisir comme un bras et t’entraîner loin de tout ce que tu pensais comprendre ». C’est Basquiat qu’elle va rencontrer, au Night Birds où elle est serveuse. « Jean-Michel porte un grand manteau. Il reste éloigné du bar et vient tous les jours regarder Suzanne. Elle lit La Nausée de Sartre derrière le comptoir ». Il l’observe pendant deux mois, finit par l’aborder, lui lit ses poèmes, l’appelle Vénus.
Ce sera l’amour fou, chez elle d’abord, « il apporte juste une radio cassée et une boîte de conserve pleine de crayons de couleur. Des trucs de gosse », puis dans son loft de Soho. « Il sent le cuit, la peinture à l’huile, le tabac, la marijuana et la légère odeur métallique de la cocaïne ». Il disparaît souvent, il peint depuis sa douleur, pour faire entrer l’altérité, son identité, au MoMA, entrer dans cette autre « plantation de coton de l’homme blanc, lui explique-t-il », « c’est pour ça que je peins, dit-il. Pour faire entrer les Noirs au musée ». Il vend sa première toile 200 $ à Deborrah Harry, la chanteuse de Blondie.
Il lit Kerouac, fréquente Burroughs, Ginsberg, Warhol et Keith Haring, Madonna, Julian Schnabel ; Suzanne et Jean-Michel se quittent et se retrouvent, s’unissent dans le sexe et la coke, « il dit qu’il aime Suzanne parce que c’est la première femme qu’il a rencontrée qui vive, marche et respire comme une BD ». Elle est là, aimant de sa vie, quoi qu’il fasse, malgré ses écarts et ses absences :
« Un soir, Suzanne entre au Roxy et trouve Jean-Michel avec Madonna. Elle se jette sur elle et se met à lui arracher les cheveux, la griffer et lui donner des coups de poing.
« Tu es avec mon petit ami ! » dit Suzanne.
Jean-Michel se contente de rire.
Plus tard il déclare à Suzanne : « Eh bien, tu l’as dérouillée exactement comme une Portoricaine. »
Puis il peint A Panel of Experts, tableau dans lequel Suzanne « Vénus » et Madonna en bâtonnets se battent. Sur le collage il barre le nom de « Madonna ».
« Pourquoi tu as fait ça ? » demande Suzanne.
« Parce que tu as gagné, Vénus », répond Jean-Michel. »
Vénus / Suzanne finit par partir, aime Michael Stewart qui sera massacré par la police, il est Noir, lui aussi. Sa vie est une suite de destructions et renaissances. Suzanne peint, trouve le succès, abandonne, elle fera de même avec la chanson. Elle a un temps changé de nom, Suzanne est une métamorphose permanente et fascinante. D’ailleurs elle revient, retrouve Basquiat, mais finira par trouver la force de le faire sortir de sa vie quand elle comprendra que l’héroïne est devenue sa seule compagne.
Suzanne est cette femme « frêle et maigre qui a la force d’embrasser le monde », par laquelle Jennifer Clément, « blonde et poète » comme la décrit Suzanne dans un chapitre du livre, quand l’auteur devient personnage de l’histoire. La Veuve Basquiat est un récit étrange qui tient du poème en prose, fragmenté et irradiant, il dit deux décennies new-yorkaises, une ville susceptible du pire comme du meilleur, l’émergence et le couronnement d’un génie de l’art et sa mort, comme Burroughs ou Ginsberg (ou Major Tom), Basquiat est un junkie, « c’est la voie du génie », selon lui, cet « incroyable baromètre de la culture raciste dans laquelle il vivait ».
Jennifer Clement est dans la poésie la plus crue, dès les titres de ces fragments plus ou moins chronologiques, magnifiques d’étrangeté, débordant de cet amour fou à la Breton, dans un livre « battant comme une porte », ouvert à ces deux êtres exceptionnels et ce moment inouï dont la prose de Jennifer Clement serait le « sismographe ». Breton l’écrivait dans Nadja, ouvrant à L’Amour fou, « la beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas ». Tel est ce livre, convulsif et saccadé, fulgurant, à l’image de la peinture de Basquiat, lui-même muse littéraire, dans ces trois livres signés Ernest Pépin, Pierre Ducrozet et Jennifer Clement.
Jennifer Clement, La veuve Basquiat, une histoire d’amour, traduit de l’anglais (USA) par Michel Marny, éd. Christian Bourgois, 2016, 206 p., 14 €
Pierre Ducrozet, Eroica, Grasset, avril 2015, 272 p. 19 €
Ernest Pépin, Le Griot de la peinture, février 2015, Caraibéditions, 163 p., 15 €