Pierre Ducrozet : « À quoi ça pourrait ressembler, un roman du XXIe siècle ? » (L’Invention des corps)

« À quoi ça pourrait ressembler, un roman du XXIe siècle ? En quoi ça serait différent d’un roman du XIXe, par exemple ? », se demande Pierre Ducrozet dans la note d’intention qui accompagne L’Invention des corps, son dernier roman, couronné du Prix de Flore, qui paraît en poche chez Babel. Pierre Ducrozet écrit avoir « imaginé alors un roman sans centre, fait de plis et de passages, de liens, d’hypertextes, qui dédoublerait le mouvement du monde contemporain, en adoptant Internet comme sujet et comme forme. (…)
Je voulais des ordinateurs mais aussi des routes, de la terre, la poésie des tubes et des nerfs ».

Souvent la distance est grande entre l’intention et le roman, surtout quand le projet est d’une telle ambition. Donner une forme au siècle, à sa poétique réticulaire, à ses réseaux d’asphalte comme ses lignes de codes, dire la matérialité des corps mais aussi la structure que ce XXIe siècle leur donne, virtuelle et presque déshumanisée, quand elle est portée par les expériences scientifiques d’apprentis sorciers prométhéens. Il y a tout cela pourtant dans L’Invention des corps et bien plus encore, au point qu’il est impossible de rendre la puissance de ce roman en quelques lignes, sinon à asserter sa force et sa beauté.

Álvaro Beltrán est un jeune prof d’informatique mexicain qui échappe, miraculeusement au massacre de 43 étudiants survenu le 16 septembre 2014 au Mexique. Le fait est réel, sans doute trop invisibilisé par les officiels (quand bien même il a envahi le web, aimanté les réseaux), c’est de cet événement que naît la fiction, quand « les mots qui pourraient reformuler le réel se sont englués le long des parois en chaux ».

C’est ce drame qui lance le Ier mouvement du livre — ici point de chapitres ou de parties mais un mouvement au sens tout autant musical que poétique ou politique. Les étudiants se rendaient à une manifestation à Mexico quand ils sont été attaqués par la police à Iguala, arrêtés, livrés à un cartel de la drogue qui les exécute avant de brûler leurs corps dans une décharge. Álvaro, « qui ne coïncide pas avec les lieux et les gens » en a réchappé. Désormais porteur d’un secret qui le dépasse (l’implication du gouvernement mexicain dans le massacre, la collusion du pouvoir politique et du crime organisé), il doit fuir, traverser clandestinement les frontières. Son corps exsude douleur et rage. Il parvient à rallier Los Angeles puis San Francisco et à se faire engager au Cube, cet espace d’expérimentation voulu par Parker Hayes pour faire reculer la dernière frontière, celle de la mort. Là, Álvaro est un cobaye, il offre son corps aux mains expertes d’Adèle, une scientifique française qui le sauvera de lui-même, de ses démons, de son passé.

A la manière de Basquiat, au centre du précédent roman de Pierre Ducrozet (Eroica, 2015), Álvaro est moins un personnage qu’un mouvement ou un rythme, par lesquels avance le récit. Quand Basquiat entre dans une  pièce « le cours des choses est dévié. Tout est harmonieux dans ses gestes, portés par la grâce et la vitesse comme une danse très ancienne ». Álvaro, ce jeune homme à la « peau obscure » qui toujours « regarde entre les plis pour voir s’il y a une brèche, un espace où se glisser ou se perdre », est lui aussi une trajectoire haletante, dans un livre-monde qui traverse les espaces et les territoires, joue de géographies romanesques multiples, rhizomiques — dans une référence explicite aux Mille plateaux de Deleuze et Guattari, comme à son versant identitaire chez Édouard Glissant, cette image « pour symboliser une structure qui se développe librement, qui ne fait ni monter ni descendre, le contraire d’un arbre, d’une pyramide ou de toutes les structures binaires qui nous infectent. Le rhizome est la figure la plus libre qui soit, qui fleurit et pousse selon son seul désir. Chaque point du rhizome communique avec n’importe quel autre. Le rhizome n’a évidemment pas de centre. Pas de système de pousse logique, ordonné, mais une efflorescence sauvage ». La forme même de ce World Wild Novel, qu’Álvaro va traverser, principe de cristallisation des intrigues, de croisement des personnages, d’implosion des limites.

Livre-monde, L’Invention des corps ? Roman-mappemonde plutôt, tant il parcourt le globe, du continent sud-américain au Canada en passant par les USA, Hong-Kong, Paris, jouant de temporalités qui sont des rythmes — alternativement présents, analepses, ellipses, brusques embardées ou enfoncement dans l’épaisseur glauque d’une scène comme, parfois, feuilleté des strates qui composent un moment, toujours réticulaire tant il suppose de souvenirs et de désirs. Là est la virtuosité de cette prose qui sait faire fuser les espaces-temps, réunir les personnages en apparence les plus disparates, traversant eux-mêmes frontières géographiques et identitaires comme Lin Dài, fascinante créature transgenre. Si l’on devait tenter de dire L’Invention des corps par une forme métonymique, ce serait une synapse, cette zone qui conjoint les signaux, courant neuronal comme électrique, force absolue.

Tous les personnages du livre, informaticiens, hackers, scientifiques ou architectes de nos espaces virtuels ont une quête en commun, une « utopie ». C’est l’île Bluesky de Parker Hayes, au large de la Californie où « vous pourrez tenter tout ce qu’il est possible de tenter. Nous repousserons ensemble les limites. Ici nous inventerons l’homme de demain ». Parker est prêt à toutes les expérimentations transhumanistes, il veut repousser les limites des corps, éradiquer la mort, quelle importance s’il faut pour cela défaire toutes les catégories de la morale ? L’utopie, c’est aussi Internet tel que l’a pensé Werner Fehrenbach, un lieu qui rendrait impossibles les massacres du XXè siècle. L’utopie, ce peut être tout simplement l’amour, ce que vivent Álvaro et Adèle, dans une lutte sans fin.

Pierre Ducrozet fait entrer toutes les crises que nos histoires et nos corps incarnent, dont nos présents héritent : les camps d’extermination, Hiroshima et le 11 septembre, en des pages inoubliables, les débuts d’Internet et l’explosion des réseaux sociaux, la Silicon Valley et Anonymous, les révolutions médicales, technologiques, scientifiques. Mise en perspective de l’Histoire, son roman dit la violence du monde comme sa quête éperdue d’une réalité augmentée, soit ce pire qui côtoie le meilleur dès lors qu’une idée de progrès anime les cerveaux humains. Une génération est née des massacres du XXè siècle comme de l’utopie d’Internet, elle a créé des bulles et des cellules, un réseau, un nouveau rapport à l’espace, au temps et au réel. Tout a été reformulé, au roman d’explorer cette masse tentaculaire, cette épaisseur signifiante, les câbles et les codes, « le multiple et l’infini des formes ».

Dans L’Invention des corps, tout s’imbrique, pays, temporalités, langues, personnages, réel et fiction, sur le modèle du World Wide Web mais aussi de romans eux-mêmes en rhizomes, que l’on pense à DeLillo, Bolaño ou plus récemment Zia Haider Rahman, ces auteurs qui écrivent A la lumière de ce que nous savons, pour interroger, dans une démesure tentaculaire et labyrinthique, un monde qui a lui-même perdu toute mesure. C’est par une texture vertigineuse et toujours au bord de basculer dans la folie ou la violence que se disent le monde, le temps, l’espace, l’être, un choc des corps et des espaces. Le réel (multidirectionnel) et sa représentation (labyrinthique et pourtant aussi fluide que l’évidence) coïncident, comme Internet né « d’une succession presque concomitante de projets et d’idées parallèles », comme le réseau que nous connaissons est « une architecture éclatée ». Comment habiter le monde, son propre corps, le monde comme corps ? Comment vivre dans cette époque quand Internet, réseaux sociaux, transparence des trajectoires, GPS, transhumanisme ont transformé notre rapport à nos identités, au temps, à l’Autre, à l’espace ; et que, pourtant, nous sommes toujours chair, pétris de désirs et colères ?

Là est la démesure assumée du roman de Pierre Ducrozet : saisir le présent, non pas seulement en tant que monde qui nous est contemporain, mais objet qui se présente à nous, sans recul, sans distance, auquel ce texte trouve pourtant le moyen de donner forme et pensée, sans jamais aplatir ou réduire « nos lignes de fuite incarnées », celles de la course en avant, faustienne, de notre temps, capable d’inventer la démocratie des Creative Commons comme de créer les conditions les plus radicales d’une violence sociale et politique. Sans doute le roman est-il ce genre lui-même tentaculaire et infini, et la fiction « le seul élément qui pourra éventuellement nous faire comprendre quelque chose à ce bordel, ou tout au moins nous le faire croire ».

« C’est comment qu’on freine ? », demandait Alain Bashung. Álvaro et Adèle trouveront peut-être leur utopie, comment « ralenti(r) les jours, dompte(r) l’espace », d’autres s’écrouleront (au sens propre) ; ce sera l’expérience paradoxale de tout lecteur de L’Invention des corps, une immersion dans un texte qui le possède, le hante, et pourtant le fait réfléchir, sans que jamais sa portée réflexive ne nuise à la tension qui l’anime. « A quoi ça pourrait ressembler, un roman du XXIè siècle ? » demandait Pierre Ducrozet. Indéniablement à cette Invention des corps, hallucinée et sidérante.

Pierre Ducrozet, L’Invention des corps, Actes Sud Babel, mai 2019, 304 p., 8 € 80 — Lire un extrait en pdf