Chacun a son pays natal, mais ceux qui ont le même n’en ont pas la même image. Il en va toujours ainsi du côté de l’origine car la nostalgie l’emporte sur la réalité, d’ailleurs inaccessible. Cela devrait conduire à s’interroger sur la nature des images, mais où irions-nous si leur matière partait en fumée ? Et quel dérangement si les appareils qui nous servent à fixer rencontres, amours et paysages se révélaient n’être que des attrape fumées ?
L’Égaré en est là avec sa conscience, un œil tourné vers la fenêtre qu’il est sûr de reconnaître, et l’autre vers quelque chose que, justement, il ne reconnaît pas. Ne s’agirait-il pas d’une apparition ? Sauf qu’un tel phénomène est inconcevable de nos jours. Oui, mais pourquoi n’en serais-je pas gratifié comme d’une surprise ou d’un cadeau ? Après tant de services rendus, et toujours du côté de la seule utilité, il serait temps que notre vue s’en dédommage en s’ouvrant un peu à l’inconnu (…).
Maintenant, je regarde alentour puis je ferme les yeux pour mesurer ce qu’il reste du monde sous mes paupières.
Bientôt, je ne vois plus qu’une masse grise surmontée d’une barre lumineuse, et j’espère voir glisser l’un sur l’autre le positif et le négatif de ces images dans le mouvement d’une révélation réciproque. J’attends et ne suis sûr de rien car tout grisonne et se brouille. Je rouvre les yeux et m’étonne que rien n’ait bougé si bien que chaque partie du monde est toujours à la même place. Et l’horizon est tout juste un peu plus nuageux, mais la lumière n’en est que plus douce sur les pentes de la falaise et la cime des arbres.
Bernard Noël, extrait de Regards de l’égaré, éditions nonpareilles, 2013.