1.
C’est sous forme de carte de vœux pour 2007 que le cipM (centre international de poésie Marseille) a publié TERRASSE À LA KASBAH d’Emmanuel Hocquard. Composé de deux “lettres à Élise” postées à Tanger les 3 et 6 novembre 2006, ce petit fascicule – 16 pages, dont 8 de texte imprimé dans un corps assez petit, la police choisie étant probablement Courier, très proche des caractères machine à écrire d’avant le traitement de texte – ne laissait pas encore deviner qu’il s’agissait du prologue d’un livre à venir : Une Grammaire de Tanger. Relisant ce qui vient d’être rassemblé en un seul volume chez P.O.L par Emmanuel Ponsart (l’éditeur de ce prologue, puis des cinq volumes sortis entre 2007 et 2016, dont le nom est étrangement imprimé sans capitales sur la couverture), je me rends compte que cette somme de près de 200 pages est bien, comme Emmanuel Hocquard l’a déclaré lui-même, son “écriture la plus aboutie” (là où il est allé le plus loin), “un aboutissement de ce travail avec les étudiants d’art, et de mon travail habituel d’écriture. Je considère ça comme une fin.” (Entretien avec David Lespiau, Le Cours de Pise – post-scriptum). Seul inédit proposé par cette réédition, une dizaine de pages de carnet écrites en vue d’un ultime volume que la mort de l’écrivain n’aura pas permis de mener à bien.
J’avais été heureux de publier le 19 mars 2018, ici-même, une lecture du livre que je viens de citer, Le Cours de Pise, “merveilleusement inactuel et plutôt inattendu (même si, en réalité, on l’attendait impatiemment), qui sonne cependant assez familièrement aux lecteurs obstinés du travail d’Emmanuel Hocquard”, sachant que ce dernier pouvait en prendre connaissance et me faire un dernier signe. Quatre ans plus tard, en son absence, il me semble moins évident de trouver le ton juste : celui de nos échanges, sans témoin. Il faut donc en trouver un autre, accordé à la recension d’un ouvrage devenu depuis la mort de son auteur plus intimidant, même si, quand je songe à mes lectures successives de ces petits volumes en 2007, 2009, 2011, 2012 et 2016, c’est d’abord le plaisir qu’elles m’ont procurées qui revient.
Ouvrons cette version définitive à n’importe quelle page – par exemple la 115 (LES COQUELICOTS) : “Dans la nouvelle de Jean Ray, La ruelle ténébreuse, un homme suit à distance un autre homme. À un moment de sa filature, il voit l’homme qu’il suit tourner à droite, entre deux maisons. Il presse le pas. Quand il arrive à l’endroit où l’homme a pris à droite, il n’y a pas de passage. Les deux maisons se touchent.” Et immédiatement, je me souviens que, quand il nous arrivait de nous retrouver à Malakoff, Emmanuel Hocquard et moi, nous parlions de Jean Ray, d’Hergé ou de Raymond Chandler, au point d’avoir un jour fomenté un projet de création radiophonique les intégrant comme matière (grand regret de ne jamais avoir pu le mettre en chantier). Tombant sur ces lignes, je compose dans ma tête un assemblage par superposition de ruelles de Gand, en Flandres, et d’autres, de Tanger, filmé par Jim Jarmusch dans son film Only Lovers Left Alive (bien qu’étant passé à Tanger, il y a quarante ans, en compagnie de Claude Ollier, je n’ai pas eu le temps de mémoriser grand-chose de cette ville).
La 4e de couverture de l’édition P.O.L d’Une Grammaire de Tanger reprend quelques mots d’Emmanuel Hocquard, datés du 8 septembre 2016. Ils avaient été tout d’abord imprimés sur une petite feuille volante introduite dans le volume V, CE QUI N’ADVINT PAS : “Un récit autobiographique ? Un roman grammatical ? Un témoignage sur l’ancien Tanger, d’avant 1956 ? Une chronique des années 40 et 50 ? Tout cela à la fois ?… Je n’ai pas pensé à ces catégories en l’écrivant. / Depuis 2006 (TERRASSE À LA KASBAH), j’ai raconté cette histoire, avec ses anecdotes, ses digressions, ses raccourcis, ses hésitations, ses apories, ses répétitions, ses contradictions, ses retours en arrière… Sans me soucier de savoir où cela mènerait ; mon parcours s’est imposé ainsi au fur et à mesure de l’écriture. / Maintenant que j’ai terminé, je regarde Une Grammaire de Tanger comme une vraie fiction, avec ses personnages et son narrateur, le petit Jule, écolier rétif aux prises avec la grammaire. Mais y a-t-il seulement lieu de différencier fiction et non fiction, puisque, dans un cas comme dans l’autre, ce sont les mêmes mots, les mêmes règles fixes qui sont à l’œuvre ?” À la fin de ma lecture du Cours de Pise en 2018, j’écrivais (histoire de mettre l’accent là où, selon moi – non poète, non grammairien, non critique, non spécialiste de poésie –, les choses travaillent) que je savais maintenant “pourquoi j’aurais tant voulu composer un Atelier de Création Radiophonique avec lui : parce que fiction non fiction est, non le genre, la catégorie, mais la forme de ce travail (qui ne se veut pas purement documentaire, non par refus, mais parce que c’est comme ça : travail essentiellement de composition, d’agencement, qui est aussi bien fiction que non fiction). Cela aurait pu être un “portrait” (où sur un “fond sonore” – au sens cagien, quand bruits et musiques n’ont plus le moindre lien hiérarchique –, quelques fragments vocaux – parlés ou lisant – auraient été greffés). Peut-on dire de cette Grammaire de Tanger qu’il s’agit d’un autoportrait (à la fois en enfant et en privé) ? Précision du souvenir. Précision de l’écriture. Minimalisme (sens extrême du détail et refus du sentimentalisme, de l’épanchement, seul moyen de faire réellement passer la sensation, au sens matissien rapporté dans Le cours de Pise : “Je n’ai pas à rapprocher l’intérieur de l’extérieur, les deux sont réunis dans ma sensation”).”
Dans TERRASSE À LA KASBAH, Hocquard raconte : “Gilles Tiberghien m’a une fois demandé ce que j’allais y faire [à Tanger]. J’ai répondu, en plaisantant (à moitié), que j’allais y écrire ma grammaire de Tanger. Ici je bute de nouveau sur une préposition : « La grammaire de Tanger ». Dire grammaire Tanger me paraît plus juste. Qu’est-ce qu’une « grammaire Tanger » peut bien vouloir dire ? Ça pourrait être non pas habiter à Tanger, mais habiter Tanger. Tirer parti d’une habitude Tanger […]).” Puis, en 2013 : “Tous mes livres – même mes livres de fiction – ne traitent en fait que de grammaire. J’entends par là repérer les mots d’ordre en moi et en desserrer l’étau. Quand j’aurai terminé Une Grammaire de Tanger, en cours d’écriture, j’espère que j’en aurai fini non seulement avec le Lycée Regnault, mais avec l’écriture. Cela m’aura pris de longues années” – de longues années de travail en effet, “impulsées” par l’invitation en résidence de création à Tanger grâce à un partenariat avec l’Institut français de Tanger / Tétouan (alors dirigé par Gustave de Staël). Le contrat stipulait qu’un livre de quarante pages devait être publié suite à cette résidence. Le privé aura donc fait plus qu’honorer ce contrat. Donnons encore deux titres (non encore cités) de cette “suite” : LES BABOUCHES VERTES (Une G. de T. – II), AVANT (Une G. de T. – IV, épilogue où Hocquard s’amuse à concéder que “correcteur d’un écrivain qui pratique une grammaire de Tanger n’est pas un métier de tout repos.”)
Tout est, une fois de plus, affaire de cartographie (“L’ensemble de mes livres dessine ma carte de Tanger” écrit-il dans CE QUI N’ADVINT PAS). Ne me lassant pas de tourner les pages, désirant plus que tout m’y égarer (malgré la ligne claire qui conduit son écriture), je relève çà et là des phrases (parfois des vers) qui me parlent immédiatement : “Enfance, comme tous les mots, est un mot d’adulte, l’enfant étant par définition celui qui ne parle pas. Rien n’est plus pathétique que d’entendre un enfant dire : « je suis un enfant ».” Et, 18 pages plus loin : “J’écris pour les coquelicots” (on aurait envie d’en rester là, de ne rien rajouter… Mais… Comment insister sur la beauté de ces pages, sinon en les explorant crayon en main ?) AVANT, P.150-151, fragments : “Par une calme matinée d’été, je t’ai photographiée dans la serre. Je me tenais à l’extérieur, de sorte que la végétation alentour qui se réfléchissait sur les vitres se superposait à ton corps à l’intérieur, de même que les ombres portées de la structure métallique. / Ce dispositif élémentaire avait pour but de tester la relation, qui n’est pas abordée dans les Méditations photographiques sur l’idée simple de nudité, entre verre et nudité. La nudité vue au travers du verre. / Ou, aussi bien, un mot vu au travers d’un autre. / Comme si verre devenait préposition de nudité. / Le résultat le plus évident est que la nudité photographiée au travers des vitres, traversée par les reflets de la végétation, paraît elle-même transparente. / Nudité, végétation intérieure de la serre et végétation extérieure se mêlent « autour » d’un corps devenu lui-même comme immatériel. […] J’ai pensé à la petite turbulence transparente qui faisait trembler l’air au-dessus du détroit.” Dommage de devoir couper… Silence…
Reprise (avant-dernière séquence de CE QUI N’ADVINT PAS, ultime volume d’Une Grammaire de Tanger) :
“Parabole. Voilà une décennie, il y avait, au bord de la haie, une souche d’arbre qui se décomposait lentement de l’intérieur en formant une sorte de cratère dans lequel poussait une végétation aléatoire dont les graines avaient été apportées par les insectes et par le vent. Autour de la souche, d’autres plantes, des fleurs, avaient constitué un petit jardin d’automne et changeant d’une année sur l’autre. Avec le temps, la souche elle-même finit par disparaître, mais la végétation qui avait d’abord pris appui sur elle continue de prospérer et de se transformer, minuscule « jardin en mouvement », sans intervention extérieure.
Je regarde la souche elle-même comme la vieille grammaire qui se désintègre et disparaît, laissant la place à des intonations innombrables, inouïes.”
À relire, ou à découvrir (cette publication chez P.O.L devant permettre à cet ouvrage de circuler davantage), en attendant Un privé à Tanger III sur lequel travaille Emmanuel Ponsart (à paraître un jour prochain – soyons patients).
2.
Trois livres, maintenant, plus rapidement (trop de parutions et d’oublis à rattraper pour se montrer prolixe), en tentant de saisir par montage, quelque chose du projet qui les anime – donc en se mettant à l’écoute de la voix qui, quand on lit, s’installe (surgit / disparaît / revient) en nous, plutôt que de produire quelque commentaire (qui peut cependant naître par surprise au cours du processus, et dont le griffonnage s’entrechoque à quelques lignes de l’auteur(e) relevées au passage).
Retour aux nouveautés des prolifiques éditions de L’Atelier contemporain. À peine refermé les livres de Simon Hantaï et de Jean Daive (que nous venons de recenser pour le neuvième épisode de ce journal de lecture), nous parvient Obstaculaire de Cédric Demangeot, en partie réédition d’un livre paru fin 2004 aux éditions de l’Atelier La Feugraie – en partie, parce que “sensiblement modifiée” : deux sections (sur cinq) ont été ajoutées, l’une inédite, l’autre venant d’un autre livre, “et un certain nombre de vers, voire de poèmes, ont été réécrits.” Cédric Demangeot (dans une note placée en fin de volume) : “On m’explique qu’une fois écrit, un poème devient intouchable, et qu’en le corrigeant ultérieurement, on risquerait de détruire quelque chose comme sa grâce originelle. Je ne crois pas du tout à cette ritournelle, que j’identifie comme un reliquat de coquetterie romantique. Un poème ne s’écrit pas dans le marbre. Un poème n’est pas un objet figé, mais un nœud de forces et de matières en devenir, en quelque sorte une créature vivante qui – en tant que telle – a le droit de revenir sur soi, de s’amender, voire, de se métamorphoser. Tant que son auteur n’a pas disparu, il se doit de l’y aider.” J’aurais aimé faire part à l’auteur de mon accord avec ce qu’il vient d’énoncer. Malheureusement Cédric Demangeot est mort le 28 janvier 2021, à l’âge de 46 ans. Écrivain, traducteur, responsable des éditions fissile et de la revue Moriturus (dont nous reparlerons un peu plus loin), Demangeot laisse un nombre important d’ouvrages publiés chez une dizaine d’éditeurs ; et surtout le souvenir d’avoir été une des voix les plus fortes – les plus “à part” comme l’a écrit Claro, “écartée, écartelée, têtue, tenace” – de la poésie contemporaine, comme on peut, une fois de plus, s’en convaincre, à la lecture d’Obstaculaire :
“une infinité
de conversations
se renouent dans les trous de
terre, se reprennent à
germer dans les sillons du
champ de ruines,
la voix des restes
s’élève par millions
plus nombreuse que le nombre
des morts”
Obstaculaire – nom, comme “ossuaire”, ou adjectif, comme “oraculaire” – avec, en supplément, quelques dessins d’Ena Lindenbaur, est extrêmement tendu, intransigeant, d’une grande précision dans la formulation : “un vieux quignon de pain noir / tinte comme un grain de fer / au fond d’une auge brisée”, ou dans ce qui s’agite en (et hors) lui : “Comptant mes ongles / je me compte comme un / parmi mes ongles. / Le soleil tarde loin / sur une rampe d’agonie / – la nuit me tient.”
S’en tenir à ce qui a été énoncé : faire le moins possible de commentaires. Plutôt reprendre, avant d’ouvrir le livre suivant, les premiers mots de ce recueil :
“La viande pauvre du souvenir.
On s’en mord les dents.
Parce que l’asticot de cela.
Trafique l’impensable à tout instant :
jusqu’au petit matin petit.
Comme il est impensable de
mordre et démordre avant la fin.
Constellations pour un crachoir.”
Tout est normal est “une série de dix chants et de quatre intermèdes” écrite par Guillaume Condello, publiée par Emmanuel Caroux aux éditions Lurlure – encore un éditeur dont on aime suivre la production, le travail de réalisation se montrant toujours impeccable : couverture avec rabats, typo, choix du papier, des couleurs, etc. De Guillaume Condello, je ne sais que deux ou trois choses : il est, avec Laurent Albarracin, un des deux collaborateurs de Pierre Vinclair pour la revue Catastrophes ; né en 1978, il vit en région parisienne ; il a traduit Odes de Sharon Olds. J’ouvre Tout est normal sans préjugé, après avoir lu les quelques lignes (de l’auteur ? de l’éditeur ? des deux en plein accord ?) en 4e de couverture : “[…] Guillaume Condello esquisse une chronique fragmentée du quotidien où la trivialité se mêle au tragique de l’Histoire, les attentats à l’amour, la laideur à la beauté, où la musique de Téléchat rencontre celle de Nirvana pour faire éclater l’ordre des choses […]” Comme un journal ? Oui. Chronique convient aussi parfaitement : y retrouver Roland Topor ou Kurt Cobain nous entraîne en terrain familier (on rencontrera aussi Iggy Pop, mais aussi Le Pen en 2002 face à Chirac).
Fragment (troisième chant) :
“le paysage
anéanti
et le corps
effacé
les mains surnagent
détachées sur
l’écran noir
les phares qui
passent
éclairent les
mains
réapparaissent
à nouveau
anéanties
dans la nuit liquide”
On se promène dans les couloirs souterrains du RER (“dans mes pensées / dans un couloir / comme dans les replis d’un corps”), ou à l’intérieur d’une maison (“mes fils endormis / dans le salon le silence s’étire / comme un chat je dors / sur le canapé bruyants les avions / passent au-dessus // de la maison / dans le jardin / aucun ne s’est / écrasé en / silence / dans l’herbe / nul / insecte ne / respire / le silence / des avions mon esprit / divague”) (il faudrait reprendre la disposition typographique, mais une photo de poème – ou un cliché d’écran – n’est pas un poème). Tout est normal est au présent, la lecture se fait toujours au présent, tout comme l’écoute, ou la vision. On se trouve témoin du CARNAGE À NICE en juillet 2016 – ou plutôt, lisant, on se souvient : “je repense à la barbarie / redoublée d’un poème / depuis la première fois / un chant singeant le cri / d’une mère ses enfants / héros au pied de Troie // et cette idée même est barbare / qui ment”, alors que “sur la plage, il y a des enfants étalés / pleins de crème solaire / ou glacée / sur la bouche // leurs parents / reposent / au soleil je me dis / qu’ils brûlent” […] silence
sur le boulevard écoute
le monstre à cent bouches
dire ce qu’il faudrait
pour ordonner le chaos de vivre
[…] presque plus rien lentement // la vague se retire / des galets muets / bientôt secs // tout est normal” (chant deux – EN MULTITUDE).
En multitude fait écho à Of being numerous de George Oppen (1968) qu’Yves di Manno a traduit par D’être en multitude. Un autre titre célèbre d’Oppen est Série discrète (1934). Il a été repris par le poète Vincent Lafaille pour baptiser sa propre maison d’édition. Parmi les publications de “série discrète”, nous avons déjà parlé, il y a un peu plus de six mois, de La Vie érotique de l’art – Une séance avec William Carlos Williams – d’Eileen R. Tabios, traduit par Samuel Rochery, tant ce petit livre plein d’humour nous avait sidéré. “série discrète” sort aujourd’hui un nouveau titre : pas de printemps pour acapulco de Pascale Petit, sur lequel est écrit en 4e de couverture : CLIQUE POUR AGRANDIR / TU VERRAS TOUT L’UNIVERS.
Le nom de Pascale Petit m’est familier, même si je ne possède que deux livres d’elle dans ma bibliothèque. Je me souviens de celui qu’elle a écrit pour (ou avec) le dessinateur Benoît Jacques (Salto solo, contes poétiques) (je me souviens aussi qu’elle a produit de la “littérature jeunesse” à L’École des loisirs). Le deuxième, intitulé tu es un bombardier en piqué surdoué, a été publié en 2006 par Le Bleu du ciel, dans la collection “biennale internationale des Poètes en Val-de-Marne. Je l’avais alors beaucoup apprécié. En reprenant la lecture, je tombe sur ces mots de présentation d’Henri Deluy (directeur de cette collection, ainsi que de la revue Action Poétique où Pascale Petit a un temps rejoint le comité de rédaction) : “Voici un livre d’une poète de la nouvelle génération, une écriture directe affirme et s’interroge, glisse, patine sur les mots – mais quoi les mots ? – avec cet envoûtement singulier des évidences détournées.”
pas de printemps pour acapulco (en minuscules) me permet de renouer avec cette autrice, en conscience de mon ignorance pour cette “œuvre aux formes multiples, où chaque écriture vient nourrir l’autre et la transforme.” Cela pourrait commencer ainsi (ou presque – deux petites pages après l’incipit) :
“… j’arrête toujours les rêves avant la fin
mes cauchemars passent à la télé
j’ai raté le début
c’est une bonne journée
et en même temps qu’il faut gérer ses pensées
il faut oublier ses mains
léger trouble de surface
surf sous la menace
comment gérer sa masse
corporelle dans l’espace ?”
Ce qui saisit immédiatement, c’est le rythme. Le poème continue sur plusieurs dizaines de pages, sans faire de pause (notons quand même un léger ralentissement sur la fin). Mais quel est l’objet de ce flux ? Reprenons les mots de Pascale Petit : “La matière utilisée est celle qui plonge dans nos têtes azimutées depuis nos écrans de télé, d’ordinateur, ou de smartphone. Dans ce flot de phrases et pensées toutes mal faites qui viennent troubler nos vrais flux, tout est bon. Ou plutôt tout est mauvais. C’est ce curieux espace virtuel qui est recréé comme si le monde était survolé par un drone.” Et c’est assez drôle, parfois mélancolique : “on meurt moins qu’au temps des romains / mais y a pas que des morts y a aussi des blessés” ; ou bien “le bidonville c’est l’avenir / c’est le moment d’acheter” ; ou encore : “écoute / il y a un chanteur engagé avec une veste en or / et un climatosceptique dans un bateau / la faune et la flore s’amenuisent / le chanteur tombe à l’eau / faut ramer plus vite”. Difficile de décrocher, de rompre le flux. C’est tonique, vivifiant : “tu comprends les métaphores / ou il te faut un sous-marin ?” (et j’imagine, lisant, quelques dessins inédits de Benoît Jacques, jetés, vifs, voire écorchés, drôles et sensibles – je suis bien sûr déformé par le souvenir, mais à chacun de se débrouiller avec les siens). Nouvelle bonne surprise, côté “série discrète” :
“tu préfères te faire tuer
dans le hall de l’hôtel
ou dans ta chambre, à la sortie du cinéma ?
ou devant le salon de beauté ?”
3.
De nouveau trois livres, cette fois chez le même éditeur : les Éditions du Canoë (Colette Lambrichs), au catalogue plutôt éclectique, à surveiller.
Le premier – qui vient de sortir – est de Ninar Esber. Née en 1971 à Beyrouth et installée à Paris depuis 1986, elle est reconnue comme artiste (tournée vers la performance, la vidéo, la photo et le dessin) et autrice de plusieurs livres, dont Conversations avec Adonis mon père, le tout formant “un travail autobiographique et protéiforme autour de l’exil, de l’identité et de la mort.” Mes instantanés (Beyrouth-Paris 1990-2021) est son premier recueil de poésie :
“Je suis entre deux rives
Le mot et l’image
Poussée vers l’écriture
Sans vocabulaire ni syntaxe je coule
Attirée par l’image sans technique ni spontanéité
Je m’enferme (Beyrouth, 2012)”
Ou bien : “La nuit j’écoute la plainte du robinet / Le matin il crie et tousse / Gargouillis gargouillis gargouillis / Avant de rendre ses entrailles / Liquide rouge métallique / – Que t’arrive-t-il robinet ? / – Le vent s’est noué dans mes tuyaux / À la recherche de voix familières / Les amours sont parties / Tout n’est plus que rouille / Tout n’est plus qu’échos (Beyrouth, 2018)”
Ou encore cet aphorisme : “L’homme est un vide en éternel recommencement”.
Le deuxième – sorti en juin de l’an dernier – est de Billy Dranty, auteur dont on trouve le nom bien en place dans le catalogue de fissile, maison d’édition crée par Cédric Demangeot que nous venons d’évoquer : cinq livres (à partir de L’hydre-anti en 2006 avec une préface de Bernard Noël), ainsi qu’une participation active à la revue moriturus. Il a aussi publié une quinzaine de plaquettes aux éditions Derrière la Salle de Bains et a établi et présenté (chez Ypsilon) les correspondances croisées de René Daumal avec Léon Pierre-Quint et Roger Gilbert-Lecomte (2014-2015). Advers, suivi de Attract obstruct, est un “livre double” dont les deux parties “se répondent organiquement” – la première (la plus étendue), composée en vers courts, se voulant “un espace sauvage d’expectoration” ; la seconde, en prose, dense, resserrée, parfois aphoristique, toujours sans concession, “déclinant par blocs de discours amoureux les étapes d’une intrigue en suspens(e)”. C’est tendu, agité, j’y relève une citation qui me plaît beaucoup : “Mais à quoi bon une boussole exacte, si le navire ne bouge pas ? (Henri Thomas)”. Et ne trouve qu’avec difficulté deux fragments à isoler, pour faire passer quelque chose de ce qui requiert d’être traversé dans sa totalité.
Pour Advers :
“l’aridité prospère
brûle l’en reste
déprogression
dans l’A-là
déporté
emphases au tapis
ombre submergée
de riens”
Pour Attract obstruct : “Long l’étalement tel tendu. Arqué, laisser la main tenir l’appel au bout de la jetée. L’appel au butoir de l’élan tel projeté de cœur buté.” Ou encore : “D’emblée taire la tremblée des doutes gratteurs d’ambre en fusion. Localiser l’usure rusant au rompre garrotté.”
Troisième ouvrage aux Éditions du Canoë, paru il y a deux ans, Entretiens d’Étretat est signé Chaillou / Roubaud sur la couverture. Il est publié avec 15 dessins de Jean-Luc Parant. Si ces deux auteurs, contrairement à Esber et Dranty, me sont depuis longtemps familiers, je découvre ces entretiens (tout d’abord publiés par Le Monde de l’Éducation en 1992-1993) grâce à cette édition de 2020. Michel Chaillou et Jacques Roubaud se connaissaient bien. Ils avaient fait partie du sextuor d’écrivains de L’Hexaméron (1990) – les quatre autres étant Michel Deguy, Florence Delay, Natacha Michel et Denis Roche – qui étaient tous (sauf D.R.) enseignants. L’idée de ces Entretiens d’Étretat était de “converser sur la transmission des connaissances”, le premier en professeur de littérature, le second en professeur de mathématique (mais bien entendu, ce n’est pas si simple) :
“Michel Chaillou. – Cette plage est étroite. Ces falaises sont fameuses. Cette échelle, là, est rouillée. La mer se bat les flancs. Causons.
Jacques Roubaud. – Je veux bien. Mais j’entends que ce n’est pas toi qui parles.
M.C. – Tu entends bien, j’emprunte le timbre de Balthazar Baro, secrétaire infiniment particulier d’Honoré d’Urfé, mort à, après être né à. Mais toi-même ?
J.R. – Tu m’entends bien. J’emprunte la voix d’Octavius de Cayley, algébriste né à, mort à.
M.C. – Un dialogue des morts en somme.
J.R. – Un dialogue impossible.
M.C. – À moins que tout cela soit la faute d’Arsène Lupin dont l’Aiguille creuse pique l’horizon et recoud à sa façon le sujet de tout discours.
Octavius de Cayley. – Je ne vous le fais pas dire, mon cher Baro. Et de quoi parlerons-nous ?
Balthazar Baro. – Là est la question.”
Comme le raconte Roubaud, dans sa préface, tous deux étaient des marcheurs, mais “nous marchions ensemble dans Paris […] comme si nous étions dans deux villes différentes. […] Je crois que le projet de nos « entretiens » est né, pour Michel, de deux évidences : d’une part, les « matières » de nos enseignements étaient aussi éloignées l’une de l’autre que l’étaient nos « lectures » de Paris, ville de nos marches ; mais d’autre part nos stratégies d’enseignants étant très semblables, il pouvait être utile d’examiner comment l’un et l’autre nous abordions les principaux problèmes généraux qui se posent à quiconque veut faire apprendre quelque chose à quelqu’un.” S’étant préparés “assez longuement”, les deux écrivains-professeurs mettent en ordre un certain nombre de questions, leurs entretiens (qui seront en quinze temps) se séparant “assez naturellement en deux parties, les deux échanges sur le nombre (n°8 et 9) faisant charnière.” Ce qui frappe à la lecture, c’est ce “mix” de fantaisie et de sérieux, d’improvisation et d’écrit sous contrainte, de flânerie et de creusement méthodique, où leur complémentarité (tissée d’affinités et de différences sensibles) fait merveille :
“Balthazar Baro. – Un rat a parfois des ratés.
Arthur Cayley. – Vous dites ?
B.B. – Son compte est bon si la ratière le prend, si le ratier le mord.
A.C. – Mais de quoi parlez-vous ?
B.B. – D’ailleurs, ronger n’est pas jouer et puis Ramanujan ?
A.C. – Que vient faire sur vos lèvres le nom de ce mathématicien indien ?
B.B. – Il compte bien, quoique mort en 1920.
A.C. – Vraiment, mon cher Baro, vous parlez trop par énigmes, j’en donne ma langue au chat.
B.B. – À bon chat bon rat.
A.C. – Mais enfin pourquoi cette invasion soudaine de surmulots ?
B.B. – Le campagnol m’affole, le loir fout trop le foutoir, quant au muscardin chaussé de daim…”
Je coupe là, car cela s’étend, à chaque entretien, sur plusieurs pages, celui-ci étant le dixième, titré Le rat du rat du conte ?, placé entre le neuvième (Chercher minuit à treize heures) et le onzième (Du vague des vagues). Cela donne le ton (un des tons). J’essaie de lire en ayant leurs voix en tête, les échangeant parfois – ça marche aussi. Curieuse fusion, dont il nous est possible de proposer que deux ou trois aperçus, comme ce dernier – vers la toute fin :
“B.B. – En fait, quand on discute, dispute, il faut donc patienter, toujours attendre l’ombre du propos, suspendre en attendant sa raison aux branches comme du linge que sèche.
A.C., didactique. – Exactement. Je vous le répète : nos entretiens ont-ils été assez feuillus ?
B.B., bon enfant. – On a longtemps marché sur cette plage. Et si la longueur de nos enjambées…
A.C. – Mesure la longueur de nos discours, on a beaucoup parlé, mais…”
Juste un dernier mot pour souligner que la lecture de ce livre à deux voix (ou à quatre mains, ou quatre jambes) est plus que plaisante, même pour qui a passé sa vie à faire l’école buissonnière (on peut donc l’emporter comme viatique dans le Terrain Vague).
Impossible de refermer cette chronique sans avoir signalé la parution de La Place du regard, petit recueil de deux textes de Bernard Noël (aux Éditions de L’Amourier). Le premier, écrit en 1989, dans le cadre du bicentenaire de la Révolution française, est très bref. Il énonce que “ce que la Déclaration des Droits de l’homme ne dit pas, mais qui est au fond sa revendication principale, c’est le droit de voir. […] La réalité visible n’est pas le réel, c’est le langage de l’ordre. Voir nous met en situation d’éclaircie, et dans cette clarté l’ordre forcément se défait. […] Voir abolit la vieille opposition entre le dedans et le dehors, la vieille hiérarchie entre le physique et le spirituel. […] Voir déchire le conformisme dont nous sommes doublés, et le réel apparaît, et à la place du pouvoir – c’est l’amour.” Le second, plus tardif, “écrit dans la perspective d’une invitation à présenter son travail à un public”, est sur le thème de la “sensure” (ou privation de sens), très familier aux lecteurs et aux lectrices de l’œuvre de Bernard Noël. “Cette histoire (dit-il) se confond au début avec la mienne, du moins celle de mon écriture” – celle du Dictionnaire de la Commune, du Château de Cène et de L’Outrage aux mots. Il y est encore une fois question de regard : “L’aveuglement c’est-à-dire le meurtre du regard est l’un des signes rituels du pouvoir. On a aveuglé les vaincus tout au long de l’histoire depuis Sumer. Aujourd’hui, on aveugle les citoyens pour castrer leur regard, mais il n’est plus nécessaire pour cela de leur crever les yeux avec des dagues ou des épingles. On le fait sans douleur, et sans laisser ni trace ni blessure, avec des images.” La Place du regard est une bonne introduction à cette œuvre foisonnante, d’une rigueur peu commune. Bernard Noël, comme Emmanuel Hocquard (à qui est dédié en 1983 La Chute des temps), nous manquent. Lisons-les, relisons-les ; c’est une urgence en ces temps de détresse.
Emmanuel Hocquard, Une Grammaire de Tanger, éditions P.O.L, mars 2022, 208 pages, 18 €
Cédric Demangeot, Obstaculaire, L’Atelier contemporain, mars 2022, 128 p., 20 €
Guillaume Condello, Tout est normal, Lurlure, mars 2022, 152 p., 19 €
Pascale Petit, pas de printemps pour Acapulco, “série discrète”, mars 2022, 72 p., 14 €
Ninar Esber, Mes instantanés, Éditions du Canoë, mars 2022, 160 p., 15 €
Billy Dranty, Advers suivi de Attract obstruct, Éditions du Canoë, juin 2021, 160 p., 16 €
Michel Chaillou/ Jacques Roubaud, Entretiens d’Étretat, Éditions du Canoë, mars 2020, 144 p., 18 €
Bernard Noël, La place du regard, L’Amourier, mars 2022, 32 p., 4 € 50