Cette fois encore, il nous faudra passer par quelques sentiers plus ou moins privés du terrain vague, là où sont déposés nos souvenirs. Le 7 janvier, j’ai subi une anesthésie générale. Rien que de très banal de nos jours. Une semaine plus tard, tentant de rendre compte de quelques lectures achevées peu avant cette opération, je constate que si la plupart d’entre elles me restent encore assez précisément en mémoire, la dernière, effectuée la veille et l’avant-veille de cette opération, s’est quasiment effacée : de ces quelques heures de lecture ne demeure qu’une vague impression, plutôt positive d’ailleurs ; mais pas la moindre trace de quelque chose de concret. Il faudrait toujours prendre des notes au moment-même où un frottage s’opère. Et, malgré le fait que certains de ces gribouillis peuvent s’avérer indéchiffrables, il me semble préférable de partir de cette petite réserve, non pour produire du commentaire après coup, mais pour tenter de retrouver ce qui nous avait en partie échappé et dont ces notes témoignent matériellement (comme au réveil on découvre des crayonnés de nos rêves, si on a pris la précaution de glisser un carnet et un stylo sous l’oreiller) : de beaux restes d’un banquet, bien plus utiles, car plus authentiques (moins fabriqués) que ce qui naît de l’acte critique volontaire. Avec l’art d’accommoder ces restes, nul besoin de classer, de hiérarchiser, d’accorder des étoiles ; il ne s’agit que d’agencer des relevés d’empreintes et de signes saisis au vol. On vit cet exercice critique dans le cadre d’une expérience, ouverte, à jamais en cours, et non dans le jugement.
À disposition sur la table (d’opération ?), une petite pile d’ouvrages – de genres, ou disons plutôt de natures, différent(e)s – qu’il nous faut maintenant disposer à plat, afin de bâtir une éphémère constellation. Retrouver ses notes, récupérer ses souvenirs (effacer l’effacement). Relire certaines pages afin de réanimer ce qui n’était que provisoirement perdu. Parfois reprendre – à zéro.
Constellation d’hiver, première partie – en trois temps.
1. Mars 2020. Deuxième quinzaine. Nous en étions alors au “premier confinement”. L’exposition Ensecrètement de Bernard Moninot, dont le vernissage avait eu lieu peu avant la décision gouvernementale de classer les activités artistiques comme étant non-essentielles, venait de fermer. En attendant la réouverture de la galerie Jean Fournier, nous avions pris l’initiative d’un entretien avec l’artiste, afin de donner quelque écho à ce qui venait de se dérober à notre regard. À la fin de nos échanges, comme je lui demandais de quelle manière il occupait ses journées dans son atelier jurassien, Bernard Moninot me confia qu’il avait “ entrepris, dès le début de la période de confinement imposée, une nouvelle performance dessinée. Où, sur un papier de 40x30cm, je dessine chaque jour un arbre, d’après un stock de photos collectées depuis des années au cours de nombreuses promenades. J’aime les arbres car ce sont de magnifiques dessins dans l’espace, ils savent produire un son particulier quand le vent souffle. Je me tourne instinctivement vers eux dans les moments difficiles. Et cette période est véritablement tragique. Ces dessins sont un remède imaginaire à la solitude, un voyage autour de ma chambre, à la lisière d’une forêt plantée, progressivement, jour après jour, arbre après arbre, pendant tout le temps que durera la période de confinement. Ces dessins sont échangés quotidiennement par correspondance avec le poète Bernard Noël, qui ne commente pas le dessin mais le prolonge en mots, et phrases où affleurent les pensées.”

57 jours (soit la durée du confinement), ça fait 57 arbres à dessiner, et donc aussi 57 textes à écrire – Bernard Noël ayant commencé ce travail à partir de la réception du douzième arbre (les onze premiers dessins bénéficieront aussi d’un écrit chacun, mais en fin de parcours). Achevé d’imprimer le 31 octobre 2020, l’ensemble compose un beau livre publié par Artgo & Cie sous le titre Un toucher aérien (préface de Renaud Ego). “Arbre n° 41. Tu ne verdis pas, tu pousses du vert au bout de tes branches, et ma vue le respire et l’espace verdoie. C’est notre échange : il m’apprend un toucher aérien, qui ne met pas en contact telle ou telle partie de nos corps, mais leurs volumes qui en arrivent à se confondre dans un mouvement de grâce. Oui, de grâce car ce mot, soudain, est le seul qui exprime la douceur, la plénitude extrême du partage. Rien ne me préparait à cette révélation en allant à ta rencontre, et il n’y a que maintenant que le silence pour la faire durer ou pour la renouveler…” Le dialogue entre Bernard Noël et Bernard Moninot, entamé il y aura bientôt un demi-siècle, n’est peut-être pas achevé. Je me souviens d’une de ses premières manifestations en 1976, Galerie Karl Flinker à Paris (la toute première à la Maison de la Culture d’Amiens datant de 1972). J’étais encore étudiant, le dessin de Moninot était aux antipodes de celui qu’on nous enseignait, et c’est bien pour cela qu’il fallait aller y voir de plus près : pour se nourrir de l’absolu contraire de ce qui nous semblait aller de soi – un contraire aussi sidérant qu’amical, dont nous avions besoin, non en contrepartie, mais au plus près de nos besoins secrets. En ce temps-là, il était nécessaire de désapprendre, de se débarrasser de toute virtuosité ; mais, pour que cette volonté paradoxale agisse de manière non académique (c’est-à-dire sans procéder d’un nouvel académisme), il fallait se frotter concrètement à cet art accompli du dessin, à la limite de l’hyperréalisme, frôlant la perfection quant à la représentation quasi-photographique (et pourtant si singulière) d’une certaine réalité (que ce soient des serres ou des arbres, peu importe). Avant que le dessin ne retrouve, à sa manière, la liberté que procure l’usage de certaines opérations de hasard, ou d’engagement dans le temps – parfois très resserré – de son écriture.

57, c’est aussi 3 fois 19. La somme des deux chiffres qui composent ce nombre donne 12. Belle harmonie. Bernard Noël : “Arbre n° 16. Quand le regard insiste au lieu de se contenter de nommer, d’identifier, ce qui est là, devant lui, son objet devient sujet et développe sa présence. Il n’était d’abord qu’une forme, il devient quelqu’un, et cela quelle que soit sa nature. Aussitôt, l’espace change autour de lui car il cesse d’être neutre pour devenir relation. Celui qui regarde perçoit alors la distance entre lui et l’autre comme une extension corporelle de son intériorité qui, subitement, va jusqu’où vont ses yeux.” On se souvient que “les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri” (et de cette Chambre d’écho sur laquelle nous nous étions penchés en 2018) ; et aussi que “le dessin est le support idéal de l’idée qui réside dans l’intervalle entre : la vue et l’ouïe, le visible et la mémoire, l’œil et la main” ; ou encore : “le dessin, par nature, est un commencement, une idée en l’air” (Bernard Moninot). Un toucher aérien est le très beau titre d’un livre d’une grande finesse dans le dialogue qu’il établit – et la preuve irréfutable que certains travaux de confinement n’auront pas été vains.
2. Curieusement le deuxième livre élaboré durant ce premier confinement qui m’est parvenu au passage de la nouvelle année est aussi le fruit d’échanges entre un écrivain et un dessinateur. Mais cette fois, le dessin vient après le texte, comme un commentaire, ou un écho. 33 jours (il y a des jours avec et des jours sans), 33 chroniques, 33 dessins, soit le nombre de variations que Beethoven a composées sur un thème de Diabelli (pas sûr qu’un enregistrement de cette musique ait été joué dans les ateliers respectifs de l’écrivain et du dessinateur – du coup je m’en passe une version, celle d’Alfred Brendel, sur ma platine vinyle 33 tours, en rédigeant cette lecture). Sine die est le titre de cette Chronique du confinement (19 mars – 12 mai 2020) qu’Éric Chevillard a élaborée, d’abord pour le journal Le Monde, puis pour son propre blog, L’Autofictif (dont L’Arbre vengeur propose simultanément le douzième volume : L’autofictif repousse du pied un blaireau mort). François Ayroles en est le dessinateur associé, ce qui nous paraît être le meilleur choix possible, tant les deux complices sont sur la même longueur d’ondes, celle de l’humour, mais “sans filet et à l’encre fine.”

Dans un avant-propos rédigé après coup (le 29 octobre 2020, la veille du démarrage du deuxième confinement), Éric Chevillard écrit : “Un livre sur le coronavirus, pitié non, pas encore, pas déjà, ou bien nous allons en couper la reliure avec les dents pour nous faire un éventail de ses feuillets et chasser en l’agitant les nuées de miasmes qui nous environnent, disperser nos toux et soulever nos cheveux qui ne savant plus voler.” Et c’est vrai qu’il ne s’agit pas d’un livre sur, mais pendant – à la fois le fruit d’une commande et le travail du jour (puisque L’Autofictif, c’est au jour le jour depuis le 18 septembre 2007, pour, si ça se trouve, la vie entière). L’écrivain comme le dessinateur sont des êtres “naturellement voués au confinement quotidien”, je veux dire attachés à leur table. Aussi ne vivent-ils pas si mal ces périodes d’enfermement forcé, et Chevillard peut-il écrire, presque en incipit : “On ne sort plus quel voyage !” Dans sa maison, il y a tant à faire : “Grimper aux rideaux, avez-vous déjà vraiment essayé ? / Et vous cogner la tête contre les murs ?” L’écrivain cloîtré se souvient de Xavier de Maistre et son Voyage autour de ma chambre (déjà cité plus haut par Bernard Moninot) où il est écrit que “le plaisir que l’on trouve à voyager dans sa chambre est à l’abri de la jalousie inquiète des hommes ; il est indépendant de la fortune.”

Durant le confinement “on annule. Les réunions, les rendez-vous, les manifestations auxquelles nous devons participer : annulés.” Il ne s’agit pas de remettre à plus tard, mais d’annuler. “Or l’angoisse qui en résulte ne nous empêche pas d’éprouver aussi cette amère et cependant bien réelle volupté de l’annulation.” Et le diariste de conclure : “ Et maintenant, faites tous comme moi : annulez vos obsèques.” Condensant cette chronique du 20 mars 2020, je relève une des grandes qualités de ce travail : c’est net et sans bavure, une page et demi en moyenne, pas le temps de s’épancher, juste celui qu’il faut pour élaborer quelques petites stratégies relatives au désir de raconter en entremêlant notations prises sur le vif (Chevillard, toujours précis) et mise en branle d’une puissante imagination susceptible de les transformer en récits, en petits contes, bâtissant un “monde affranchi de ces contingences morbides, celui de la spéculation poétique, de l’invention des formes.” Maître es-variations, Éric Chevillard s’en donne à cœur joie, la situation étant propice à l’entretien de cet art subtil. Et Sine die se lit comme on écoute, justement, les Variations Diabelli, passant d’un air vif et guilleret à un autre, mélancolique, l’ironie souvent perceptible de l’écriture n’oblitérant pas l’expression de l’intime qui surgit çà et là, certes discrètement, mais de manière plutôt touchante (malgré l’usage hautement recommandé de gestes barrières).
“Nous expérimentons la sauvagerie en appartement. Nos esprits divaguent, notre éducation se défait, nos comportements, sans la leçon de l’exemple, sans mimétisme possible, deviennent imprévisibles (26 mars).” Le confiné entretient (et s’entretient avec) une araignée domestique qui a le don d’atténuer son cafard (il ne lui en sera guère reconnaissant, une fois l’autorisation de sortir déclarée). Il suit son devenir-animal, un peu “à la Kafka”, et reconnaît que “nous n’avons jamais été étrangers à la condition animale, l’expérience de la captivité nous permet d’en faire encore la preuve. Longues périodes de prostration et d’abattement, brusques accès de rage impuissante, bâillements prolongés, abrutissement profond. Ceux qui partagent leur cage avec quelques congénères consanguins en arrivent à regretter de ne pas abriter de parasites dans leurs toisons emmêlées, ils pourraient s’épouiller les uns les autres, ça occupe. Et ça nourrit son homme certainement aussi mal que son singe.” (Recopiant ces lignes au fur et à mesure que je relis avec grand plaisir Sine die – oui, c’est bien cette lecture que mon anesthésie générale avait effacée –, je me sens revivre, ou plutôt me rétablir en même temps que j’en rétablis l’inscription cette fois gravée à la pointe sèche dans ma tête, preuve que ce livre fait du bien – il faut absolument se le procurer avant qu’un troisième confinement ne nous prive une fois de plus de librairies).

Quant aux dessins de François Ayroles (dont il faut noter qu’il a aussi illustré et/ou composé les couvertures de livres d’Emmanuel Bove ou de Gibert Lascaux chez le même éditeur), sachons apprécier leur économie, propre aux meilleurs auteurs de “dessin d’humour”. L’encre est fine en effet et le trait implacable, mais toujours à main levée, rigueur ne rimant pas avec raideur.
Sur le blog d’Éric Chevillard, le 18 janvier 2021 : “Ne te fatigue pas à secouer ton prunier, fais-le rire.”
3. Après 57 et 33, 49 : un carré, cette fois. Ce nombre, on le trouve dans divers projets littéraires (notamment celui d’Antoine Volodine). Je ne sais s’il répond, chez Marianne Alphant, à une nécessité pressante, ou s’il est tombé une fois le livre achevé. Découpé en 49 brefs chapitres, ou variations, César et toi est le nouveau récit de cette autrice trop rare – le quatrième en 38 ans chez P.O.L, auxquels il faut ajouter deux autres publiés auparavant chez Gallimard. Qui suit son travail sait que Marianne Alphant s’est intéressée à bien d’autres choses, notamment à Monet et Pascal, et que ses incursions professionnelles, tant du côté de la presse (la grande – et hélas trop brève – époque du cahier livres de Libération) que des institutions culturelles (comme le Centre Pompidou où elle a longtemps animé Les Revues parlées), où elle s’est toujours montrée en lectrice accueillante, ouverte et exigeante, ont marqué leur époque, au point de susciter quelque nostalgie en regard de la situation actuelle.
César et toi est un projet étonnant, inattendu, et du coup assez addictif (si la lecture se déroule sans précipitation, on n’a guère envie d’abandonner le livre en cours de route, étant curieux de cheminer en compagnie tant de César que de toi, comme il est écrit dans le titre). Et c’est en même temps du “pur Marianne Alphant”, où l’on retrouve ce qui faisait la force, et la saveur, de ses livres précédents que, musicien, j’apprécie particulièrement : un remarquable sens du rythme (j’allais dire : du montage), une “pâte sonore” qui se développe dans la tête de son lecteur quand s’y invente une voix à la fois singulière et familière. Bref : ce “retour aux origines” est vivant, actuel, et pas seulement parce que le récit intègre des personnages contemporains comme ce géotrouveur, adepte du geocaching – loisir qui consiste à utiliser la technique du géopositionnement par satellite (GPS) pour rechercher ou dissimuler des “caches” ou des “géocaches”, dans divers endroits à travers le monde (Wikipédia) – dont, pour ma part, je ne soupçonnais pas même l’existence. Faisant partie d’une de ces générations où se pratiquait encore un peu le latin en 6è, j’ai conservé dans mes réserves un Gaffiot, et le souvenir de m’en être servi pour déchiffrer à grand peine les Commentaires sur la Guerre des Gaules de Jules César. Mais il ne m’en reste pas grand-chose, et un des charmes étonnants de ce livre est d’y entendre, intérieurement, la voix qui me manquait, en ces années lointaines de versions latines éprouvantes, pour métamorphoser cette corvée en véritable partie de plaisir. Traversant César et toi, j’ai à la fois dix ans et l’âge que j’ai atteint aujourd’hui, sans oublier celui non chiffrable d’un fantôme en formation, du genre à hanter les ruines, sans GPS cette fois, mais avec une ardeur et un souffle que les vivants pourraient lui envier.
Ouvrir un nouvel opus écrit par quelqu’un que l’on suit depuis assez longtemps, c’est être aussitôt tenté de sortir les précédents de la bibliothèque – le plus récent, Ces choses-là, ayant déjà huit ans (j’ai pu vérifier que je ne l’avais pas oublié, relevant au passage – cinquième ligne du premier paragraphe – ces mots : Tu te souviens). En ce qui me concerne, le premier lu au moment de sa sortie aura été L’histoire enterrée (P.O.L, 1983), alors fortement recommandé par Claude Ollier qui en admirait tant le projet que l’écriture. Dans ce livre, deux traits essentiels – et récurrents – chez Marianne Alphant sont rendus sensibles dès l’ouverture : l’importance d’un lien concret au monde sonore (“c’est le souffle qui compte et la résonance il ne faut penser qu’au son”) qui ne barre pas la route au surgissement, tout aussi prégnant, du monde visuel ; et les survivances d’un monde ancien (voire effroyablement ancien) via des inscriptions qui paraissent déterrées d’un champ de ruines (“DÉCOUVRAN DE LEUR IEU / LE GRANT AMA DE PIAIRE É D’ÉBOULI QE LA TAIRE”). Découvrant plus récemment son tout premier livre, Grandes “O” (Gallimard, “Le Chemin”, 1975), j’ai été frappé par le jeu typographique entre capitales et minuscules, parfois à l’intérieur d’un même mot (“clapoter CLEPOTA planche léCHÉE L’EAU T’Atteint sur le sable”) qui s’accorde remarquablement avec cette mise en branle du sonore dès l’incipit (“Ouvrir la fenêtre et je ho ! tout doux petit le souffle, il fait un vent à ranimer un, oui, ça m’a saisi, allons dans la chambre vif et plein fouet” qui m’est revenu en mémoire à la découverte de celui de César et toi : “Allez, oohh, allez.”).

Il y a le son, les clameurs, les voix, les batailles du monde, et la mutité des inscriptions procédant d’un langage crypté. Marianne Alphant trouve “merveilleux” que, selon Plutarque, “César fut le premier à inventer la manière de parler avec ses amis par chiffres de lettres transposées, quand il n’avait pas loisir de parler de bouche à eux pour la pressive nécessité de quelque affaire.” Elle précise qu’“il employait les 21 lettres de l’alphabet latin mais en faisant du A le D, du B le E, du C le F et ainsi de suite. / Rome, Roma, VRPD. La Gaule, Gallia, KDOOMD. Les morts, mortui, PRVABM…” Et “Caesar, FDHXDV. / Merveilleux.” Toujours cette voix, qui change tout en restant la même, ou plutôt fidèle à elle-même (“à toi”) – cette fidélité étant peut-être un des “sujets” de ce dernier livre, le lecteur le comprenant d’autant plus qu’il se trouve, lui-aussi, en recherche de ce qui, dans la fidélité, lui permette d’avancer, d’aller de l’avant. “Tâchez de simplifier” dit-elle et c’est ce qu’elle fait, la langue étant plus fluide qu’à ses débuts, mais le résultat n’en reste pas moins complexe, dense, touffu, savant, éclairant autant que traversé par l’obscuration du monde, en quête de vérité comme de mystère, irrigué par une passion de histoire, et peut-être aussi de toute discipline de pensée, par un goût de l’archive qui est aussi un goût pour l’imagination. L’enfance est encore et toujours présente, et c’est pour cela que l’érudition ne se fait jamais pesante, ou didactique ; elle nous conduit à parcourir en tous sens aussi bien l’espace que le temps, jouant ainsi à s’orienter comme à se désorienter (“Vous n’avez pas peur de vous perdre ?” […] “Vous avez l’air perdue. / Mais non”), à méditer sur ce que nous fumes et sommes encore.

“Tu le suis des yeux mais il disparaît, César t’a semée comme à son habitude : repente interdiu vel nocte subtrahebat, il peut s’éclipser tout à coup, de jour comme de nuit, après avoir dit à ses soldats d’avoir l’œil sur lui. Et forcer le pas pour semer les traînards. / Il t’épuise, tu ralentis. Ne restent que des bribes, une épée rouillée, le canthare, l’écho, la terre.” “Tu”, c’est toi, mais c’est aussi la cohorte des suiveurs, des passionnés de l’auteur des Commentaires : empereurs, historiens, poètes, sans oublier celles et ceux, innombrables, qui de César ne se faisaient qu’une représentation dérobée dans les albums d’Astérix, et qui maintenant, après lecture, le touchent, le voient, l’écoutent, comme s’il avait décollé de la page pour s’approcher au plus près de nous.
“Fascinatio nugacitatis : l’enchantement des détails”. Et, manière de relier ce livre aux deux précédents de cette petite recension : “La vie d’un reclus. Rêver de galops. De régiments qu’on déploie, range, fait avancer” (parmi les nombreux déplacements des empereurs, il y a aussi l’exil). Ou enfin (p. 321) : “Tu ranges tes souvenirs. La tente de Pompée décorée de feuillage comme pour une fête que César trouve abandonnée, le soir de Pharsale. La leçon de latin des Monty Python. Le canthare d’Alésia dans une vitrine du musée de Saint-Germain-en-Laye et tes notes sur son décor de myrte, ses dimensions, son histoire, un jour où la tempête balayait la place du château et condamnait la grande terrasse. Mérimée rampant avec une bougie dans le couloir souterrain de Gavrinis, troublé par les dessins bizarres dont témoigne son rapport.” “Tu te souviens, tu rêves, tu passes.” “Ce grand souffle, cet ouragan. / Est-ce qu’on tue le vent ?”
“La terre, cette grande geobox.”
• Bernard Noël & Bernard Moninot, Un toucher aérien, préface de Renaud Ego, Artgo & Cie, octobre 2020, 142 p., 30 €. Pour se le procurer, envoyer un mail à Yves Bical (yves.bical@orange.fr).
• Éric Chevillard, Sine die, dessins de François Ayroles, éditions de L’Arbre vengeur, janvier 2021, 144 p., 15 €
• Marianne Alphant, César et toi, P.O.L, janvier 2021, 336 p., 18 € — Lire un extrait. Lire ici l’entretien de Johan Faerber avec Marianne Alphant.