À travers ses trois ouvrages – Photocall, projet d’attendrissement (Petits Matins, 2021), Récupérer (Petits matins, 2015), La langue du garçon (Al Dante / Presses du réel, 2023) – y-a-t-il un rêve de livre unique ? À l’occasion de la parution de La langue du garçon, entretien avec Vincent Broqua.
Je perçois un continuum sans bords ni frontières, une fluidité entre les trois, une souplesse revendiquée : Photocall attendrit le vivant ; Récupérer englobe comme une matière hétérogène, le divers, à travers un processus d’échantillonnage ; enfin le dernier livre, La langue du garçon, se présente comme une combustion de frais et de feu, encore une fois sous le signe du mix et de l’emprunt. En ces temps de crise – climatique, mais pas seulement – tu utilises une terminologie thermique pour exprimer l’énergie du désir. Cette énergie dépasse l’érotique des corps, ou du corps – particulier, sentimental –, pour englober le vivant dans son ensemble. On pourrait parler d’une dépense nietzschéenne. Ton œuvre est-elle traversée par une forme ouverte, à travers plusieurs modalités formelles?
Je ne cherche pas à faire un livre unique, chacun de mes livres prend une forme singulière, mais jusqu’alors chaque livre est sorti du précédent. S’il y a une chose qui les unit, c’est que j’y recherche toujours ce que peut encore la poésie. Or, je crois qu’elle est à la fois dérisoire – on m’a demandé récemment : « vraiment ? on écrit encore de la poésie ? » –et qu’elle a pourtant une importance sans pareille, peut-être démesurée. Pourquoi écrire encore ? Et n’y a-t-il pas d’autres urgences ? Je pense que ce que j’ai de mieux à faire dans l’écriture – pour l’instant en tous les cas – c’est de proposer des expériences de l’ouverture à des formes diverses, qui sont mues par l’énergie – basse ou haute, fraîche ou incandescente – du désir de vivre. Travailler les formes non en formaliste, mais en tant qu’elles inventent des formes de vie.
« La syntaxe voit loin », écris-tu dans Récupérer. Ta syntaxe englobe un ensemble de données que tu proposes à un lecteur débarrassé des a priori d’une poésie lyrique et convenue. Comment captes-tu ces petites épiphanies qui s’entrechoquent, bouts de phrases peut-être entendus au téléphone, souvenirs de conversations, mails reçus des années plus tôt puis relus, parties du corps amoureux, etc. ?
Oui, la question lyrique / pas lyrique m’a intéressé théoriquement, elle m’intéresse toujours sous d’autres formes, mais je suis assez extérieur aux débats français autour de ces questions, les bagarres pour savoir qui est plus ceci ou moins cela, comme une forme de morale poétique. Ces disputes m’ont été étrangères car pendant longtemps j’ai considéré que mon écriture venait de la poésie anglophone, nord-américaine notamment. Plus largement, mon écriture interagit avec l’art, les langues étrangères et la traduction. Par exemple, dans Photocall, projet d’attendrissement, j’ai tenté de prendre au sérieux la déclaration de l’artiste Ed Ruscha selon laquelle les mots ont une température. C’est une formulation merveilleuse, mais elle n’est pas qu’une formule, elle a une réalité physique. Et les « feux » et les « frais » proviennent de cette réalité. Pensons à la façon dont les mots nous attaquent, dont ils nous caressent, dont on s’abandonne à eux, ou dont ils déclenchent parfois des parades amoureuses.
Gertrude Stein disait que la poésie s’intéresse à user à refuser à perdre à satisfaire et à trahir et caresser les noms : « Poetry is nothing but using losing refusing and pleasing and betraying and caressing nouns ». Alors, dans Photocall, j’ai caressé les noms et les pronoms, le pronom comme petit élément de syntaxe rythmique. « La température des mots » de Photocall, les « frais » des Frais du jour, les « feux » et les « frais » de La langue du garçon captent le réel. Ils sont offerts à la métamorphose du langage qui est la métamorphose incessante du réel et des corps. Pour les frais et les feux, j’ai souvent composé ces poèmes en une journée, dans des emails, que j’envoyais à une série de personnes. C’était une façon de donner des nouvelles en formant un poème à partir de l’écriture des jours, comme un journal condensé et rythmique. Aussi, ils attrapent l’intensité de ces moments de la vie quotidienne dans lesquels de nombreux signes se mélangent et s’entrechoquent – écrire les jours, c’est capter ces signaux, trouver leur forme, en faire des fusées de feux d’artifices.
Dans ta physiologie, le tactile, le visuel, le chromatique, forment un tout. Tu ajoutes le thermique, (feu et frais), dans une écriture joyeuse, de l’inventaire au vers, du dessin à la ligne ouverte (à la manière de Twombly? d’Albers ?), de la ligne à la photo, et dans tes lectures publiques récentes, tu abordes la chanson de variété. Ces mediums constituent-ils une boîte à outils où entrent tous les éléments de ta poétique ? Claude Simon citait Rilke en exergue à son roman Histoire : Cela nous submerge, nous l’organisons. Cela tombe en morceaux. Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux ». Tes morceaux semblent relever d’un corpus de films, de livres, de citations, de mails et d’images, comme autant d’archives d’une mémoire en cours, que tu ré-assembles tel un DJ (ta pratique du mix, de l’emprunt, de l’échantillonnage).
Plutôt qu’une boîte à outil, je dirais : une boîte de nuit. Il y a dans la boîte de nuit l’alliage parfait de la danse, à laquelle j’adore m’adonner, la musique mixée qui emprunte à plusieurs matériaux sonores, qui jongle avec les pistes de ce que tu appelles les archives d’une mémoire en cours. Et puis, la boîte de nuit, ce sont des corps qui dansent : les identités se perdent et se transforment dans la danse – au passage, si mon titre est La langue du garçon, il s’agit d’une masculinité différente de la binarité garçon/fille. La physiologie du livre comme une boîte de nuit, donc, parce que c’est aussi l’endroit où on flirte, et où les corps se caressent, où les désirs s’expriment dans la dépense physique. Tous ces éléments visuels, sonores, corporels, tactiles, formels s’assemblent et se déforment dans la joie, quand c’est réussi.
La joie ou même la gaieté (et peut-être même la gayeté) – j’ai cette illusion d’écrire la gaieté, ce que cela voudrait dire – Nathaniel Hawthorne dit qu’il faut réapprendre l’art oublié de la gaieté (gayety, en anglais)… ça c’était dans la Lettre écarlate, 1850, aux États-Unis, mais je pense que sa phrase vaut encore pour aujourd’hui. En anglais on dit make cheer, c’est-à-dire qu’on peut faire la gaieté, mais on ne peut pas faire la joie. J’en fais une politique, un acte délibéré et une pratique mais, à vrai dire, il me serait difficile de faire autrement. Il me semble important d’affirmer une sorte d’alacrité jusqu’à peut-être se brûler ou jusqu’à une sorte d’incendie du léger, comme je le tente dans La langue du garçon, pour essayer de repousser les assauts du tragique ou de la mélancolie.
Je n’ignore ni les fantômes, ni le pouvoir du tragique, ni la mélancolie, ni la brutalité que l’on voit déferler chaque jour dans les journaux. Pourtant, il me semble qu’après avoir traversé cette mélancolie il y a bien longtemps, ce que je peux faire pour moi-même et pour celles et ceux qui me lisent et avec qui je parle, c’est de proposer ce qui vient après cette traversée. C’est peut-être fantasmatique, mais ce n’est pas un refus de voir ce qu’il se passe, juste une façon d’appréhender la réalité autrement, par une position dans la langue que permet la poésie. Je tente de la déployer, avec mes hétéronymes, dans des formes d’exposition de cette gaieté. Serait gai ce qui permet de faire une combustion légère ; serait gai, le fait de voir les dunes derrière les plages (suite de « sous les pavés la plage ») ; serait gai le fait de s’aimer comme on le peut ; serait gai tenter d’assembler ce qui ne va pas ensemble.
Ton univers est souvent filtré par les écrans (importance des écrans dans ton écriture, de la photo, du numérique…). La page et l’écran semblent procéder chez toi de la même surface d’inscription, d’une même pulsion scopique où s’entrechoquent la profondeur et la surface des choses (la transcription sensible des choses, leur effleurement). Comment passes-tu de l’une à l’autre ? Est-ce un désir de saisir la plasticité du réel, son artificialité, sa complexité, son devenir fluide ? Deleuze écrivait à propos de Nietzsche : « Il élève le multiple et le devenir à la plus haute puissance, fait l’objet d’une affirmation, et dans l’affirmation du multiple, il y a la joie pratique du divers ». Cette phrase te correspond, il me semble, dans le sens de la combustion que tu revendiques.
Absolument. Merci de cette phrase ! La joie (ou la gaieté, donc) comme pratique du divers – le divers, celui de Marcel Mauss (l’épigraphe de Récupérer). Dans son article sur les techniques du corps, Mauss parle du divers comme de cette « vilaine rubrique » (il peut être très drôle) où « la science de certains faits n’est pas encore réduite en concept ». Je me suis approprié cette phrase, sa précision extrême. Pour moi, ce pourrait être une définition de la poésie. On pourrait croire que c’est compliqué, abstrait, mais c’est très simple et très concret : puisque le vivant se transforme perpétuellement, la poésie c’est dire et faire la métamorphose des corps, des êtres, des choses. Si le langage poétique a un pouvoir ou une puissance, il se situe certainement dans sa capacité d’effectuer le divers. Avec la poésie, on s’attache (on s’appareille) au multiple. Et c’est totalement lié à la fluidité du désir telle que je l’ai toujours pratiquée.
La question du désir est au cœur de ton écriture. Je lis dans le dossier de presse : « Pourquoi tout brûle ? Quelle est la langue de la brûlure ? En quoi cela nous concerne-t-il et en quoi cela concerne-t-il la poésie ? ». Peut-on évoquer le « chaud » plutôt que le brûlant, le suave, tel que je les perçois dans ton esthétique balnéaire : la plage, les dunes, des corps amis-amants déliés, souples, dévêtus, entièrement libres. Il y a une expérience solaire du toucher et de la vue. Toucher serait la même chose que se souvenir d’un corps ou d’un visage de cinéma. Je pense à Rohmer pour le langage (La Collectionneuse, Le genou de Claire), à Guiraudie pour le tactile (L’Inconnu du lac).
Dans la Langue du garçon, oui, c’est la brûlure du froid : comment la brûlure peut être fraîche et le froid brûlant. Ça pourrait paraître moins ample après Photocall, mais pourtant je crois que penser ce qui brûle et ce qui est froid est bien au centre de tous nos discours et de toutes nos préoccupations : non seulement des discours amoureux, mais aussi écologiques, et puis la littérature n’a cessé de parler de ces chaleurs glacées. Donc, c’est une façon de parler de nos désirs contradictoires assumés dans le poème. Le désir comme le poème sont l’endroit même où peuvent se rencontrer les contradictions. Le poème a la capacité d’accueillir ces expériences ; rien de ce que veut la morale n’est le désir, il est peut-être fondamentalement opposé au sens univoque – Cupidon a les yeux bandés. Il y a certainement cela chez Guiraudie, son livre très extraordinaire qu’est Rabalaïre, tout autant que dans Ce vieux rêve qui bouge : s’il fallait se trouver quelque part, on se trouverait là dans cette friche industrielle en devenir, où le démonteur de machine est l’objet de toutes les convoitises ; mais aussi où une tension et une tendresse s’expriment dans chacun des gestes et des gestes des autres. Chez Guiraudie, les corps se touchent, tous les corps sans distinction, comme une démocratie du désir, jusqu’à la passion.
Extrait de ton livre sur Albers : « Il cherchait à activer le langage pour faire faire une expérience physique, physiologique et saisissante au lecteur ». Est-ce que dans le système d’Albers, outre l’intérêt que tu portes à son oeuvre, tu recherches des « clés » pour ton écriture ?
Quand j’ai écrit Malgré la ligne droite : l’écriture américaine de Josef Albers, on a pu me dire que cet essai était assez éloigné de mon travail poétique. Je n’ai pas écrit ce livre pour qu’il ait un lien forcé à mon travail poétique. Pourtant, tout ce que j’écris de près ou de loin se fait dans des rapports de dialogue, si ce n’est d’interaction. Mon sentiment est que quand on écrit un livre, on ne sait jamais si c’est lui qui crée des questions ou nous qui, à travers lui, cherchons des réponses à nos questions. Ce qui m’intéresse chez Albers, c’est le rapport de son œuvre plastique au travail des mots, et même du langage. Et puis, au centre de son travail (depuis L’interaction des couleurs, jusqu’à ses Constellations structurelles ou ses Hommages au carré), il cherche un accès à la vérité par le faux et l’illusion, il montre combien les deux sont liés : comme dans La langue du garçon, les frais du jour, Photocall ou Récupérer, la facilité de l’artifice comme façon d’aller bien plus loin dans les complexités des rapports entre corps, langage, sens. Apprendre que l’on peut toucher des yeux ; faire l’expérience de la force et de la malléabilité du papier quand on le plie ; apprendre qu’une couleur n’est jamais telle qu’elle est, mais qu’elle existe en relation avec les autres.
Après que mon livre a paru, les relations entre cet essai et mes livres de poésie m’ont petit à petit sauté aux yeux : l’expérience du tableau par les regardeurs et regardeuses est primordiale. L’œuvre d’Albers est faite à la fois d’un grand contrôle mais aussi d’une liberté laissée à l’expérience de la personne qui la rencontre. Si on a envie de faire cette rencontre, c’est possible, sinon, on peut passer à côté et ce n’est pas très grave, on a juste raté une expérience transformatrice. Cette expérience fondamentale de la façon dont l’illusion ou le faux amènent à changer nos positions travaille également mon écriture. Et puis, comment faire faire une expérience physiologique par le langage, cela Albers le met en œuvre à plusieurs reprises dans L’interaction des couleurs en utilisant des méthodes poétiques. Alors pour répondre à ta question, je ne crois pas que j’aie cherché des clés dans l’écriture d’Albers. J’ai circulé dans cette œuvre car j’étais passionné par ce qu’il faisait. Cette activation du rapport entre langage et expérience sensorielle est la matière de mes livres.
Vincent Broqua, La langue du garçon, éditions Les presses du réel/ collection Al Dante, septembre 2023, 88 pages, 17€.