Vincent Broqua : le monde poétique de Josef Albers (Malgré la ligne droite)

Josef Albers, Yellow composition

Si Josef Albers est mondialement connu en tant que plasticien, son œuvre poétique n’est sans doute pas encore suffisamment considérée. Dans l’essai qu’il lui consacre, Vincent Broqua met en évidence les rapports que la poésie d’Albers entretient avec son œuvre plastique mais aussi, et surtout, sa singularité, ses parti pris, ses enjeux.

Albers a écrit de la poésie assez tôt, en tout cas avant d’émigrer aux Etats-Unis, lorsqu’il se trouvait au Bauhaus – une écriture selon des formes et adoptant des supports divers (en particulier la lettre envoyée à un tel ou une telle). Si certains poèmes de cette époque relèvent de genres plus classiques, voire peuvent être des textes de circonstance parfois un peu mièvres, les tentatives poétiques de Josef Albers expriment aussi, déjà, une attention portée à la singularité de l’écriture et de ce matériau qu’est la langue et qui le conduit à élaborer une « poésie abstraite » en écho, par exemple, aux recherches engagées par Kurt Schwitters. La poésie abstraite, écrit Schwitters, « a détaché le mot de ses associations et valorisé le mot par rapport au mot », ce qui revient à dire qu’il s’agit d’être attentif à la langue en tant que matériau plus que comme le véhicule de significations derrière lesquelles la matérialité de la langue ne peut que disparaître. La « poésie abstraite » n’est pas une poésie d’idées, une poésie « philosophique », elle est une écriture où la langue est abstraite de la langue pour exister, d’abord, en tant que matière sonore et visuelle.

Lorsqu’il s’exile aux Etats-Unis, Albers découvre de nouvelles conditions pour ses recherches poétiques, à commencer, et de manière centrale, par la langue anglaise qu’il maîtrise mal. Si Albers s’obstinera à « mal parler » l’anglais, il s’obstinera surtout à écrire en anglais et à élaborer une poétique qui s’appuie sur ce rapport imparfait à la langue anglaise, retrouvant par ses propres moyens et sa propre expérience l’idée – ou le fait – qu’écrire n’est pas maîtriser une langue mais se rapporter à la langue dans laquelle on écrit comme à une langue étrangère, faire de cette langue, en écrivant, une langue étrangère à soi et à sa langue.

Exilé aux Etats-Unis, Josef Albers choisit de s’exiler dans la langue en adoptant, pour écrire, cette langue qui n’est pas « la sienne » et qu’il maîtrise mal. Mal maîtriser une langue a comme vertu d’être moins immédiatement pris dans la production des significations, d’être davantage sensible à la langue comme matière : les sons et correspondances sonores, voire le bruit, la graphie, les mots sur la page qui s’alignent comme autant de dessins, etc. Ce rapport maladroit à la langue permet également une pauvreté créatrice, d’user de peu de mots et formes syntaxiques que l’on ne peut que combiner indéfiniment, auxquels on revient, de manière limitée, pour dire l’infinité de ce qui peut être dit ou écrire l’impossibilité de dire. Ce rapport « pauvre » à la langue implique la nécessité de créer une combinatoire à partir de laquelle l’écriture prolifère. Est favorisée une pratique de l’écriture comme répétition, combinatoire, processus de production : tout ce qui préoccupe une grande partie de l’écriture poétique contemporaine et implique que l’écriture se définisse à partir d’une expérience singulière de la langue.

Vincent Broqua analyse comment Josef Albers construit dans la langue anglaise son idiome poétique qui « repose sur la condensation, sur le paradoxe, sur les jeux de langue et de mise en page » et correspond bien à l’invention d’une langue. Chez Albers, cette invention repose d’abord sur la matérialité de la langue et ses possibilités, en particulier visuelles : mise en page, typographie, permutations, utilisation des blancs, de tirets, etc. Ici, l’écriture poétique ne mime pas l’œuvre visuelle, elle l’inclut comme une limite créatrice, une sorte de tenseur de la langue : la langue possède une dimension visuelle habituellement occultée, non perçue au profit de la seule signification, et la prise en compte de cette dimension conduit la langue à intégrer des possibilités inédites, autrement signifiantes, qui « défamiliarisent » la langue, forcent à la penser autrement.

La défiance à l’égard de la signification, de la langue comme moyen des significations, est centrale dans la démarche poétique d’Albers. Celui-ci ne se contente pas de favoriser la dimension visuelle de la langue, il élabore une syntaxe, une organisation de la langue qui vise à suspendre ou à multiplier, à juxtaposer, les significations possibles, à suspendre toute signification unique, excluante, rigide : la pratique de l’ellipse, du blanc, le travail sur les correspondances sonores, etc.,  présupposent « une sorte de court-circuit du discours », une restriction de la langue qui génèrent du sens, de la signifiance, en contournant l’enfermement dans telle ou telle signification déterminée, claire, monolithique. La langue se dissémine, flotte, s’indétermine mais n’adhère plus à la signification comme l’exigerait l’usage communicationnel de celle-ci qui est aussi, toujours, chargé d’implications identitaires, politiques, métaphysiques. Cette « poétique du retrait » est bien une « abstraction du langage », de la langue, pour un régime du sens qui privilégie la pluralité, le mouvement, l’indétermination, la contradiction, la conciliation des contraires, etc. – peut-être contre ce que Roland Barthes nommait le fascisme de la langue.

Recherchant dans l’écriture les moyens de faire de la langue le lieu d’une « logique illogique », d’une signifiance plutôt que des significations et des signes au sens de la linguistique saussurienne, Albers écrit des textes dont l’organisation et les processus rendent « le poème totalement inassignable à un sens particulier et définitif », des textes qui maintiennent la langue dans son étrangeté, qui maintiennent le lecteur dans une position de non maîtrise, d’éternel apprenant, d’éternel balbutiant, impulsant une déterritorialisation de la bouche en même temps que de l’œil. Ici, le « lire » est indissociable d’un « voir », et inversement, l’entendement ne pouvant qu’en être troublé, perturbé, contraint à une sorte de nomadisme renforcé par l’indétermination du sens, son « illogisme ». C’est cette expérience qui est voulue par Albers, la poésie étant comprise d’abord comme une expérience qui correspond à une « danse de la pensée », la pensée échappant à ce qui d’ordinaire la fige.

Les recherches poétiques d’Albers le conduisent à élaborer ce que Vincent Broqua nomme « la-ligne-comme-vers ». Le mot « ligne » peut signifier la ligne d’écriture autant que celle qui, tracée, relie un point A à un point B : ligne de mots, ligne géométrique. Josef Albers écrit en réunissant ces deux définitions mais les réunit en les faisant sortir, justement, de leur définition respective. La ligne devient vers poétique et le vers poétique devient une ligne mais pluralisée, disséminée, non pas rectiligne selon un ordre attendu de la lecture et de la mise en page mais désarticulée par le travail poétique, par le travail sur la langue, la dimension matérielle de la langue, par sa dimension visuelle.

Une certaine pratique de l’enjambement, la répétition des mêmes mots à l’intérieur du texte, l’attention portée aux ressources de la verticalité, l’omniprésence des blancs, de l’ellipse, la volontaire « pauvreté » syntaxique et lexicale, les paradoxes grammaticaux et logiques, la pratique de la liste, etc. participent à l’écriture de textes-constellations dans lesquels la ligne subit toujours la logique d’une contre-ligne, logique qui suspend les significations univoques, qui pluralise les significations désormais indécidables, qui empêche que le discours n’impose ses catégories, tout ceci au profit de l’affirmation de possibles, de bifurcations, d’un dessin dans la langue de mouvements transversaux, etc.

Le lecteur de ces textes est à la fois perdu et rendu à une activité créatrice. Et c’est aussi le monde qui est rendu à une dimension créatrice. Si l’on présuppose que l’écriture est liée à un type de rapport au monde qu’à la fois elle réalise et rend possible, qu’elle est ainsi liée à une certaine image du monde, l’on peut dire que l’écriture poétique de Josef Albers (comme, bien sûr, son œuvre plastique) implique un rapport au monde dans lequel celui-ci, abstrait des cadres restrictifs de la langue commune (en tout cas de certaines langues) comme des cadres emprisonnants de la représentation commune, apparaît comme un ensemble traversé d’une logique illogique, monde de paradoxes, de possibles pluriels et contradictoires pourtant coexistants, d’une absence de significations déterminées et figées, d’identités préformées et immuables, exclusives et excluantes – un monde mobile et étrange qui serait l’inverse de toute représentation fasciste du monde. La poésie, c’est l’état non fasciste du monde.

Vincent Broqua, Malgré la ligne droite. L’écriture américaine de Josef Albers, éditions Les presses du réel, 2021, 280 p., 97 illustrations, 26 €

Une exposition consacrée à l’oeuvre plastique d’Anni et Josef Albers a lieu actuellement au Musée d’Art Moderne de Paris jusqu’au 9 janvier 2022.