Le roman d’Alain Guiraudie est un flux mental et temporel qui s’écoule sur plus de 1000 pages – flux qui est aussi celui du monde, du discours, du désir. Il est souvent question de liquides dans Rabalaïre (sperme, cyprine, élixir, boissons…), mais surtout, de manière plus générale, tout y coule, s’écoule, se répand en des formes qui se déforment, en des identités provisoires, contredites, aqueuses plus que granitiques, en des strates – vagues ou divagations – du monde extérieur et intérieur qui se mélangent – le flux principal, celui qui emporte tout, qui fait et défait tout, étant le temps, ou plutôt la durée, ou plutôt le désir…
« Rabalaïre » est le surnom donné au personnage principal et narrateur dont le courant de conscience, tel un monologue intérieur, constitue le récit, celui-ci étant très subjectif autant que chaotique, soumis à l’erratisme du courant de conscience (« c’est un peu le bordel dans ma tête » ; « mon esprit se met à divaguer » ; « là je pense à plein de choses, y’a un peu tout qui se confond »). « Rabalaïre » signifie le mouvement, l’instabilité, et de fait le narrateur ne cesse de se déplacer d’un lieu à un autre, d’un point à un autre, en vélo, en voiture, à pied, d’une zone géographique à une autre mais aussi d’une personne à une autre, d’une histoire (actuelle ou possible) à une autre : sorte d’électron en mouvement perpétuel y compris sur lui-même. L’évocation de ses faits et gestes rend compte de ce déplacement permanent, et de même, surtout, le parti pris du « flux de conscience » qui est celui d’un mouvement psychique permanent, instable, chaotique.
Si le livre d’Alain Guiraudie rassemble une série de faits, d’événements, de rebondissements, de réflexions, l’ensemble est toujours appréhendé à l’intérieur de cette subjectivité qui par définition s’écoule, ne se distinguant pas de la durée longue qui la constitue. Ce qui est dit, pensé, perçu, ressenti l’est à l’intérieur d’une durée qui le modifie, le décompose et le recompose, comme tel courant à la surface d’un fleuve est défait et refait, modifié par le long flux constitutif du fleuve. Les choses, les idées, les sentiments ne prennent la forme d’une réalité définitive, fixe et absolument formée, distincte, que lorsqu’ils sont saisis à l’arrêt, lorsque le courant dans lequel ils existent est abstraitement interrompu ; rendus à leur milieu, à leur vie, ils redeviennent conformes à leur nature éphémère, non formée, relationnelle. Le livre se place à l’intérieur de cette vie qui ne se distingue pas de la durée, le récit qui en résulte suivant les formes paradoxales de tourbillons momentanés, les liens qui se construisent et se défont, les moments qui ne se répètent pas ou se répètent ailleurs et autrement. Si Rabalaïre fait plus de mille pages, c’est pour laisser cette durée exister (c’est peut-être ici que l’écrivain et le cinéaste se rencontrent) ainsi que tout ce qu’elle implique : le mouvement, la transformation, la métamorphose règnent.
Dans ce livre d’Alain Guiraudie, cette nature fluide de la conscience n’est pas séparée du monde extérieur. Celui-ci n’existe pas hors de la conscience ultra subjective du narrateur : choses, faits ou êtres ne sont présents dans le livre qu’à l’intérieur du point de vue du narrateur, soumis au flux de conscience et à sa logique liquide. L’intérieur et l’extérieur ne se distinguent plus, ne se heurtent pas mais sont brassés par un courant qui emporte tout. Ainsi, ce n’est pas seulement la vie intérieure qui est chaotique, c’est aussi le monde, l’Etre, les choses et leurs significations qui se dissolvent, se recomposent, ont une identité toujours éphémère, apparaissant ici, disparaissant ailleurs.
Bien que le cadre général du roman soit celui d’une zone montagneuse, d’une géographie de terres et de routes, il s’agit pourtant bien d’un monde liquide et fluctuant, relationnel et infiniment variable où les identités et catégories parcourent des possibles qui les ruinent, les raturent, les inversent, les redistribuent. Le narrateur, homosexuel, couche pourtant avec une femme ; un ennemi s’inverse en un amant potentiel ; un amant empressé se révèle être une sorte de psychopathe ; telle personne est peut-être un terroriste, peut-être pas ; tel corps admiré pour sa beauté et son caractère érotique apparaît repoussant, écœurant ; etc. De même les désirs sont contradictoires ou aberrants, les situations s’inversent, fonctionnent selon plusieurs niveaux simultanément ou successivement, les êtres sont tantôt ceci et tantôt cela, les perceptions sont ambiguës, les significations les plus contradictoires se rencontrent, se bousculent, se mélangent…
Roman héraclitéen, bergsonien, deleuzien, Rabalaïre est le livre d’un monde-flux, d’une pensée-flux qui accueille et diffuse le flux général du monde, le narrateur étant lui-même une sorte de réceptacle passif des événements et discours qui adviennent et le traversent le plus souvent sans hiérarchisation, sans mise en ordre intellectuelle ou conceptuelle, sans distinction du vrai ou du faux, du possible ou de l’impossible, du probable ou de l’absurde, de l’évident ou du délire. Et si le personnage agit, c’est moins pour fuir ou s’extraire de ce qui surgit face à lui et en lui que pour s’y abandonner, l’approfondir, s’y plonger davantage, l’explorer, le prolonger, toujours disposé pour une nouvelle bifurcation, un nouvel événement, une nouvelle possibilité qu’il embrasse comme les autres.
Habitant ce monde-flux, lui-même poreux à tous les flux, le narrateur-personnage pense et vit selon la logique du possible : il hésite constamment, il envisage toutes les options et directions, c’est-à-dire : le monde est pour lui une série de possibles ouverts, repris, transformés, car indéfiniment surgissent de nouvelles lignes porteuses de possibilités neuves qui se ramifient encore.
Le roman d’Alain Guiraudie suit cette logique du possible, produisant une représentation renouvelée du monde mais aussi un type de récit habité par l’incohérence (notion prise ici dans un sens très positif) et générant une atmosphère parfois plus proche du fantastique, d’une nuit dont on entrevoit qu’elle est à la lisière du rêve, peut-être du cauchemar : tout est ceci et cela, double et doublure, porteur d’une obscurité insaisissable, tout est lumière abritant des ombres devinées, un ensemble d’obscurités dans lesquelles on s’enfonce comme on s’enfoncerait dans un monde devenu fou ou, on ne sait pas, un monde pensé par un fou. Et de fait, l’ambiguïté s’installe et demeure, irrésolue : le récit que nous lisons correspond-il à des faits objectifs, à ceux qui appartiendraient – pourquoi pas ? – à un monde en soi irrationnel et fantastique, ou bien tout est-il le développement d’un délire dans l’esprit d’un individu sombrant dans la psychose (« toutes ces images qui s’enchaînent dans mon esprit font comme une espèce de rêve éveillé » ; « je me demande si c’est normal de penser à toutes ces choses en même temps et je me demande combien de temps peut tenir un homme en pensant à autant de choses à la fois avant de devenir fou ») ?
Ancré dans le monde contemporain (ses conflits, ses événements, ses peurs, ses fantasmes, ses discours…), ce livre y inclut la présence du genre fantastique comme du genre policier : livre politique et social, livre d’actualité, il développe un monde hanté par des êtres étranges, des phénomènes bizarres, volontiers surnaturels. Tout s’y croise, s’y connecte, s’y défait et s’y recompose ; s’y rencontrent, s’y juxtaposent des identités provisoires et réversibles ; et de même, les genres s’y superposent, s’y entremêlent, se réunissent hors de leurs frontières et hiérarchies : policier, fantastique, politique, pornographique, et d’autres choses encore, Rabalaïre brasse les genres, les références, les degrés de la hiérarchie culturelle (qui, donc, n’est plus hiérarchisée), s’appuyant volontiers sur le plus populaire pour créer un roman qui tend en même temps vers l’expérimentation de nouvelles formes du récit.
Par exemple, Astérix ou Tintin y sont convoqués non uniquement à titre de références explicites (comme telle musique pop, tel succès du cinéma populaire, etc.) mais aussi, sans doute, comme des œuvres dans lesquelles piocher. Ainsi, la dimension policière du roman, celle de l’enquête et de l’énigme, se rattacherait davantage aux aventures de Tintin, à ses rebondissements extravagants, plus qu’aux livres de Chandler ou de Simenon. De même, le mystérieux élixir permettant des érections et orgasmes surpuissants n’est peut-être pas sans rapport avec la potion magique présente dans la bande-dessinée de Goscinny et Uderzo (« avec la Brigoule, je sais que je me sentais fort »). Certaines scènes pornographiques, certains personnages du roman, ne sont pas sans rappeler les parti pris des films pornographiques gays de Joe Gage dans lesquels les acteurs peuvent être âgés, dans lesquels les différences générationnelles ou sociales n’impliquent aucune frontière empêchant chacun de baiser avec chacun, dans lesquels, comme dans ce roman, les fluides (sperme, urine) ont une importance centrale (« j’arrose encore une fois les Pyrénées de mon sperme »), dans lesquels les physiques choisis ne sont pas nécessairement ceux d’éphèbes ou d’Apollons. Comme dans ces films pornos de Joe Gage, les personnages de Rabalaïre expriment un désir polymorphe, pervers et polymorphe comme le désir tel que Freud le découvre chez l’enfant, sans objet a priori, capable de connecter tout et son contraire, ou comme le désir chez Deleuze, désir-flux qui est une puissance connective infinie.
Rabalaïre est un roman-flux, un roman-désir : tout y est brassé, connecté, relié et délié par-delà les catégories binaires, les hiérarchies de toute sorte, les frontières de la pensée, de l’Etre, de la vie sociale, des valeurs de la culture établie. Astérix ou les scènes de cul se mélangent aux considérations politiques, aux grèves sociales, aux attentats islamistes, à des énigmes autant criminelles qu’ontologiques ou psychiques ou métaphysiques. Un curé très chaste dort avec tout le monde, se masturbe dans la forêt ou y masturbe d’autres hommes, communique (peut-être) avec les morts, est une sorte de mystique contemporain, à moins qu’il ne s’agisse d’un psychotique en pleine crise. Tout le monde couche avec tout le monde ou pourrait le faire ou le fait peut-être – tous les organes se connectant (ou pouvant se connecter ou…), dégorgeant ou aspirant indifféremment tel ou tel fluide. Des complots semblent exister, des choses se passent dans l’ombre qui double toujours ce qui a lieu en pleine lumière et qui paraît étrange, incomplet, non entièrement compréhensible. Le sens est donné, évident, autant que cherché, s’échappant sans cesse. Attraction et répulsion, amour et violence, caresse et assassinat. Une scène d’interrogatoire par un gendarme est en même temps une scène de masturbation mutuelle entre deux hommes. Tel personnage homosexuel se révèle être un as du cunnilingus, couchant avec une prostituée relativement jeune (qui paraît jouer un double jeu) ou avec une femme très vieille (qui commente en même temps les relations homosexuelles qui ont lieu dans la chambre d’à côté), désirant coucher avec une vieille veuve comme il désirait coucher avec son défunt mari, ayant des relations avec ses amants, fantasmant d’autres relations sexuelles avec à peu près tout le monde, devenant assassin, fuyant la police comme il fuit ou croit fuir un (possible) réseau djihadiste, s’abandonnant au déclassement économique et social, réfléchissant sur la Palestine ou contemplant le gland violacé de son amant attirant et dégoûtant. Et il y a cet étrange élixir qui n’est pas sans rapport avec ces réunions secrètes dans la forêt, ces masturbations collectives, ces déformations hideuses du corps, l’étonnante longévité et force des corps autant que leur mort lente et abjecte…
Ce n’est pas que Rabalaïre parte dans tous les sens, c’est qu’il brasse et connecte sans cesse une multiplicité de domaines, d’objets, de niveaux juxtaposés, superposés, confondus, distingués… Roman du flux ou des relations mobiles plutôt que de l’identité fixe et figée, ce livre d’Alain Guiraudie est lui-même un livre-flux, sans identité ou genre établis une fois pour toutes, repérables et identifiables : le livre ne cesse de changer, tantôt ceci et tantôt cela, livre-mouvement tel un fleuve qui sauterait toujours hors de son lit. Rabalaïre est fondamentalement ce flux – celui de la durée, celui du désir. Il est aussi, et aussi pour cette raison, un des romans parmi les plus enthousiasmants de ceux qui ont été récemment publiés.
Alain Guiraudie, Rabalaïre, éditions P.O.L, août 2021, 1040 pages, 29 € 90 — Lire un extrait.