Une lecture créative du livre de Vincent Broqua, Photocall, par Véronique Pittolo.
Il y a un Andy dans le livre de Vincent !
– Et alors ?
C’est marrant cette coïncidence ! Je relisais Ma philosophie de A à B, et à la page 55 de Photocall je tombe sur : Tu as revu cet Andy ? C’est fou, non ?
– Bof, il y plein d’autres gens dans le livre de Vincent : Delphine, Eden, Romain, Roberta Flack, alors Andy qu’est-ce que ça prouve, tu ne vas pas en faire une histoire, ce n’est quand même pas Andy Warhol. (Si ?).
Si, je peux en faire quelque chose, parce que de Warhol à Photocall j’ai ressenti le même esprit d’élégance, un climat joyeux, amical…même la dépression est festive, dans les deux livres… c’est dingue ces rapprochements, ça mérite qu’on s’y attarde, non ?
– Alors quoi ?
Si je mets derrière une vitre, face à face, Ma philosopie de A à B et Photocall, ça produit une complémentarité, malgré les reflets et l’hypermyopie de Warhol : Les gens disent toujours que je suis un miroir – si un miroir regarde dans un autre miroir, qu’est-ce qu’il peut bien voir ? Bon, on était en 1975, c’était le monde d’avant Internet et Facebook, avant le Covid (ok). Avant Insta et TikTok, ce type qui fut le plus grand influenceur de tous les temps, a quand même écrit : Comment puis-je être l’une des personnes les plus célèbres du monde ? Franchement, regardez-moi !
– Et ça résonne avec Vincent ?
Au début de Photocall, Une célébrité prend la pose pour être photographiée, c’est ça. Tu vois ? Non ?… Bon. Puis le livre se diffracte dans un univers spéculaire de références, de réminiscences, de confessions amoureuses (en vrac). Comme s’il avait décidé de ne pas choisir un plan (séquence) plutôt qu’un autre, mais plein de petits making of. Vincent garde les rushs, c’est ça qui est intéressant, ce montage foutraque.
– Parce que la vie est un désordre pas possible, hein ?
Exact. Vincent montre ça avec les outils de notre époque, les déclarations à distance, la digitalisation du sentiment et le télétravail de l’amour à l’heure des réseaux sociaux, tous ces trucs… Il y a ceux qui pensent que les nouvelles technologies de contact (Tinder and so on) ont profondément modifié notre conception de l’amour, mais Vincent pense que c’est plus subtil, plus imprécis, ce que je crois aussi. Je pense qu’on aime probablement de la même façon qu’au XVIIe siècle, c’est ça qui est compliqué. On est un petit peu perdu aujourd’hui (Vincent pointe cette désorientation dans son livre, il tente de dénouer quelque chose). Si tu places La Carte de Tendre dans une imprimante 3D, en relief ça donne Photocall. Projet d’attendrissement, et le type roux de la 1ère de couv déchire l’image (on pourrait le prendre dans nos bras).
– Ok mais Andy ? Et Vincent au fait qu’est-ce que tu en penses Vincent, ça t’ennuie ? Après tout c’est toi qui vient d’écrire un livre sur le sujet, on discute là, et toi tu es resté totalement silencieux…
Pourquoi tu as choisi cette photo ?
Je crois que les photographes sont les gens les plus amoureux qui soient, même dans le portrait le plus calme, le plus détendu, là où le sujet devrait être le plus surpris… Tout le monde sait que le bruit du déclencheur d’un appareil photographique est primordial … dans la machine à écrire c’est pareil … Ce sont des machines amoureuses. (Phtc, page 104).
C’est marrant, soudain, je pense à la paupière qui se déclenche de Spicer (tu te souviens ?) : Les choses comme le soleil sont toujours là quand les yeux s’ouvrent, j’aime que la paupière se déclenche…
– Tu peux arrêter de dire c’est marrant ? (C’est agaçant)
Ok. Alors entre le déclenchement et la photo (pose, posture, modèle), Vincent éprouve une espèce de tremblement, et il appelle ça basculer dans un flicker film.
Ça oscille, ça tremble comme un petit trauma. Face au vertige des selfies (qu’Andy aurait adoré), au bombardement des messages et des images, par exemple, de La Manif pour tous, il pressent un désastre (il le voit). Son livre est une tentative d’intégrer le désastre en le caviardant (atelier d’écriture) : quand il dit Mon cloud au lieu de mon chou, il fait du beau avec du moche, dans Love sujet de l’e-mail, il crée une chaîne phonique qui dynamise le texte (ainsi que le soulignait Jean-Marie Gleize à propos des toits pointus de tuiles rouges chez Stendhal). La formule Traverse les écrans a l’air banale, mais en fait il raconte son histoire avec un garçon, et ça nous concerne, parce que l’amour c’est toujours ce qui nous accroche dans les livres : Tu seras peut être irrité de cette traversée des écrans, mais détends-toi, traverse-les avec moi, car on y cherche un attendrissement vif. Les psys disent trauma, névrose, Vincent répond dégagement et nous débarrasse de l’anxiété d’un coup de rein, une épaule, vlan, c’est fini, ça va mieux. Tu comprends ?
De toute manière, le sexe est plus excitant sur l’écran qu’entre les draps… le prix exorbitant de l’amour c’est d’avoir toujours quelqu’un dans les parages : ça c’est Andy qui le disait, mais quand Vincent met d à la place de g, ça donne parades, ça change tout, il retourne le négatif en positif : parades, parades masculines, c’est mieux, non ?
– Pas mal, oui.
Donc, dans le projet de Vincent il y a un renforcement de l’amour, un retour du sensible, du sentiment, de la fébrilité – ça tremble en mode flicker. Après les formalismes rigides et redondants, loin du lyrisme essoufflé d’une vision du monde déprimante, par-delà les explorations autofictives et nombrilistes du roman contemporain, on avait besoin d’une respiration. La voici : Vincent est autofictif sans les lourdeurs de l’autofiction, formaliste sans la rigidité de certains tenants d’une radicalité prosodique, essayiste sans la prétention démonstrative du théoricien, dialoguiste enfin.
– Dialoguiste ?
On discute beaucoup dans ce livre : Côte méditerranéenne une petite bande presque une famille parfois se retrouve au bord du rivage pour se promener et parler sans autre raison que l’amitié. Tous ces gens rassemblés produisent une conversation comme genre, comme Jacques (Le fataliste) ou Jack (Spicer).
J’aime que la paupière se déclenche…
– Encore !
Quand Vincent écrit on se fichait des genres, son texte avance, flipbook de cinéphile en accéléré, ça se déclenche tout seul : acteurs, amants, figurants et amis se déplacent, répètent, improvisent, réfléchissent, on ne sait plus qui est devant et derrière la caméra, en coulisse ou sur le plateau.
Je me suis mis à penser à ça comme à une enquête… pas une enquête sociologique mais un truc comme une recherche… ça m’a donné un fluide j’ai été pris dans une écriture surexposée, une écriture comme une présentation de film : il y a du public, l’entrée des acteurs, ils passent devant la caméra, ils prennent la pose ou pas, mais on les photographie ou on les filme et c’est là qu’on voit leur visage. C’est dans la parade qu’ils fixent quelque chose d’eux-mêmes qui est de la fiction mais qui dit la vérité. Ils sont dans l’écran et hors de lui…
– Là je vois bien le lien avec Warhol mais on n’avance pas beaucoup. Si ?
Des liens, il y en a d’autres, Rohmer, Téchiné, la plage… J’ai repensé à La chinoise quand ça discute tout le temps chez Godard, et que Léaud refait le monde à coups de petit livre rouge (mao spontex ok, ça fait bizarre mais c’était l’époque). Aujourd’hui on tente de rassembler les ruines d’un monde défait. Vincent, en flicker boy, interroge un monde où paraît-il, on assiste à la fin de l’amour. Il paraît que l’amour, c’est terminé.
– HEIN ?
Il paraît qu’on ne peut plus y croire.
Dans son essai, La fin de l’amour, Eva Illouz (sociologue sérieuse, universitaire), insiste : Internet a accéléré et accentué l’organisation des rencontres sexuelles comme un marché, et a transformé la rencontre en produits qu’on achète et qu’on jette…
La conversation avec les amis de Vincent explore ce phénomène de soi-disant disparition/mutation des relations amoureuses, à l’époque de l’amour jetable et des sites de rencontre, dans un monde complètement débarrassé des émotions à coup de Swipe, de scroll, de nude.
Je suis un peu ennuyé de cette baisse de la fin de l’amour, parce que même si ce n’est pas intéressant de penser les conditions d’une liberté qui n’en serait pas une, cela signifierait que le couple normatif fournit les repères stabilisateurs.
Dans la France de La manif pour tous, il y a de quoi déprimer. Entre le sexe empêché des réactionnaires et le sexe commercial de la sociologie, où vont se nicher l’amour comique et le sexe timide ?
– Ils doivent bien exister quelque part, non ?
Sûrement pas dans le dataïsme (développement massif des données qui alimentent les algorithmes). Le numérique va plus vite que l’amour, ok, il est plus fiable et permet plus de profits, soit, mais je ne veux pas être augmentée par la puissance du numérique.
Ce livre est donc important à titre politique ET poétique : 1, il nous débarrasse de l’incertitude du statut de la poésie (sa fameuse crise), laquelle s’est dégenrée toute seule (dans le brouillage et la redéfinition des catégories de genre) ; 2, il nous met en garde contre l’air vicié qui contamine la société (les tenants de la Manif pour tous).
Gleize évoque la façon dont Ponge s’était désenvoûté du surréalisme pour revenir à l’élémentaire matière des choses. Les « choses » de Vincent ce sont les corps, les vêtements, une façon d’accéder amoureusement à l’être aimé (son pull marin, la serviette blanche autour des reins). Andy l’avait dit à sa façon avec sa perruque, ses barrettes, son acné : Il est plus instructif de voir les vêtements des gens sur les dossiers des chaises que sur eux. Rien ne devrait être caché.
– Andy ça suffit… tu oublies que Vincent est spécialiste de poésie américaine… Il connaît William Carlos Williams (les choses plutôt que les idées), il aime Whitman, on le comprend : son texte se décante, chaque phrase étant régénérée par la phrase antérieure avec une énergie de métronome. La ferveur du désir ne quitte jamais le plaisir de l’écriture. Désir omniprésent, dans les néons rodchenko, le bruit des cartes bancaires (ou de téléphone) dans les machines, en aérosol en cercles concentriques sur la peau. Dans les formes atténuées hypersexualisées de lui son désir de faire charpente.
Et finalement aussi dans les ordinateurs :
Il y a des manifestations du désir dans nos appareils technologiques si le cinéma est une machine désirante, une machine peut projeter quelque chose de cet ordre pour savoir ce qu’on en fait.
Ce qui m’a plu c’est la forme ouverte du livre, le fait que chacun peut y greffer son panthéon personnel : pour un tel ce sera Rohmer, pour un autre Téchiné, Genet, ou Eustache (furtives, ses petites amoureuses). On le lit en jean, en pyjama ou en serviette éponge autour des reins, on le pose, on le reprend.
C’est hyper fluide avec de temps en temps un côté karaoké.
– C’est-à-dire ?
Ben à la fin, j’avais Wiliam Sheller en fond sonore : Les garçons de l’aurore glissent leur corps dans des jeans usés …
– Ceux qui passent des doigts nerveux dans leurs cheveux ?
Oui… qui s’en vont au dehors, ça rime drôlement bien avec la photo de couv.
Vincent Broqua, Photocall – Projet d’attendrissement, éditions Les petits matins, mai 2021, 178 p., 16 €. Postface de Luigi Magno, Cécile Mainardi, Anne Portugal, Pascal Poyet, Nathalie Quintane, Lisa Robertson, Aurélie Verdier.