Jørn H. Sværen est un auteur, éditeur et traducteur norvégien. Il a dirigé la maison d’édition H Press et dirige actuellement England Forlag. Il a édité Den engelske kanal, une revue annuelle dédiée à la poésie contemporaine scandinave et internationale en traduction. Figure reconnue de la poésie norvégienne contemporaine, il est aussi le traducteur en particulier d’Emmanuel Hocquard et de Claude Royet-Journoud.
Musée britannique, son dernier livre, vient de paraître dans une traduction d’Emmanuel Reymond (Éric Pesty éditeur, 2023). Dans une attention particulière à l’objet livre et un remarquable travail typographique de l’éditeur, Jørn H. Sværen convoque dans Musée britannique une multiplicité de genres et de registres (essais, épistolaire, poésie…) associant l’autobiographique, l’Histoire, la narration et le poème. Cet échange avec Jørn H. Sværen mené par Emmanuèle Jawad est traduit par Emmanuel Reymond.
Dans un ensemble protéiforme qui multiplie les références aux genres littéraires, Musée britannique agence différentes séquences textuelles traversées par quelques fragments de vers. Le volume explicite le contexte et les circonstances dans lesquelles les phrases poétiques sont produites ainsi que les conditions matérielles d’édition. Le travail poétique est aussi celui d’une réécriture dans le redéploiement de phrases issues de précédents supports éditoriaux. Dans cette démarche, Musée britannique est écrit et compris au regard des travaux d’écriture antérieurs mis en circulation dans différents types de publications et de formats. Ainsi, prélever, reconfigurer, contextualiser les fragments prélevés sont des opérations étroitement associées à une recherche autour des supports matériels. Dans quelle mesure le travail d’écriture participe-t-il la fois d’une recherche dans les déplacements, l’agencement des énoncés et d’une expérimentation autour des modes de réception ?
Pour moi, c’est très simple, il s’agit de trouver une façon de travailler. Je me rappelle avoir pensé, quand je travaillais sur ce qui est devenu le premier livre des Éditions England : ce n’est pas possible d’écrire un livre entier de cette façon ! J’étais assis avec quelques lignes déconnectées, dispersées sur la table sur de petits bouts de papier, et je n’en voyais pas la fin. À un moment j’ai réalisé : oui, je peux écrire un livre de cette façon, mais il faut qu’il soit court, et je dois utiliser la forme, le dispositif et l’architecture du livre, pour rassembler et regrouper les lignes. Ça a été une pensée décisive, le récit est dans la forme, une ligne peut être seule sur une page, une ou plusieurs pages peuvent être rassemblées en sections, et des connections et tensions émergent. J’apprécie aussi la lenteur du travail, ligne par ligne, page par page, livre après livre. Les petits livres peuvent aussi être faits à la main, ce qui me plaît.
Je publie mes livres sous la signature des Éditions England – pas de nom d’auteur, seulement celui de l’éditeur – et les envoie à des amis et inconnus par la poste. Ces livres ne sont pas lus par beaucoup de monde, et c’est une des raisons pour lesquelles je choisis de les rassembler, avec d’autres textes, et de les publier chez un éditeur reconnu. J’aime l’idée d’introduire quelque chose dans le milieu littéraire depuis l’extérieur, depuis les marges, pour ainsi dire. Mais c’est secondaire. Je commence avec une ligne ou deux et essaie d’écrire un poème. Plus tard, quand j’ai suffisamment de matériau, suffisamment de petits livres et d’autres textes parmi lesquels choisir, je commence à réfléchir à assembler un recueil plus vaste. Ce que je trouve le plus intéressant là-dedans est l’opportunité de composer quelque chose de nouveau et plus volumineux à partir de ce que j’ai déjà fait. C’est à nouveau une question de composition, mais cette fois dans un format plus vaste, avec des parties distinctes, séparées. Quand le recueil est fini, je le propose à un éditeur, et ensuite je retourne à ma table et recommence depuis le début.
Le volume, dans son hybridation, compose en alternance avec des textes en prose relevant de l’essai, de l’épistolaire notamment, et des formes courtes de poésie, en particulier, des phrases segmentées, des vers isolés. Certaines phrases sont réintroduites dans des procédures de montage et dans la mise en place de procédés de répétition. Ce « secret de la répétition » évoqué dans Musée britannique participe de la structure même du matériau d’écriture. « Toutes les phrases ont une histoire, celle-ci est la mienne et en est une parmi d’autres ». Les fragments repris sont explicités, redéfinis. Quels gestes sont précisément privilégiés dans ces pratiques d’écriture ?
Eh bien, j’espère que je n’en dis pas trop ! Je décris un processus : c’est ainsi que j’ai écrit cette ligne, ou voici où je l’ai trouvée et ce que j’en ai fait, comment je l’ai réécrite, par exemple. Mais je ne dis rien de ce qu’une ligne peut signifier pour moi ou de comment elle devrait être lue par d’autres. J’aimerais que mes livres soient le plus ouverts possible. Je dois aussi noter ici que mes livres de poésie sont publiés sans texte d’accompagnement – c’est avant tout dans les recueils, je pense, que la répétition émerge comme figure et thème clef. Je répète aussi souvent des choses dans les textes isolés, bien sûr – des mots, des expressions, des phrases – mais c’est une autre histoire. Quand je reviens sur une ligne dans une lettre ou autre, c’est généralement pour indiquer son origine, une provenance, et si c’est une ancienne figure ou expression, je retrace souvent sa place dans l’histoire. Mais, encore une fois, j’espère que je n’en dis pas trop. J’essaie de faire court et simple, de faire de la place pour le lecteur.
Dans une écriture littérale, les textes sont traversés par des éléments réflexifs et une remise en perspective explicite du poème au regard de cette littéralité et de ses enjeux. D’autre part, les conditions matérielles d’écriture sont questionnées dans une approche historique, en particulier, autour de l’épistolaire. Peut-on dire que vos travaux de création sont traversés conjointement par la question de la mémoire et une approche théorique du poème ?
La mémoire, oui, sans doute. La mémoire, le temps… Concernant « une approche théorique », je ne sais pas, je décris des choses, guère plus. Cela dit, j’apprécie lire de la théorie ! Je suis intéressé par la façon dont nous lisons et nous représentons des choses, et les conditions matérielles jouent un rôle là-dedans, bien sûr. Je trouve souvent des choses intéressantes dans les vieux livres – les croix dans les marges, par exemple, et les réclames – et je reviens toujours à la rhétorique, aux figures dans la langue, dans la religion et dans l’art. Concernant l’épistolaire, j’aime écrire des lettres, pour de nombreuses raisons. C’est un genre ancien, aussi ancien que la littérature, avec plein de modes intéressants d’adresse et d’expression. Publier des lettres me donne aussi l’opportunité de revisiter et d’éditer mes propres textes, à la vue de tous, pour ainsi dire. Je coupe certaines parties, laisse des points de suspension entre crochets à la place, ce qui donne un texte plein de trous. Cela me permet à nouveau de rendre visible le matériau et ma façon de le travailler. Mes livres de poésie aussi sont pleins de trous, bien sûr, mais d’une façon différente. Ils sont courts et simples dans la forme, avec souvent plus de pages blanches que de pages avec du texte. Il n’y a pas de signes de ponctuation. La ponctuation est une invention récente dans l’histoire des lettres, et les numéros de pages aussi, d’ailleurs. Aucun des livres des Éditions England n’a de numéro de page.
Des documents iconographiques étroitement liés au texte intègrent le volume. Le travail d’écriture se déploie autour de motifs et de figures, se référant, en particulier à l’héraldique et, dans d’autres travaux, à l’emblème, ou encore à un personnage traditionnel de carnaval galicien. Les images religieuses, d’autre part, sont interrogées dans une des sections en prose ouvrant le volume, autour de la ríza et des icônes. Quelques éléments descriptifs et autobiographiques, autour de la forêt, par exemple, s’insèrent également avec une photographie de paysage ou des représentations d’animaux. L’image devient noire enfin lorsque le texte évoque et resitue, dans une perspective historique, les pages de deuil en littérature. Dans cette diversité d’images, parfois codifiées, quelles sont les opérations mises en place pour ce travail de composition textes / images ?
Pour moi, c’est très simple, et pas quelque chose auquel j’ai beaucoup réfléchi. Je vois quelque chose, peut-être dans un livre, ou dehors en marchant, et très souvent c’est mon point de départ. J’ai le sentiment que je pourrais l’utiliser, pour écrire ou dire quelque chose à propos de la poésie, par exemple. Et puis je m’assieds et écris, souvent une lettre à un ami, et je peux joindre une image ou deux, comme référence à ce à propos de quoi j’écris. Je n’imprimerais pas des images dans mes livres de poésie. Mais c’est différent avec les recueils, bien sûr, qui rassemblent davantage de mon travail. Parfois, je fais d’autres choses que des livres, des choses que très peu de monde verra, et puis je prends des photos pour les documenter. Par exemple, j’ai écrit cette ligne il y a de nombreuses années, « une image est suspendue à la potence », imprimée dans le livre La beauté de l’œuvre finie, d’abord publié en Suède, en norvégien, et puis en français par Victoria Xardel. Quelques années plus tard, j’ai construit une potence dans la forêt, où une image est suspendue, et j’en ai pris une photo et l’ai envoyée à Victoria. Je voulais qu’elle la voie, tout simplement – le verbe fait chair, pour ainsi dire. Je l’imprimerai probablement dans un recueil un jour, la photo et une lettre d’accompagnement. Et l’histoire continue ainsi. L’œuvre n’est pas finie.
Jørn H. Sværen, Musée britannique, traduit du norvégien par Emmanuel Reymond, Eric Pesty éditeur, novembre 2023, 176 pages, 19€.
Jørn H. Sværen sera à la librairie Texture (Paris) le mercredi 15 novembre à 19h30 et à la bibliothèque L’Alcazar (Marseille) le samedi 18 novembre à 14h.