À la frontière (19) – Bande dessinée, &c.

© Christian Rosset

Ranger l’atelier. Reparcourir les livres dont on n’a su parler sur le moment et se demander si ce silence sera définitif – ou non. Ce peut être rageant de ne pas trouver les mots ; mais, quand on y songe, ce n’est parfois pas plus mal, car c’est un véritable soulagement que d’éviter de rapporter avec maladresse ce qui nous a touché, parlé, chuchoté, fait signe… ou nous a tout simplement fait plaisir : un plaisir éphémère que l’on aimerait faire passer – mais comment ? –, sans en rajouter, et qui ressurgira peut-être un jour sans prévenir, nous apportant enfin les quelques mots susceptibles de traduire notre expérience de lecture. Continuer à prêter attention à ce qui paraît, que ce soit signé par de vieilles connaissances ou par de jeunes inconnu(e)s, sans avoir peur de manquer quoi que soit (si quelque chose de neuf arrive, la rumeur, même lointaine, le portera ; et si nous sommes parfois sourds à ce qui circule, cela finira par éveiller notre curiosité). En ce premier jour d’été, c’est bande dessinée : quelques livres récents de tous formats et une réédition bienvenue. Preuve de vitalité de ce qui est pour moi [bis repetita] une forme et non un genre. So May we Start ?

1.

Ouvrons la série par deux nouveaux livres de la collection “&” [prononcer éperluette] de L’Association : Inuit de Baudoin & Troubs (no 75) & L’Oulipo par la bande d’Étienne Lécroart (no 76).

À la sempiternelle question Comment travaillez-vous ensemble, Edmond Baudoin dégaine le premier : “C’est en amitié. On fait un voyage ensemble, dans le voyage on découvre ensemble des espaces, des humains, des situations. Nous n’avons pas le même regard sur ces instants de vie. Alors, le soir face à face sur une même table on échange, on se partage des surfaces de papier, on fait dialoguer nos sentiments sur ce que nous avons vécu. Chacun dessine, écrit et nous rions de nos différences.” Puis Troubs, dont le prénom est Jean-Marc [p. 29, de la main de Baudoin : “La voiture… On va voyager dans un drôle de truc. C’est Jean-Marc qui conduit. Le problème avec le luxe, c’est qu’il est agréable”], prend le relais : “Le principe est de réaliser les pages du livre quotidiennement, pendant le temps du voyage. Nous avons confiance en ce que l’autre va dire et nous nous laissons une grande liberté de choix autant graphiques que narratifs. Nous parlons, argumentons et dessinons en toute confiance – propos recueillis pour la lettre électronique de L’Association.” C’est aussi simple que cela ; mais cela demande un réel engagement dans l’espace (vaste) et dans le temps (long), et un sens prodigieux de l’échange, sous-tendu par un réel appétit de l’autre, passant aussi bien par ce qu’il a de commun avec nous que par ce qui fait d’elle ou de lui un être particulier. C’est la quatrième fois – après  Viva la vida (Ciudad Juáres, au Mexique – 2011), Le Goût de la terre (Colombie, 2013) et La Roya est un fleuve (France, frontière italienne, 2018) – que Baudoin & Troubs joignent leurs forces pour composer à quatre mains (et parfois plus) non pas un pur reportage dessiné (même si le résultat documente sérieusement ce qu’ils ont choisi de traiter), mais une singulière expérience du médium qu’ils pratiquent de concert, chacun de manière immédiatement reconnaissable. Il y a une écriture B. comme il y a une écriture T. et les pages où les deux écritures cohabitent sont intéressantes, non parce qu’elles opéreraient une fusion, mais parce qu’elles tempèrent une complémentarité (ce qui n’empêche pas certains emportements) : 1 + 1 = 3.

Inuit © Baudoin & Troubs / L’Association

Oscillant entre réalisme et goût de la caricature, procédant par séries d’échanges “récit contre portrait” [procédé aussi honnête qu’efficace, consistant à demander aux personnes rencontrées de (se) raconter pendant que les dessinateurs font d’elles un portrait qui leur sera offert en échange], enquêtant aussi bien sur le passé que sur le présent, avec en tête un questionnement sur l’avenir des Inuits [“la question de la variabilité ou non du terme « Inuit » ayant longtemps fait débat, Baudoin et Troubs dont décidé de parler des Inuits – comme des peuples d’Amérique du Nord qu’on désignait jadis sous les termes « Indiens » ou « Esquimaux », considérés aujourd’hui comme obsolètes et offensants”], ce quatrième volume à quatre mains nous fait rencontrer une grande variété d’humains : des artistes, mais pas seulement (une bibliothécaire, un ancien maire, un archéologue, une activiste…) ; et parmi ces artistes, un sculpteur sur bois,  Billy, qui habite North West River, un village côtier du Labrador. En échange de son portrait, il doit répondre à cette question : “Est-ce que tu penses que ton peuple va s’en sortir ? – Ça dépend des matins (rires), dans certains je pense qu’on va garder notre culture, dans d’autres j’ai peur qu’on soit vite intégrés à l’américaine”. Mais un peu plus tard, après avoir partagé de belles choses, comme une histoire naturelle, “La chouette et le corbeau”, il aura ce repentir : “Edmond, je suis désolé de ne pas t’avoir donné une réponse honnête à ta question d’hier en échange de mon portrait. En réalité, j’étais anxieux, ce qui a fait que j’étais à court de mots. Maintenant voilà la vérité : je suis certain que la culture inuite ne durera pas éternellement, car absolument rien ne dure : ni les gens, ni la terre, RIEN ! Je peux admettre ça, mais ce que je ne peux pas admettre, c’est que cette culture disparaisse trop tôt.”

Inuit © Baudoin & Troubs / L’Association

Si Baudoin est à l’origine du projet (professeur au Québec, il y a vingtaine d’années, il avait découvert l’art inuit au musée d’Ottawa), c’est Troubs qui a initié les rendez-vous et enregistré les réponses, car, contrairement à son acolyte, il parle anglais. Mais “la culture inuite est avant tout orale, et même si l’inuktitut est devenu une langue écrite, ce n’est pas sa principale qualité. L’inuktitut se parle en creux. Les silences, la façon de regarder, de se positionner face à son interlocuteur sont aussi importants que les mots eux-mêmes. L’anglais, langue utilitaire, ne peut pas traduire tout cela. Les Inuits se protègent, les anciens que nous avons rencontrés ont encore les stigmates de la violence de la sédentarisation forcée, des pensionnats concentrationnaires. Les blessures sont encore là. On ne doit pas les raviver. On parle d’elles, mais en creux, à la façon inuite seulement. Les interviews, le texte, le dessin, les portraits ne sont pas inuktitut (Troubs, lettre électronique de L’Association).” Un voisin de Billy, Peter, qui a “travaillé toute [sa] vie à la maintenance des routes [qui n’étaient pas goudronnées], dit qu’il “ne sait pas [s’il est] inuit”. “Dans le fond de moi oui, mais je n’ai jamais fait la démarche pour être enregistré. Pour moi ce n’est pas important d’être ceci ou cela. Je suis juste moi-même et ça me suffit. La culture inuite a toujours été là et elle ne s’en ira jamais. Ce sont les Européens qui ont dû s’adapter à la culture inuite et pas le contraire. Ils n’auraient jamais pu survivre sans s’accorder aux hommes du grand Nord, ils leur doivent tout.”

Il arrive que les deux auteurs conversent entre eux. Et qu’une forme de dialogue s’établisse entre le noir et blanc et la couleur. On note aussi quelques pages silencieuses. Et surtout une belle expérience du montage au jour le jour qui entretient aussi bien le côté reportage que l’exigence d’un résultat sans (trop de) concessions journalistiques (“ils détestent les journalistes et à leurs yeux nous en étions. Mais les jours passant, ils ont compris ce que nous faisions” dit Baudoin – en artiste). Beaucoup trop de choses à relever… contentons-nous d’une dernière (écrite et dessinée par E.B.) vers la fin : “20 août. Encore de la beauté et un peu de réalité.” Une fille nue sur un rocher. Lui : “Tu n’as pas froid ?” Elle : “Non, je suis morte depuis 3 ans, suicidée”. Lui : “Suicidée au centre de toute cette beauté ?” Elle : “Toi l’étranger tu la vois, mais nous les jeunes nés à Pang, on ne la voit plus depuis longtemps. Maintenant que je suis morte je la retrouve, alors je viens ici.” Et ces ultimes mots avant signature des deux auteurs, le 30 août 2022 : “Dans la baie de Cumberland, un iceberg dérive en solitaire, au milieu des vivants.”

“Éperluette” suivante – mais cette fois, l’auteur est seul à tisser sa bande dessinée. Vraiment seul ? Disons libre et contraint au sein d’un collectif. L’& circule partout… Quelques noms et contraintes ayant marqué les esprits, l’Oulipo est de nos jours une entreprise assez connue : qui n’a jamais entendu parler de La Disparition de Georges Perec ? Étienne Lécroart, membre de l’Oubapo (l’OuXpo dédié à la bande dessinée) depuis 1994 (soit l’année-même de sa création), a été coopté par l’Oulipo en 2012. Il participe depuis aux jeudis (ou aux mardis) de l’Oulipo à la Bnf, et à bien d’autres manifestations de l’Ouvroir. Il propose aussi, en collaboration avec Hervé le Tellier, des Critiques constructives dans Mon Lapin Quotidien (MLQ) et on est frappé à chaque fois par ce mélange d’ingéniosité (de virtuosité) et de trivialité (par goût de la gaudriole sexuelle, comme le dit le Tellier). L’Oulipo par la bande d’Étienne Lécroart, publié par L’Association dans la collection “&”, rassemble quelques pépites d’un long travail à la fois singulier et collectif – obsessionnel mais ouvert au monde, joyeux et mélancolique, bref “ultra-oulipien”. Le mot bande renvoie aussi bien à la BD qu’au groupe, comme en témoigne une série de portraits en creux, “textes d’une page décrivant une personne tout en en dessinant le portait par les blancs du texte : entre les mots et en fin de ligne. Afin de ne pas tricher, le texte est composé dans une police typographique à chasse fixe : chaque caractère occupe un espace identique.” Jacques Roubaud et Georges Perec ouvrent le bal.

L’Oulipo par la bande © Étienne Lécroart / L’Association

On y trouve aussi d’autres formes de portraits : géographiques et politiques ; impossible de décrire en deux-trois mots ce qui a don de stupéfier, non seulement [bis repetita] par leur virtuosité, mais aussi par leur pouvoir évocateur. Lire L’O par la B peut inciter à relire, en suivant pas à pas ce qui est précisément cartographié des lieux de l’écrivain, les romans, poèmes et autres de Raymond Queneau.

L’Oulipo par la bande © Étienne Lécroart / L’Association

Bien entendu, la bande dessinée est la forme principalement requise, et relancée, dans cette affaire. Il ne faudrait pas négliger les qualités proprement graphiques du travail d’Étienne Lécroart, dont le trait est reconnaissable par son mix d’efficacité (requérant les divers savoir-faire du dessin d’humour) et d’expression plastique (le goût pour la caricature n’oblitérant pas celui du dessin en recherche de lui-même). La perfectionnisme de Lécroart se retrouve, non seulement dans la manière d’accommoder certaines contraintes à la sauce bande dessinée (et surtout d’en inventer de nouvelles), mais aussi via le dessin lui-même, à la fois souple et fermement décidé. Et pour reprendre une fois de plus la lettre électronique de L’Association (manière simple et distanciée de donner la parole à l’auteur), relevons ces mots d’Étienne Lécroart expliquant à son interlocutrice le pourquoi de la contrainte : “1. Sortir des sentiers battus, des miens propres, mes habitudes de penser, de dessiner, et ceux de mon médium, la bande dessinée. Les contraintes nous obligent à bousculer nos routines, à voir les choses sous un angle nouveau, à créer des bandes dessinées aux formes inédites qui sortent de leurs carcans. 2. Le plaisir d’inventer une forme nouvelle, de la mettre au point et d’en tirer quelque chose de neuf. 3. Éveiller l’esprit de la lectrice ou du lecteur, jouer avec eux. 4. Provoquer le rire, le décalage. Le rire, pour moi, vient souvent de la confrontation du logique et du raisonnable. Plus la logique est forte et plus le résultat est déraisonnable, plus c’est susceptible d’être drôle. Ici, la logique de la contrainte vient bousculer le raisonnable de la narration classique. Et l’humour est une part essentielle de mon travail. Même quand j’aborde un sujet sombre, douloureux, personnel, j’aime le décalage, le recul qu’apporte la contrainte. 5. Travailler en collectif, en ouvroir. On s’empare des mêmes contraintes, individuellement ou collectivement, et c’est souvent un plaisir. Surtout pour nous qui faisons un travail très solitaire. C’est stimulant, nécessaire et salutaire.” Donnons maintenant les noms de ces inventions : Zeugmes dessinés, “figure de style consistant à ne pas répéter un mot dans une proposition nouvelle de registre sensiblement différent – il faut tenir en haleine la lectrice et le lecteur, pour créer une histoire qui ne sorte pas du cadre, mais de l’ordinaire” ; Portraits (voir plus haut) ; Logo-rallyes alphabétiques dessinés “consistant à créer une bande dessinée dont le texte utilisera de loin en loin tous les mots d’un dictionnaire, dans l’ordre, entre deux mots plus ou moins lointains”, comme par exemple “mort” et “mourir” : mort, morte, mortadelle, mortaises, mortalité ; mort-aux-rats, etc. jusqu’à moulinet, moulus, moulures, mourante, mourir ; Épicène : réécriture en ôtant tout ce qui est masculin ou féminin – aussi bien La Genèse qu’El Desdichado de Nerval ; ou (var.) aussi bien Tintin – On a marché sur ce qui est lunaire – que le tout premier Astérix, rebaptisé Assétix ; Vrac : planches en acrostiches, ou suivant les règles de la “terine”, ou encore une itération iconique d’un strip :

L’Oulipo par la bande © Étienne Lécroart / L’Association

Avec en fin de partie, cette dernière recommandation de l’auteur : “À vous de jouer !…” Car, ne l’oublions jamais, “ les contraintes sont libres de droit à l’Oulipo et à l’Oubapo. Chacun peut s’en emparer à loisir.” 

2.

Je me souviens de Poètes baroques allemands traduits et présentés par Marc Petit, un livre acheté à sa sortie, en 1977 et précieusement gardé. C’était le troisième volume de la collection “Action poétique” aux éditions François Maspero, dirigée par Henri Deluy et Jacques Roubaud. J’ai reparcouru ce volume suite à la lecture de Sibylla, dernier livre de Max Baitinger à L’Employé du moi (traduit de l’allemand par Elisabeth Willenz). Mais si ce fut un plaisir de retrouver (entre autres) des poèmes de Catharina Regina von Greiffenberg (1633-1694), de Paul Fleming (1609-1640) et bien entendu de Martin Opitz (1597-1639) – auteur d’un essai écrit en cinq jours, De la poésie allemande, marquant en 1624 la date de naissance “officielle” du baroque allemand –, nulle trace de Sibylla Schwarz, morte de dysenterie en 1638 à l’âge de 17 ans. Pour qui n’a pas cette histoire en tête, la guerre de Trente Ans a démarré en 1618 et s’est achevée en 1648 avec le Traité de Westphalie, dont les principaux bénéficiaires ont été la Suède, les Provinces Unies et la France. À Greifswald, où le père de Sybilla est devenu bourgmestre en 1633, la vie est particulièrement rude. Mais en ces temps de massacres et pestes, vivent et travaillent de grands poètes, penseurs et savants. Comme l’écrit Jacques Roubaud, la question était de “prendre de vitesse la mort toujours hâtive dans l’Allemagne du 17e siècle.” “La mort a quelque chose à faire ; qu’elle le fasse. / Pourquoi me soucier de mon dernier soupir ? / Il n’est en moi n’en moins qui vive, que ma vie (Paul Fleming).”

Au cours de la guerre de Trente Ans, Sibylla Schwarz et son père se barricadent à l’approche des troupes suédoises qui souhaitent occuper la Poméranie. La très jeune femme écrit plus d’une centaine de poèmes qui seront “publiés à titre posthume en 1650 par son précepteur Samuel Gerlach sous le titre Deutsche poëtische Gedichte en deux parties.” Son œuvre est tombée dans l’oubli dès le XVIIIe siècle, avant d’être redécouverte en 1980. Pour les “400 ans de Sibylla”, en 2021, Max Baitinger (né en 1982 à Penzberg en Haute-Bavière) “s’est donné pour mission d’exhumer l’histoire de cette poétesse visionnaire.” Et cela nous donne un ouvrage en bande dessinée de très belle facture. “Avec ce récit, qui mêle théâtralité et expérimentations formelles, l’auteur de Röhner [premier livre de Baitinger à L’Employé du moi ; Happy Place a été publié par la suite à L’Association] conjugue la vie et l’œuvre de Sibylla Schwarz à ses propres problématiques de créateur.”

Sibylla © Max Baitinger / L’Employé du moi

Une seule traversée ne suffisant pas, je relis. C’est peu bavard, et assez drôle. Il faut reconnaître que le mixage entre réponse à une commande et quête de liberté fonctionne bien. Quand l’auteur prend distance avec son sujet, c’est toujours avec humour (avec amour / avec humeur). Ça sonne juste. P. 84, la poète trempe une plume d’oie dans l’encre et écrit un sonnet : “Nous avons donc maintenant notre Sybilla Schwartz. […] Celle qu’on surnomme la « Sappho de Poméranie ». Comme la poétesse de l’antiquité. Sur son île.” Suit un poème, plus ou moins illustré (images et mots entrant en relation contrapunctique), évoquant “Un lieu où l’être humain / Jouit excellemment.” “Que pourrait bien faire ici la mort ? / Que pourrait faire l’envie dès lors / À celui qui est libéré / De toute mortalité ?” La liberté graphique que s’accorde Max Baitinger est bien plus nécessaire que le jeu avec les mots : on peut aller jusqu’à dire que le visuel prime ; et, à titre personnel, je me réjouis de découvrir de belles doubles pages dans la résonance de cette poésie baroque si peu connue : ce “sonore secret” dont parle Catharina Regina von Greiffenberg.

Je bâtis ma demeure disait le grand poète Edmond Jabès. Baitinger bâtit celle des Schwartz : belle contribution à ce qui fait l’essence du travail sur l’ancien “qui est de nous inciter à produire du nouveau” (Marc Petit).

“Lors d’un accident étrange, une jeune femme obtient des mains magiques : des mains à la force herculéenne mais capables de doigté. Capables de tout briser, concasser, mettre en boîte, étirer, elles peuvent aussi reformer, réimaginer, réemployer… Véritables personnages, prolongement de l’état d’esprit de leur propriétaire, elles vivent un récit initiatique, des débuts balbutiants à leur emprise sur le monde.” Résumé en quelques mots par l’éditeur (Les Requins Marteaux), voici ce que raconte Grip de Lale Westvind, une artiste pluridisciplinaire originaire de Philadelphie en Pennsylvanie, travaillant principalement en bande dessinée et animation, “inspirée par le monde naturel, l’expérience corporelle et son amour pour les motos et autres machines.”

Bande dessinée muette, même si profondément sonore (intensément sensorielle), Grip est une suite d’études (au sens musical) sur l’idée de dynamique. Un travail de haute volée (de haute voltige / de haut voltage) sur le mouvement ; sur ce que le mouvement peut déplacer, surtout quand il semble déplacé ; sur le tourbillonnement des corps et des choses. Peu importe ce que tout cela signifie (cette profusion dynamique n’étant pas contradictoire avec un certain silence), ce qui compte, c’est la traduction graphique de cette agitation. Et il faut (du moins pour moi, mais je ne pense pas être le seul à le ressentir) un certain temps d’apprentissage pour se familiariser avec cette débauche de couleurs : ces fluorescences comme produites sous acide. À force de scannings rapides du regard sur les même surfaces, on finit par se rendre compte de la justesse des couleurs. Rien à voir avec le travail de peinture – rien de commun avec ce qui agit via une image isolée, figurative ou non. On ne peut comprendre et apprécier Grip qu’en tournant les pages : en créant, à notre tour, du mouvement. De cette bande dessinée à la frontière de l’animation, il n’est pas évident de tirer une double page significative (mais tant pis essayons) :

Grip © Lale Westvind / Les Requins Marteaux

Le tourbillon de la vie… dans la magie d’un quotidien apparemment détraqué et pourtant articulé par des lignes de tension. Grip est un superbe éloge de la main dans une époque où son usage semble disparaître chaque jour davantage au cours de l’acte de création. Notons pour finir que Lale Westvind enseigne l’animation et l’illustration à la Parsons School of Design, et achève un nouveau livre pour Breakdown Press (Londres).

Le Bon père est la première bande dessinée de Nadia Hafid, autrice vivant à Barcelone où elle exerce essentiellement dans le domaine de l’illustration (notamment pour The New Yorker ou El Pais). Faisons pour commencer quelques coupes franches dans le résumé de l’histoire fourni par l’éditeur (Casterman) : “Une jeune femme se souvient. De son enfance dans les années 1990, de sa sœur, son frère et surtout ce père étrange et taciturne qui dort, regarde la télévision et fume sans presque jamais dire un mot.” On comprend rapidement les raisons de ce non-dit que le langage bande dessinée fait surgir dans le silence des pages, sans faire état du moindre effet de manche graphico-narratif : ce sont “les discriminations subies par ce père racisé qui peine à trouver du travail.” En un prologue suivi de quatre chapitres de longueurs diverses, et sous-titrés par des dates : 1995, 2015, 1997, 2015, Le Bon père est une bonne surprise, ne serait-ce que par l’économie dont il fait montre. Nadia Hafid a été influencée, nous dit-on, par Chris Ware. Mais son propos paraît plus simple – en tout cas moins labyrinthique – que celui du maître de Chicago.

Le Bon père © Nadia Hafid / Casterman

Simple signifie tout d’abord : en quête de précision des contours, de mise en place des signes et surtout de leur limitation ; force d’un “minimalisme” assumé jusqu’à l’épure auquel participe pleinement le travail de la couleur (on remarque notamment un usage pertinent du blanc, en réserve). En ces 122 pages (en 9 cahiers de 16), ce qui ne peut être dit ne doit pas nécessairement être tu, mais peut surgir autrement que par les mots, même si on relève (par exemple) parmi les rares dialogues : “Il voulait quoi l’arabe ? Du boulot… On en a déjà assez comme ça.” Violence ordinaire des rapports et mélancolie des retours différés, voire annulés : “ Papa n’est pas là. Il fait toujours pareil… Il reviendra. Oui il reviendra… […] Non, il ne reviendra pas.”

Le Bon père © Nadia Hafid / Casterman

3.

L’Éléphant d’Isabelle Pralong est une bande dessinée déployant, de manière ramassée, une étrange singularité, notamment visuelle, qui conte à son tour une histoire de bon/mauvais père. Publiée une première fois en 2007 par Vertige Graphic et lauréate du prix Töpffer et du prix Révélation au festival d’Angoulême, elle est aujourd’hui rééditée par Atrabile (qui a déjà publié trois livres d’Isabelle Pralong : Ficus en 1999, Prédiction, avec Aurélie William Levaux, en 2011 et Je suis au pays avec ma mère, avec Irène de Santa Ana, en 2019).

Voici l’histoire (fortement résumée) : une certaine Claire, seule (provisoirement) avec ses deux enfants, reçoit un coup de fil lui annonçant que son père est à l’hôpital, dans le coma. Mais (répond-elle), je n’ai pas de père, “je n’ai jamais eu de père… jusqu’à aujourd’hui.” Alors se pose cette difficile question : comment aller à la rencontre de l’“inconnu” tout en assumant les tâches du quotidien ? Claire forme le vœu que son père sorte du coma, afin de pouvoir lui arracher quelques explications sur son absence. Mais ce n’est qu’au moment où elle accepte de ne jamais en obtenir que ce dernier lui glisse à l’oreille, dans un dernier soupir, le mot-titre du récit (“comme les éléphants” – dit-il). C’est aussi élémentaire, donc aussi complexe, qu’une énigme à résoudre, ce que l’autrice fera à sa manière, résolument non minimaliste (quoique…) Notons qu’il est appréciable de pouvoir glisser d’une écriture à l’autre dans cette toute dernière constellation de printemps, tandis que reviennent certaines obsessions, certaines hantises, furieusement rêvées jusqu’à la perfection – celle d’un état d’incertitude, non éprouvé par des contours, ouvert au familier inconnu, où tout participe d’un même langage : mots calligraphiés dans des bulles ; composés en légende des images ; traits à la plume ; ou coups de pinceaux ; noirs, blancs et gris subtilement équilibrés ; ou en équilibre instable, comme une exhibition sur les tréteaux de l’autre scène – de nuit comme de jour.

L’Éléphant © Isabelle Pralong / Atrabile

Devant une fois de plus déplacer la pile des ouvrages non commentées du côté des lectures à venir, j’en sors le plus petit d’entre eux : 13 x 18 cm et [bis repetita] 122 pages en 9 cahiers de 16. Il s’agit de George profond de Léo Quiévreux, aux Éditions Le Monte-en-l’air qui ont repris (depuis Ginette de Florence Cestac [n°28, en janvier 2022]) la collection “BD-Cul” aux Requins Marteaux. Le projet de cette collection est de dévoyer (pardon : de faire travailler) la crème de la crème de la bande dessinée (à l’exception de Robert Crumb – mais est-ce vraiment envisageable de le coopter ?) À l’arrivée, divers essais plus conceptuels que pornographiques, et quelques virées de “classiques” du côté de l’enfer – ou plutôt, de la mise en péril du genre.

Après Jean Lecointre (n° 35), c’est Léo Quiévreux (n° 36) qui s’y colle. Et plus que jamais, les choses se dévoilent dans une clarté qui n’est pas celle des déductions savantes : “Je veux tout savoir Monsieur Walker… […] Je me laisse guider par le timbre de sa voix. Les six zones de mon néocortex cérébral sont en alerte maximale. […] Pourrions-nous aller droit au but ? Comment pourrais-je prendre contact avec G ? Vous faites sans doute référence au point ? Mais non ! À un agent dont vous avez la charge.” Comme il nous est dit avec précision sur l’objet fascinant qu’est le communiqué de presse rédigé par l’éditeur (que je fais volontiers passer pour celles et ceux qui n’ont pas eu la chance de le découvrir plié en deux entre les pages) : “George Profond c’est l’agent 00sex de la collection BD-CUL. En barbouze des partouzes, il n’égoutte que son courage pour écumer les parties chaudes en pleine guerre froide. Sa mission ? Déjouer tous les attentats à la pudeur et autres coups bien montés que fomentent compeloteurs internationaux, vicieux séditieux et autres associations de malbaiseurs.” Vous voyez le genre ? Ou plutôt l’attaque en règle contre le genre, histoire d’en préserver quelques éclats : de le sauver de la routine. “ BD d’antislipation ? Récit énigmatrique ? Science-friction ? Espionnage légal ? […] Léo Quiévreux livre avec George Profond, une bande dessinée porno-paranoïaque vraiment taupe.”

George profond © Léo Quiévreux / Le Monte-en l’air

Qu’ajouter ? Ce que savent parfaitement les amateurs de la (provisoire ?) trilogie de Léo Quiévreux, aux Éditions Matière (Le Programme immersion / Immersion / Spécimens) : On peut traverser ces espaces où ça bouge – agit, se transforme – sans ressentir la nécessité de déchiffrer ce qui s’y passe. Il faut prendre simplement les choses comme elles surgissent, disparaissent, et font retour… Entre parodie et exploration, commande extérieure et exigence intérieure : bref, entre coup à jouer, plaisir à prendre et souci de ne pas sombrer dans un rapport servile au genre, George profond relance les dés – et propose même de l’inattendu : un tout dernier cahier en couleurs, muet et imparable, dont il ne serait pas étonnant qu’il conduise son auteur à embrayer vers un nouvel ailleurs de la BD, qu’elle soit ou non de Q.

Baudoin et Troubs, Inuit, L’Association, mai 2023, 176 p., 33 €
Étienne Lécroart, L’Oulipo par la bande, L’Association, juin 2023, 96 p., 25 €
Max Baitinger, Sibylla, L’Employé du moi, mai 2023, 168 p., 26 €
Lale Westvind, Grip, Les Requins Marteaux, mai 2023, 160 p., 25 €
Nadia Hafid, Le Bon père, Casterman, mai 2023, 144 p., 18 €
Isabelle Pralong, L’Éléphant, Atrabile, juin 2023, 80 p., 15 €
Léo Quiévreux, George profond, Le Monte-en-l’air Éditions, mai 2023, 144 p., 16 €

© Christian Rosset