« Ce sont des personnes invisibles qui deviennent visibles », explique Nora, coordinatrice du Lotus Bus, en parlant des travailleuses du sexe chinoises qui portent plainte contre leurs agresseurs. C’est dans cette mission de dévoilement que s’inscrit le premier livre de Rémi Yang, Roses d’acier : dévoilement de la réalité des femmes pour qui « les arbres [du boulevard] offrent un semblant de camouflage », dévoilement de la violence derrière ce métier « générateur de fantasmes », dévoilement de « la femme qui a rêvé de Paris et de ses monuments » derrière Meigui, présidente autoritaire des Roses d’acier. Plus qu’une chronique, Roses d’acier (sous-titré Chronique d’un collectif de travailleuses du sexe chinoises) est le récit d’une enquête sociale et herméneutique, fruit d’un déchiffrement du visible permis par la posture intermédiaire du journaliste sino-français.
Mais, contre toute attente, cette enquête n’offre pas seulement un portrait sensible et nécessaire de ces femmes « à la fois très visibles et invisibles ». Petit à petit, c’est aussi le monde du journalisme qui y est révélé, dans un parallèle dissonant entre les sollicitations des travailleuses du sexe et le culot de certains journalistes : « Dépité, il m’arrive parfois de penser à me pointer un soir à Belleville pour aller interroger directement les prostituées. Le genre de technique datée d’une autre époque, au culot, qu’encensent les vieux briscards du journalisme. Mais est-ce vraiment raisonnable ? ».
L’idéal de transparence de l’auteur le conduit à la fois à expliciter dès la première page la signification du nom « Roses d’acier » et à avouer qu’il pensait au début faire de cette histoire un « papier bouclé à l’arrache ». La rencontre avec les Roses d’acier, l’enquête de deux ans avec elles dans le quartier de Belleville, c’est aussi, dès lors, la rencontre du journaliste avec sa propre éthique, cette mission première qui le conduit à s’engager bénévolement auprès des Roses d’acier pour mieux les comprendre et mieux les aider.
Lors d’un voyage à Dieppe avec l’association, Rémi Yang évoque l’effondrement, une semaine plus tôt, d’un des immeubles de la ville : « L’histoire a fait le tour du pays quand le journaliste Hugo Clément, reprenant les infos d’un quotidien local, a partagé l’histoire du chat Marius coincé dans les débris » — un rappel grinçant du pouvoir de la médiatisation qui ne diffuse la tragédie que lorsqu’elle peut faire « sensation ». À l’inverse, lorsque Madame Ling, une après-midi de décembre, est violée dans son studio par un client armé d’un couteau et que la police demande à visiter le lieu de l’agression, « Mme Ling s’inquiète du remue-ménage que cela pourrait causer […]. Elle se demande quelles répercussions ça pourrait avoir sur le voisinage, préférant garder son activité secrète. Finalement, elle accepte à deux conditions : que les policiers se présentent en civil, et que Ting assiste à la scène ». Les travailleuses du sexe ne peuvent se permettre de faire « sensation », leur tragédie est trop violente pour ceux qui ne désirent pas la voir et qui préfèreront s’en prendre à la victime.
Cette question de la médiatisation est centrale dans l’entreprise de dévoilement du journaliste comme pour les Roses d’acier, qui existent dans un équilibre précaire entre la sécurité permise par la discrétion et la nécessité de se faire entendre lors de manifestations pour leurs droits et de procès contre leurs agresseurs. Ce livre, avec ses noms modifiés pour protéger les femmes mentionnées et son propos sur l’évolution des droits des travailleuses du sexe s’inscrit dans cette tension et contribue à nuancer l’image fantasmée de la prostitution pour en révéler l’aspect « humain, trop humain ». Il fait écho à l’entreprise du Lotus Bus, dont les « interventions dans les cours de justice ont permis d’éduquer les magistrats à la condition des femmes chinoises prostituées ». Il est un encouragement à la lutte continue pour les droits des travailleuses du sexe chinoises, pour les droits des femmes, comme le souligne l’hymne féministe chinois qui donne son nom à une communauté de femmes prêtes à tout pour leurs jiemei (sœurs) et pour leurs familles, en Chine, pour lesquelles elles sont parties travailler en France :
红颜娇美承受兩打风吹
Les belles femmes supportent la pluie et le vent
拔剑扬眉豪情快慰
Tirez l’épée et levez les sourcils avec fierté
风雨彩虹铿锵玫瑰
Rose d’acier, arc-en-ciel, vent et pluie
Rémi Yang, Roses d’acier. Chronique d’un collectif de travailleuses du sexe chinoises, éditions Marchialy, mars 2023, 208 p., 20 €