Retours récents à L’Étranger d’Albert Camus: Ryota Kurumado, Christian Phéline

Ryota Kurumado, L'Étranger

Que l’on ait avec l’œuvre L’Etranger une proximité admirative ou plus réservée, on ne peut que s’incliner devant le phénomène littéraire que représente ses reprises par des lecteurs séduits et s’engageant à leur tour dans une adaptation ou une interprétation critique, comme le mangaka Ryota Kurumado et le critique Christian Phéline.

Christian Phéline est connu pour des publications sur l’Algérie comme sur Camus — Camus, militant communiste, Alger 1935-1937, avec Agnès Spiquel (2017) et Alger sur les pas de Camus et de ses amis (2019). Dans L’Étranger en trois questions restées obscures, le critique justifie ce retour au texte de Camus par sa lecture toujours renouvelée du récit : « il peut en effet arriver que l’émotion comme sidérée à laquelle porte la splendeur si maîtrisée du style d’Albert Camus se trouve inopinément alertée par quelque singularité du texte ». Ce sont trois de ces singularités qu’il va exposer et analyser. La première est l’impossibilité de nommer une plage de la réalité algérienne comme référence de la plage du meurtre : ainsi Christian Phéline se lance dans une enquête géographique avec photos à l’appui. Le second point d’achoppement de sa lecture est l’absence d’explication du retour de Meursault sur la plage à l’heure de forte chaleur après les deux premières altercations : cette fois, on peut parler d’enquête sur la motivation du meurtrier. Enfin le troisième « hic » est la raison du choix de l’auteur de faire condamner son protagoniste « à une peine de mort publique qui s’avère doublement impossible dans l’Algérie d’après 1939 » : on est cette fois dans une enquête sur les motivations de l’écrivain.

Enquête géographique

C’est avec minutie que Christian Phéline compare des plages algéroises et des plages oranaises. Il s’appuie aussi sur les recherches faites par Luchino Visconti qui tenait à tourner son film « non pas au Maroc, mais dans les lieux mêmes où vécut, tua et expia le jeune Meursault, fils européen de ce pays comme l’était son créateur ». Mais il eut du mal à trouver la plage du meurtre. Et même si les amis de Camus le conduisent à une petite plage, proche des Bains-Romains, il n’a retrouvé l’ambiance possible de la scène du meurtre qu’au-delà des dunes de Cheragas. Christian Phéline confronte ces recherches sans succès avec la BD de Jacques Ferrandez et avec ce que propose Kamel Daoud dans son Meursault contre-enquête. Et le critique de noter : « entre magnification du paysage chez Visconti – et à sa suite, Ferrandez –, et rejet d’une réalité « affreusement décevante » pour Daoud, chacun de ces éminents relecteurs de L’Étranger renonce radicalement à ce que serait la mesquinerie de toute vraisemblance géographique ». L’explication serait-elle que Camus a renoncé au réalisme géographique pour créer une scène « où le fatum ouvre à un deuil inextinguible » ? Trop de vraisemblance nuirait à une signification transcendante ? Ainsi, en prenant l’écrivain en défaut de réalisme, Christian Phéline interprète cette démarche comme la volonté de Camus d’échapper à une référence trop indexée sur le réel pour opter pour une sublimation de la « rencontre » avec l’Autre, l’Arabe, la faisant échapper au meurtre bêtement raciste et atteindre la fatalité du tragique.

Meursault, venu « retrouver le murmure » de la petite source, son « ombre et son repos » aurait pu rencontrer, en quelque sorte, une fraternité. Christian Phéline commente : « Ce suspens ouvert à une humanité réconciliée avec elle-même était-il seulement possible en ce mitan impitoyable d’un siècle où allaient se creuser sans retour les fractures de l’histoire coloniale ». Il suffit d’un simple pas en avant pour détruire « l’équilibre du jour ». Renvoyant alors dos à dos les deux protagonistes, le critique conclut sur « un irrémédiable malentendu » qu’est toute tragédie entre « des forces égales en raison et en malheur ». Il utilise ici des propos de l’auteur dans un entretien donné à Paris-Théâtre en 1957. Après avoir affirmé que le théâtre est une » école de réunion » et non « de haine », Camus déclare que « notre époque a sa grandeur qui peut être celle de notre théâtre. Mais à la condition que nous mettions sur scène de grandes actions où tous puissent se retrouver, que la générosité y soit en lutte avec le désespoir, que s’y affrontent, comme dans toute vraie tragédie, des forces égales en raison et en malheur, que batte enfin sur nos scènes le vrai cœur de l’époque, espérant et déchiré » (Tome IV Pléiade, 581-582). Par cette remarque, appliquée à L’Étranger, le critique donne au meurtre sur la plage un statut tragique.

Pourquoi Meursault est-il retourné sur la plage ?

Christian Phéline se lance dans un décryptage, ligne à ligne, de la scène dans le récit, la mettant en écho avec le film de Visconti et avec Le Premier Homme. Dans la suite logique de ses remarques précédentes sur le « malentendu » de la fraternité, il insiste sur l’aimantation que le corps de l’Autre exerce sur Meursault – notons que la pulsion homosexuelle a déjà été envisagée par d’autres critiques –, et écrit : « Posture renversée laissant voit l’intimité masculine des aisselles. Excès même de la sensation où la graisse du bleu de chauffe en arriverait à « fumer »… Meursault dénonce lui-même ce qu’a de fantasmatique une image qui « dansait devant [ s]es yeux, dans l’air enflammé » et où « des ombres sur son visage » suffisaient à ce que l’«Arabe » ait « l’air de rire ». […] « Toute la scène, poursuit Christian Phéline, ne semble ainsi que redonner corps sur un mode exacerbé au choc émotif de la rencontre précédente. Comme si Meursault en avait cultivé l’empreinte mentale tout au long de ce second retour sur la plage dans un rituel superstitieux visant à ce qu’elle se rejoue, et que le défi mutuel y assume toute la connotation provocatrice d’un geste auto-érotique en miroir ». Chaque lecteur lira avec intérêt la suite de la démonstration.

L’improbabilité de la condamnation à mort de Meursault

Christian Phéline part d’une remarque de bon sens dans le contexte de l’époque et qui a été déjà avancée par de nombreux critiques. Camus, écrit-il, « soumet ce matériau documentaire […] à un travail radical d’épuration, où il ne craint pas […] de s’écarter de la réalité qu’il connaît pourtant bien de la pratique judiciaire de ce lieu et de ce temps ». Le critique donne plusieurs exemples de procès ayant abouti au contraire du verdict de L’Étranger. Il souligne aussi l’ostentation de la peine à exécuter, « la tête tranchée sur une place publique au nom du peuple français ». Camus refuse que son récit soit un réquisitoire contre la société coloniale. Là encore, l’écrivain recherche la stylisation et le symbole et non le réalisme. Il y a certes « artifice » par rapport à la réalité mais l’art de Camus est tel qu’il arrive à faire passer ce qu’il veut transmettre : « Homicide aussi étranger à lui-même qu’à son geste ou à sa victime, il devait en effet parcourir tout le cycle de son destin jusqu’à l’imminence d’une fin prématurée pour approcher la possibilité de s’ouvrir « pour la première fois à la tendre indifférence du monde ».

Ainsi, Christian Phéline apporte ses réponses à ces trois « questions obscures » du texte. Sans récuser les perspectives d’interprétation intéressantes qu’il avance, il nous semble cependant que le meurtre, son lieu et sa sanction peuvent être éclairés, plus simplement, peut-être plus prosaïquement, en prenant en compte tout le poids que la situation coloniale fait peser sur l’écriture du jeune Camus. Ainsi, la plage représente symboliquement le lieu de l’affrontement des deux communautés : la source en est l’enjeu. Cette source est un espace momentanément interdit à Meursault puisqu’il est occupé par l’Arabe. Le colonisé, aussi refoulé soit-il, conserve un lieu, souvent lié à la nature, dans le décor colonial. Mais cette occupation momentanée est ressentie par Meursault comme une entrave à son désir de… fraîcheur : l’Arabe devient celui qui empêche d’atteindre l’espace d’élection, ici et maintenant. Le meurtre naît d’une double transgression ; double car, dans l’univers colonial, les réactions du colonisateur et du colonisé sont toujours liées : Meursault, voulant briser le quotidien qui l’enlise, transgresse le code de la cohabitation coloniale en retournant à la source, code qui conseille, implicitement, de respecter l’espace de l’Autre. L’Arabe transgresse, non le code spatial puisque la nature est son royaume, mais le code comportemental qui veut qu’un Arabe s’efface devant un Européen (ce qui s’était passé dans le fait divers de la plage de Bouisseville, une des sources d’inspiration de Camus). Cette double transgression crée la dynamique narrative. En effet, il faut que l’Arabe transgresse pour que Meursault riposte. L’attitude de l’Arabe montre que, quel que soit le poids d’une oppression, le colonisé peut redresser la tête. Meursault transgresse parce qu’il ne peut accepter d’espace délimité : désir et interdit s’entrechoquant, il accomplit le geste du désir et élimine l’obstacle et déclenche le processus irréversible de sa propre exécution. Accomplir ce geste est la seule manière d’investir l’espace algérien en en excluant l’Autre. Mais la mort de l’Arabe entraîne celle de Meursault car elle perturbe le champ social dont le dit de l’histoire l’excluait.

Ainsi, à plus ou moins long terme, la mort de l’Arabe entraîne celle du petit Blanc : tuer l’Arabe mène à l’impasse mais ne pas le tuer empêche de vivre le désir. Par ce echoix » suicidaire qu’il ne peut pas ne pas faire, accrédité en texte comme fatalité, le parcours de Meursault trace, de façon métaphorique, l’inéluctable disparition de la colonie de peuplement. Le tribunal alors n’accrédite pas tant la fiction d’une justice en colonie soucieuse des droits de chacun, que le danger qui menace le petit Blanc d’être exclu s’il ne se comporte pas de façon solidaire : l’indifférence de Meursault est sa différence qui l’expulse de sa communauté comme une brebis galeuse. La signification des lieux du récit montre bien que la survie de la société coloniale est impossible et nie, par là même, l’idéologie assimilationniste et intégratrice ; elle montre que la destruction de l’un par l’autre entraînera sa perdition. Mais elle nie donc aussi, à plus long terme, l’idéologie nationaliste, menace pour la communauté européenne d’Algérie. À la fin de sa préface à une réédition de La Statue de sel d’Albert Memmi en 1957, Albert Camus écrivait : « Nous tous, Français et indigènes d’Afrique du Nord, restons ainsi ce que nous sommes, aux prises avec nos contradictions qui ensanglantent aujourd’hui nos villes et dont nous ne triompherons pas en les fuyant, mais en les vivant jusqu’au bout ».

Intéressons-nous maintenant au domaine de la BD. En 2013, pour le centenaire de la naissance de l’écrivain, Jacques Ferrandez, bédéiste français, très connu pour ses œuvres sur l’Algérie et sur l’Orient, éditait une adaptation du récit de 1942 après avoir adapté L’Hôte et plus tard Le Premier Homme. La séquence la plus célèbre, la scène du meurtre et sa mise en scène en images est très suggestive et fidèle au texte. Elle insiste sur les protagonistes du drame avec la première rencontre sur la plage à trois contre deux, puis la seconde à deux contre deux et enfin la dernière à un contre un : « Meursault dira pendant son procès qu’il a tué « à cause du soleil ». Il fallait restituer la chaleur, une certaine dématérialisation du personnage qui ne sait plus ce qu’il fait ». On peut aussi regarder la séquence charnière de L’Hôte, celle où Daru indique deux directions au prisonnier et le laisse faire son choix. Dans ces deux séquences clefs, on voit combien l’image décuple le sens du texte et lui donne un ancrage fort. Relire ces BD, c’est redécouvrir véritablement l’œuvre camusienne sans ressentir de détournement. À la sortie de son Étranger, Jacques Ferrandez déclarait : « Ce qui m’intéresse est avant tout de servir le texte, de restituer au plus près les sensations qu’on éprouve à sa lecture […] Il s’agissait pour moi de rester fidèle au texte qui, dans la bande dessinée, est entièrement de Camus ». Il précise que ces récits sont très situés, se passant en Algérie et, le plus souvent à Alger.

De mon point de vue, le rendu de cette « algérianité » est bien la force de ces créations par un dessin particulièrement suggestif, la référence à l’Algérie n’était pas une donnée éclairante de l’écriture pour de nombreux lecteurs. Or, ces adaptations rendent le texte à sa terre en des reconstitutions qui font rêver à chaque page ou presque du pays, de ses paysages, de ses descriptions urbaines, de ses habitants cohabitant plutôt que coexistant : plus d’une fois, le texte mis en images a la force d’un ancrage algérien qu’on ne peut plus effacer. Les BD de Jacques Ferrandez restituent « le chant aveugle et grave » du pays et on retrouve avec émotion, « Alger au bout de la nuit ».

Ce n’est pas du tout le cas pour le manga de Ryota Kurumado (né en 1989), édité à la fin du premier semestre de 2023. Ce mangaka n’en est pas à son premier essai puisque, pendant la pandémie, il a adapté La Peste en 4 tomes. Pour cette seconde sortie, l’argument publicitaire met en valeur le devenir classique de cette œuvre grâce « à son caractère épuré ». Comme le créateur le précise, cette seconde adaptation a été faite « sous l’impulsion de la famille Camus même », en l’occurrence la fille et la petite fille de l’écrivain. L’éditrice, quant à elle, évoque « la désacralisation du chef d’œuvre ». Il faut tout de même préciser la vogue des mangas en France : chaque année, ce sont 50 millions de mangas qui sont vendus. Doubler ce qu’elle nomme « le best-seller permanent » par un manga était tentant. Les articles de lancement évoquent la création d’un rythme en privilégiant certaines scènes, en sacrifiant complètement les décors – manifestement le mangaka ne connaît pas l’Algérie, le mieux était de la supprimer –, en multipliant les gros plans sur les visages, en privilégiant la violence du meurtre. Le récit camusien « fait peau neuve », nous dit-on !

Par rapport au texte source, la disparition – corps et biens de l’Algérie – est particulièrement frappante : moins qu’un caractère épuré, c’est une véritable épuration. Tout ce qui pourrait introduire les personnages « arabes » est supprimé. Jamais la victime n’est nommée ainsi : c’est l’homme, la victime, le frère etc… La « mauresque » devient simplement  la « maîtresse » de Raymond ; à l’asile l’infirmière « arabe » se dissout dans le décor… elle n’existe plus ; et en prison, les prisonniers arabes ne sont pas mentionnés, ni les « Mauresques » qui entourent Marie au parloir. La ville elle-même et la plage en proche banlieue ne sont pas nommées.

Ryota Kurumado, L’Étranger

D’autres changements interviennent comme la transformation du directeur de l’asile en une pimpante directrice et la réduction des affrontements sur la plage de trois à deux. La représentation graphique de Meursault est celle d’un Français blond et non d’un Méditerranéen. On peut penser que la victime a un physique un peu plus marqué vers le sud… Et si Meursault est assez lisse sauf quand il a trop chaud, la victime, elle, montre les dents et mérite finalement le sort qui lui est fait puisque le créateur, prenant la supposition de Meursault « il avait l’air de rire », note que l’homme rit donc il provoque. Tout est centré sur le meurtre, le revolver et le couteau, ce qui l’a précédé – le déplacement à l’asile –, et ce qu’il a entraîné – le procès, la prison. L’Étranger est ainsi soustrait à son espace d’origine, l’Algérie,  et « rendu à l’universel » qui incite à gommer le contexte colonial, ancrage historique. On remarque aussi que, comme dans l’adaptation de Luchino Visconti, les deux premières pages sont consacrées au procès, meurtre et soleil, enchaînant ensuite avec le déplacement à l’asile. Que connaîtront les lecteurs du manga du récit de Camus  ?

Ryota Kurumado, L’Étranger

L’analyse de Jean Sénac, en 1959, faisait le parallèle entre le récit et le western ; c’est à peu de chose près, l’ambiance du manga : « Au fond, Meursault n’a pas plus de remords que le cow-boy qui abat un indien. À ce niveau socio-historique, son comportement s’explique parfaitement et son innocence n’est pas plus monstrueuse que celle d’un pionnier du Far-West. Dans un sens, L’Étranger est un western immobile ».

Albert Camus, L’Étranger adapté en manga par Ryota Kurumado, mai 2023, Michel Lafon, 304 p., 14 € 95
Christian Phéline, L’Étranger en trois questions restées obscures, éditions Domens, avril 2023, 132 p.