La rentrée littéraire, chaque année, ce n’est jamais en premier lieu une simple question de lettres. Ce sont tout d’abord des chiffres. Car, en France, on le sait, la rentrée littéraire est un événement ritualisé, un événement médiatique, un événement commercial qui, chaque année, fait du livre un événement symbolique : une manière de rite de passage. Au cœur de la Nation qui a inventé la notion de « Grand écrivain », il y a, chaque année, le frémissement de voir à la fois un écrivain que l’on suit depuis quelques livres subitement le devenir ou de découvrir qui, immédiatement, selon le conte médiatique, sera appelé à l’être.
Mais avant tout, la rentrée littéraire ne parle ainsi pas de lettres mais de chiffres. La rentrée 2022, ce sont donc avant tout 490 romans publiés, toujours accompagnés des commentaires de la presse qui soulignent la pléthore ou comme cette année le léger recul, témoin de la crise du papier, témoin de la crise de la guerre en Ukraine, témoin peut-être aussi d’un recul de la littérature. 490 romans, c’est aussi ça se tenir debout.
490 romans dont 90 premiers romans, chiffre considérable en soi, témoins d’une indéniable vigueur de la littérature hexagonale et surtout témoins certains d’un constat indépassable : notre littérature contemporaine se renouvelle actuellement profondément. En effet, ses lignes de force se redessinent très fortement. On vit sans aucun doute un moment de bascule où, plus que jamais, la société veut faire réentendre sa voix. On objectera à bon droit que la société n’a jamais disparu pourtant du contemporain tant il n’existe pas de roman hors de la société. Mais afin de considérer cette mutation du champ, saisissons deux exemples, l’un d’un écrivain confirmé, l’autre d’une autrice d’un premier roman.
Saisissons-nous des deux derniers romans de Tanguy Viel qui fut l’un des invités du Banquet d’été de Lagrasse 2022 : Article 353 du code pénal et La Fille qu’on appelle. Parus respectivement en 2017 et 2021, ces deux romans signalent une profonde mutation de l’écriture de Tanguy Viel, combien elle est passée d’une inquiétude de l’écriture à l’écriture d’un monde inquiet. Dans Icebergs, il en trace ainsi la poétique à main levée : « Ainsi, l’appétit que nous avons à nouveau pour la littérature de société, cette littérature si liée à la fabrication du monde qu’elle convoque, pour ne pas dire convoite, si prête à se faire sociologie ou reportage au travers de la première fiction venue, indique sans aucun doute notre demande de monde, fatigués que nous sommes de vivre si loin du rivage. »

La littérature accoste sur les rives de la société sans oublier le drame souterrain de la venue à l’écriture : à rebours du prodigieux questionnement sur un roman en cours d’écriture, qui s’interroge sur la manière dont il peut donner à lire le réel comme dans La Disparition de Jim Sullivan, La Fille qu’on appelle pourrait se lire comme un formidable roman comme un récit sur le consentement sexuel, un roman de l’ère MeToo mais c’est surtout un roman qui problématise la question dans le récit de l’interprétation du récit lui-même du consentement, où Laura Le Corre fait de son récit le cœur même de son interrogation sur la question du consentement sexuel. La puissance sociale du roman est passée au prisme d’un questionnement sur les modalités de son dire social : « Se tenir debout », c’est aussi un geste social, une lutte dans l’adversité dont le roman va se saisir à chaque instant. La société devient le lieu d’une interrogation sur ce qu’elle devenue .
Un premier roman de cette rentrée littéraire vient confirmer ce glissement de la littérature contemporaine où, à l’inquiétude littéraire, vient se mêler étroitement la demande d’une littérature de société. C’est le très important Jean-Luc et Jean-Claude de Laurence Potte-Bonneville, l’une des plus belles révélations de cette rentrée littéraire. Publié chez Verdier, ce joyeux récit nous livre à la compagnie des étonnants quinquagénaires Jean-Luc et Jean-Claude qui, un soir, ne pouvant valider leur grille de loto, décident de ne rentrer dans leur foyer et de partir à l’aventure pour trouver un autre PMU.
Dans ce road movie en région, les deux personnages sont avant tout des figures prises dans une intense généalogie littéraire : ils se situent indéniablement entre Bouvard et Pécuchet, Mercier et Camier, Vladimir et Estragon. Mais le récit ne se tient pas à l’écoute unique de Flaubert et Beckett, à un quelconque hommage littéraire tant l’écriture s’ouvre à l’écoute de l’étrangement du monde et de ses singularités sensibles, traverse la déshérence sociale de ses personnages de village en village, d’un PMU à un autre. C’est ce que Laurence Potte-Bonneville synthétise de la manière suivante en déclarant : « Je voulais montrer, par le truchement de ces deux personnages contraints, combien nous sommes tous empêchés de faire les sauvages. » Combien, en d’autres, on est parfois empêchés de se redresser.
Au-delà de ce premier roman héritier de couples littéraires mais jetés dans la violence de l’errance sociale, ce qui frappe surtout, c’est qu’il s’agit avant tout de récits. Ces romans ne sont ainsi jamais des discours tenus sur le monde. Le récit ne s’y livre jamais comme un prêt-à-penser : sa puissance politique vient de l’ambiguïté laissée au récit lui-même. C’est toujours une échappée hors des discours, un refus de la fable médiatique dans la mesure où ces romans sont autant de contre-discours, qui luttent contre les discours, contre la folie discursive éditorialiste notamment.
A partir de là, dans ces 490 romans de la rentrée, et dans ces 90 premiers romans, traçant une nouvelle direction, celle d’une demande sociale traversée par l’inquiétude de l’écriture, trois tendances peuvent être esquissées, provisoires mais néanmoins effectives, qui seraient à tenir comme le difficile exercice d’une critique de ce qu’il faudrait nommer une littérature immédiate, ou le contemporain du contemporain, comme une critique en direct, dessinant des tendances, c’est-à-dire cartographiant ce qui est mouvant et encore instable. Comme si produire une lecture de la rentrée littéraire revenait à apprendre à habiter le provisoire – condition liminaire et terminale d’une critique immédiate.
On peut alors dessiner trois tendances profondes en cette rentrée littéraire 2022 de cette demande de littérature de société, trois modalités de ce désir de se tenir debout, de se relever :
1/ Les romans PostMeToo
Peut-être est-ce la tendance notamment médiatiquement la plus visible mais paradoxalement peut-être la moins lisible car on a tendance à faire de MeToo non pas un récit mais un discours, une longue bande discursive qui serait fatalement un plaidoyer linéaire : un long réquisitoire éditorialiste qui ne s’interroge pas sur le nœud central de la question, celui de la possibilité de la prise de parole. Derrière le mythe France Inter, de centre droit, de la libération de la parole et des femmes puissantes, que relaie notamment Virginie Despentes avec son roman simpliste, Cher Connard, d’autres romans prennent en charge la question de la prise de parole en fondant leur récit sur la difficulté à précisément s’en saisir.
C’est le cas notamment du troisième roman de Blandine Rinkel, Vers la violence, paru en août chez Fayard. Dans un récit âpre, d’une formidable vigueur narrative, Rinkel dévoile l’histoire sans retour de la jeune Lou qui éprouve sa jeune existence au contact de Gérard, figure masculine d’un père qui oscille entre fureur sans conditions et quête inassouvie d’apaisement, homme « biberonné au fantasme du conquérant ». Rarement on aura lu un roman qui, après MeToo, interroge avec une telle vivacité et une telle acuité les représentations féminines et masculines, en éprouve les limites et trouve dans la littérature une troublante puissance d’intellection du social.
Car, au-delà de ce pater familias travaillé par une violence sans frein, « docteur en mauvaise foi », plus Vers la violence creuse le portrait du père, plus cette figure paternelle se double progressivement de son contraire : si, de fait, le père incarne bel et bien celui qui inculque à sa fille « la dureté face au pire », l’homme est traversé de failles et de manques, travaillé par un passé peuplé de fantômes qui le fragilise et qui condamne sa famille à vivre « dans une maison hantée ». Blandine Rinkel le dit ainsi : « Il me semble qu’actuellement, la violence masculine est souvent traitée de manière univoque dans les médias. La norme (et elle est légitime) étant la condamnation sans appel. Seulement l’espace littéraire, celui du roman, ne concède rien à la norme. Et ce qui m’intéressait, avec ce livre, c’était d’édifier deux personnages, un homme et une femme, à la fois coupables et aimables. »
On comprend combien il s’agit ici de poser le récit contre tous les discours orthonormés.
Se tenir debout, c’est trouver les mots.
2/ Le roman décolonial
Peut-être est-ce l’un des romans les plus politiques de la rentrée, celui avec lequel les médias ont peut-être le plus difficulté tant il bat en brèche leurs propres discours et propose par ses récits un contre-discours où tous les clichés sont patiemment mis en perspective.
Citons ici le puissant premier roman de Diaty Diallo, Deux secondes d’air qui brûle paru en août 22 au Seuil. La jeune romancière y conte l’histoire d’une soirée tragique en banlieue parisienne où, suite à une interpellation, des policiers assassinent un jeune homme. Roman au rare souffle épique en même temps qu’intimiste, Deux secondes d’air qui brûle s’interroge sur le racisme systémique, les violences que subissent les femmes et les hommes dominés ainsi que sur la violence des assignations urbaines. Diaty Diallo déclare ainsi : « J’avais l’envie, à travers ce texte, de donner de la force aux corps dominés dont je fais partie. » Le roman présente la coulisse invisible du monde tel qu’il broie les uns et les autres.
Plus largement, c’est la place de l’espace quotidien que questionne le roman décolonial si bien que Deux secondes d’air qui brûle serait ainsi le roman d’un espace urbain dont les habitants sont dépossédés au quotidien et qu’il s’agit, dès lors, de s’approprier, surtout quand « la souffrance déborde de son foyer pour atteindre la rue. » A ce titre, Deux secondes d’air qui brûle s’affirme comme un grand roman spatial, de la manière dont il faut quitter les assignations spatiales, occuper « la friche » où les personnages s’amusent à l’entame du récit et démolir le symbole même d’une domination qui dépasse les personnages : la pyramide, évoquée d’ailleurs par X-Men. Le roman s’offre comme une critique sociale et politique de l’espace urbain, et en cela un roman décolonial dont Diaty Diallo dit elle-même : « Deux secondes d’air qui brûle est certainement une (petite) proposition dans une large pensée décoloniale, puisqu’il y est avant tout question d’y reconquérir la joie, d’y prendre la place, dans tous les sens de l’expression, de s’y dégager de la géométrie des frontières, d’y rayer de la carte des symboles de pouvoir pour devancer les esprits réformistes, leurs refontes et renouveau. »
Se tenir debout, c’est relever la tête.
3/ Le roman post-management
Peut-être est-ce dans le sillage de Robert Linhart les romans les plus surprenants de cette rentrée qui interroge, cette fois, depuis le récit la tyrannie managériale, l’organisation en coupe réglée du travail, l’acharnement des managers à produire du dressage social. Mais ici le roman du post-management ne se contente pas de décrire le management dont les employés sont victimes : il questionne le récit néomanagérial que le management produit lui-même.
Qu’on songe ici au remarquable En salle de Claire Baglin paru en septembre 22 chez Minuit. Dans une langue sèche et mesurée, le récit croise le double fil de souvenirs d’enfance puis d’adolescence d’une jeune femme qui, bientôt, travaillera dans un fast food. Récit sur le travail, récit travaillé par la valeur du travail, En salle offre, dans le sillage des récits de Leslie Kaplan, Robert Linhart et Thierry Metz, une saisie de l’aliénation et de l’exploitation dans l’usine à burgers. Cependant, comme elle le dit, la particularité de Baglin est de vouloir se détacher des sciences humaines qui depuis les années 1980 avaient pu nourrir une manière de narration documentaire : « J’ai souhaité échapper à un certain allant vers la démonstration sociologique ou la trajectoire d’un transfuge de classe » Avant d’ajouter : « En Salle ne se situe pas à cet endroit mais est d’abord constitué par ses choix littéraires. L’équipière au fastfood a les pouces blancs, secoue les panières, prend des commandes les pieds dans l’eau mais autre chose est en jeu, dans ces deux fils narratifs que vous nommez. En somme, la narratrice écrit moins pour se prémunir du travail que pour garder mémoire. »
En ce sens, écrire ne consiste pas uniquement à témoigner mais, par la littérature, à proposer de sauver la société en réorganisant pour soi le néant qui guette chacun depuis le management : « L’écriture serait alors la création d’une chronologie nouvelle qui pourrait rectifier les incohérences et les manques du réel. En ce sens, le mensonge, qu’il soit créé de toute pièce ou déformé à partir de la réalité, me semble constituer une première forme de roman. »
Se tenir debout, c’est se remettre au travail du récit.
Romans PostMeToo, romans décoloniaux, romans du post-management : trois tendances majeures de cette rentrée littéraire et plus profondément d’une littérature contemporaine française plus que jamais en demande de réel, en appétence d’un social dont seule la littérature peut se saisir. Une appétence qui est celle d’un « Se tenir debout » moral, social et littéraire dont on n’a pas fini de parler.
Cette intervention a été prononcée dans le cadre du Banquet d’automne de Lagrasse qui s’est tenu les 26 et 27 novembre 2022 « Se tenir debout » (EPCC « Les Arts de lire »).
