Puissant et remarquable : tels sont les mots qui viennent immédiatement à l’esprit pour qualifier le premier roman de Deux secondes d’air qui brûle qui vient de paraître au Seuil. La jeune romancière y conte l’histoire d’une soirée tragique en banlieue parisienne où, suite à une interpellation, des policiers assassinent un jeune homme. Roman au rare souffle épique en même temps qu’intimiste, Deux secondes d’air qui brûle s’interroge sur le racisme systémique, les violences que subissent les femmes et les hommes dominés ainsi que sur la violence des assignations urbaines. Un roman essentiel de cette rentrée littéraire sinon un indéniable tournant contemporain que Diacritik ne pouvait manquer de saluer à l’occasion d’un grand entretien avec son autrice.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre si puissant premier roman qui vient de paraître au Seuil, Deux secondes d’air qui brûle. Comment est né chez vous le souhait de raconter l’histoire en banlieue parisienne de cette soirée tragique qui, au cœur d’un mois de juillet brûlant, voit, suite à une interpellation, la mort de Samy à laquelle ses camarades Astor, Nil, Issa et Demba assistent impuissants ? Pourquoi vous importait-il de raconter le meurtre de ce jeune homme au milieu des tirs de mortiers, des « déflagrations, pluies d’étoiles dans les branches des arbres » ? Est-ce notamment la mort tragique d’Adama Traoré qui a pu être l’une des sources puisque, ainsi que vous l’indiquez dans l’apostille de votre roman, Lettre à Adama d’Assa Traoré avec Elsa Vigoureux fait partie « des travaux qui vous ont aidée à raconter l’histoire de ce roman » ? Pourquoi, enfin, avoir choisi avec Astor un narrateur masculin ?
L’histoire n’est pas ce qui m’est venue en premier. J’ai d’abord eu l’envie d’écrire sur des espaces de la ville – les sous-sols, les sols, les toits, les friches, les appartements, les culs de sac… –, et la manière dont ils peuvent être occupés par les corps ou se faire malgré l’humain. Avec cette envie, sont apparus des personnages inspirés de celles et ceux qui agissent sur l’urbain, cartographes de(puis) l’invisible. J’ai pensé aux Juicers – ces exploité·es des start-up, chargé·es de récupérer et recharger les trottinettes électriques avant leur remise en circulation, plus l’appareil est difficile d’accès (cours intérieures, lieux excentrés…) plus la « rémunération » est importante – ; à celles et ceux qui pratiquent un sport dans la rue, du street workout au parkour, en passant par le traditionnel « five » ; j’ai pensé aux buralistes, aux épiciers et bien évidemment aux gars dont d’aucuns disent qu’ils « tiennent les murs » des halls ; j’ai pensé aux chauffeurs de taxis, à certain·es travailleur·euses du sexe, aux boulistes, à celles et ceux qui dorment dans la rue. J’ai peu pensé aux urbanistes et autres, je les ai surtout lus, leurs expertises, leurs comptes rendus, leurs débats, pour les comprendre et, dans beaucoup de cas, m’en distancier.
Tous ces personnages n’ont pour la plupart été que de passage, avant même que l’histoire n’advienne, mais lui ont laissé des couleurs, des paysages, des objets, des sensations.
L’histoire à proprement parler ne m’est venue que bien plus tard. J’avais initialement l’envie d’explorer, dans le passage à l’âge adulte, l’endroit – révélations ou traumas – d’où démarre un processus de politisation. Et, assez naturellement, j’ai fait se croiser cette idée avec la question du deuil impossible, en l’occurrence lorsque des familles perdent l’un·e des leurs suite à des formes d’assassinats politiques. Il m’est apparu que l’insupportable résidait dans cette équation impossible : cette personne n’est plus, pourtant nous ne pouvons la quitter. Sans lumière, sans justice, sans vérité, une famille est comme coincée entre le passé et un présent parallèle. Un exemple de ce que pourrait être l’enfer.
J’avais aussi l’envie, à travers ce texte, de donner de la force aux corps dominés dont je fais partie – racisés, colonisés, immigrés, minorés… Nous rappeler à nos actions existantes et celles qui pourraient advenir, à nos savoir-faire, nos capacités, nos radicalités.

La mort d’Adama Traoré et le combat qui s’en est suivi, dont la route est encore longue, pour faire la lumière sur sa disparition – et pour la libération de ses frères incarcérés abusivement à la suite de celle-ci –, auront marqué et politisé plusieurs générations. Le nom d’Adama Traoré est venu s’additionner à d’autres sur une liste qui ne cesse de s’allonger. C’est la longueur de cette liste qui est venue hanter le texte. Samy, l’un de mes personnages, venait seulement de trouver son identité lorsque nous avons appris la mort, dans un « accident » de moto à Argenteuil impliquant les forces de l’ordre, de Sabri, un jeune qui, lui, était bien réel.
Le livre d’Assa Traoré, Lettre à Adama, fait date, car il explore de l’intérieur et chronologiquement, depuis l’intime jusqu’au collectif, d’une dimension locale à transnationale, ce qui fait politique, éminemment, dans la perte d’un frère, quand celui-ci est noir, jeune, français, abattu par une police protégée par un couple qui ne devrait pas être : État/justice. J’ai vraiment été impressionnée par la somme de courage et de mémoire qu’Assa Traoré a réuni pour dire cette histoire traumatique, en sa place de sœur, mais aussi pour se substituer aux témoignages de celles et ceux qui n’ont plus les mots.
Avoir un homme cisgenre racisé comme narrateur était évidemment une volonté de le faire appartenir au premier groupe social historiquement ciblé par la violence policière dans l’espace public, et ce depuis plus de quarante ans. C’est également lié à l’envie que j’avais d’aller, depuis l’endroit de l’intime, aux stigmates qui touchent les corps identifiés ou perçus comme masculins non blancs dans ce même espace. Sans entrer dans une intériorité totale, sentimentale, qu’en tant que femme socialisée comme telle, je n’aurais pas maîtrisé, je n’avais pas non plus envie de parler totalement à partir de l’extérieur, du point de vue d’une personne « hors du groupe », en observatrice pure. Je n’avais ni les capacités et encore moins l’envie de faire de l’anthropologie. Ça n’est pas l’histoire que je voulais raconter. Par ailleurs, j’ai observé chez moi (comme chez un ensemble de proches) qu’un certain nombre de stigmates liés à ma socialisation et intériorisés depuis l’enfance, batifolaient sans soucis avec des caractéristiques qu’on relie, dans une vision essentialiste, normative et binaire du genre, au genre masculin. C’est dans ces antagonismes je suis allée piocher pour donner corps à mes personnages.
Aussi, je m’étais également posée la contrainte de ne pas m’éloigner de ce que je savais, de ce que j’avais pu expérimenter et ressentir, tenter d’éviter d’être présomptueuse en écrivant d’où je ne sais rien. Or je n’ai jamais eu à subir l’impossibilité d’un deuil. Mais je sais ce qu’est la perte, l’éloignement, l’oubli, et surtout je sais ce que c’est que de se tenir au côté d’une personne aimée qui vient de perdre un bout de sa chair. Ça donne des parties d’Astor, mon narrateur, une part de sa sensibilité.
Afin peut-être de parvenir sans détour au cœur de votre roman, convient-il de partir des deux épigraphes sur lesquelles s’ouvrent Deux secondes d’air qui brûle. Deux citations qui installent le roman à la croisée d’une double ambition et surtout d’un double trajet narratif qu’il convient, si vous le voulez bien, de dérouler. La première citation de Lisette Lombé place votre récit sous le signe d’une mémoire des morts, en l’occurrence, ici celle, violente et injuste de Samy tué par des policiers au cours d’une énième interpellation qui forment le quotidien de cette cité.
« Liste des morts qui remontent à la surface des mémoires et qui demandent justice. Noircir, noircir. » écrit ainsi Lisette Lombé : en quoi cet exergue vous paraît-il éclairer votre projet ? Diriez-vous que, dans son sillage, votre roman se donne avant tout comme le cénotaphe des morts des violences policières mais un hommage vibrant aux disparus dont on ne parle qu’à la rubrique faits divers, quand on en parle ? Un hommage qui, au-delà des généralités et des formules vagues, cherche par le récit la puissance de l’incarnation ?
J’ai rarement été aussi immédiatement saisie par des mots écrits que par ceux de Lisette Lombé dans son poème « C’est le temps du vin blanc ». De mon point de vue, cette citation va bien au-delà de la simple référence aux victimes des racismes d’états, dont la négrophobie qui a permis le découpage du monde tel qu’on le connaît aujourd’hui. J’y ai trouvé une dimension transnationale, diasporique, de la perte. Comme si, d’une certaine manière, tous les corps dont les os se décomposent encore peut-être – six cents ans après le début de la déportation de personnes noires d’Afrique vers les Amériques – au cœur de l’Océan Atlantique, mais aussi tous ceux qui peuplent ce cimetière sous-marin qu’est la mer Méditerranée ; comme si tous ces corps étaient les nôtres : tous ces corps sont nos mort·es, porté·es en nous malgré nous.
Un corps noir victime d’un crime raciste est une douleur pour un ensemble de corps noirs dispersés autour du globe. Pour reprendre Elsa Dorlin, nous sommes les archives vivantes de ces mort·es, nous sommes celles et ceux qui leur ont survécu. Iels traversent ce que nous sommes et devenons. Difficile d’ignorer, il faut marcher avec. C’est pour moi l’une des traductions possibles de ce passage du poème.
Est-ce que le roman est un cénotaphe, ce n’est pas à moi d’en juger. Un hommage ? oui absolument, mais un hommage dirigé vers les communautés concernées car je n’ai pas – ou plus – pensé mon geste d’écriture comme une réponse à celles et ceux qui nous dominent mais plutôt comme une tentative intérieure de se savoir, les un·es et les autres, derrière la blessure collective et les égos abimés.
La question des violences policières est l’une des manifestations les plus médiatisées, ces dernières années, du racisme systémique et si je devais écrire ce livre aujourd’hui, je choisirais probablement d’en évoquer les formes moins visibles, plus pernicieuses – à l’origine de la charge raciale par exemple –, ou encore de parler davantage des conséquences physiques, morales, matérielles (baisse de l’estime de soi, hyper vigilance dans les espaces partagés, surendettement financier lié aux amendes abusives , etc.) que peut avoir le harcèlement policier sur certain·es jeunes et leurs familles. Or, comme je souhaitais, dans ce premier roman, évoquer l’espace public en France urbanisée et que celui-ci est régi par les dispositifs de surveillance et les rondes de la police, il m’était de fait difficile d’esquiver la question. Alors, j’ai écrit ce livre avec deux parties distinctes à l’esprit. La première, dans un mouvement quasi documentaire par endroits, qui n’a de cesse de rembobiner la scène inaugurale en la changeant d’espace, pour faire avancer l’histoire du banal jusqu’au pire. Dans la seconde, plus personnelle, je me suis permise d’imaginer quelle issue donner à l’impensable, de tenter de faire correspondre et se lier un ensemble de phénomènes, de cultures et d’élans politiques qui m’habitent au sein d’une cartographie symbolique – les sous-sols, les sols, les toits. C’était aussi l’occasion de dire que la réappropriation culturelle – récupérer, remettre la main sur ce qui nous est dû, en faire du commun – c’est peut-être, outre la possibilité de faire perdurer un héritage contre-culturel, formuler, définir, élargir nos territoires, y faire exister d’autres puissances, contre-pouvoirs, formes de désordre.
Dans le prolongement de ce roman de deuil, vous œuvrez également, au cœur de la puissance tragique, à mettre en évidence une mort souvent tue, celle d’un quartier et d’une communauté meurtrie par la disparition violente de l’un des leurs. Ainsi, comme le met en évidence Deux secondes d’air qui brûle, la mort de Samy ouvre à une double mort, ce que constate sans peine Astor, le narrateur, comme suit à propos de Chérif, le frère du jeune homme assassiné par la police : « J’ai tellement peur d’aller chez lui, Chérif. J’ai peur des personnes abattues. Je suis une personne abattue. Le fait qu’il n’y ait rien à faire me paralyse. » S’agissait-il ainsi pour vous dans Deux secondes d’air qui brûle combien le deuil ouvre à une prise de conscience collective, celle du mort et de ceux que la société entend laisser pour mort ? En quoi s’agissait-il de montrer d’emblée pour vous que la mort prend un sens politique et social incomparable : celui de la demande de justice ?
Cela va plus loin, selon moi, que la prise de conscience collective. En fait je ne suis même pas sûre qu’il y ait de « prise », mais plus un processus de conscientisation des stigmates et dangers afférents qui se déplie depuis l’enfance. Sur un morceau de Laylow où il apparaît en featuring, Dasmo dit « mettre un enfant noir au monde est un délit. » Polysémie de ouf.
Quelque chose de profondément organique entraine cette « double mort ». Quelque chose quelque part entre le « et si c’était moi » et le « était-il.elle mort·e avant même d’être né·e ? » Quelque chose qui se terre au cœur d’une ambiguë morbidité : cet acharnement à vouloir faire disparaître certains corps, à vouloir rayer des nuances de la carte raciale, qui provoque parfois l’effet inverse et prend de l’épaisseur à coup d’intentions dont la lecture est complexe. J’ai un personnage qui, durant une scène d’intervention policière, le résume par cette question : « Et dans sa tête il se demande, c’est quoi cette putain d’ambiguïté, c’est quoi qui se cache derrière tout ce zèle, du dégoût ou de l’envie ? »
A chaque tué, c’est la même interrogation qui revient « est-ce qu’on a le pouvoir d’arrêter tout ça ou s’agit-il d’une tragédie ? » couplée à cette lutte acharnée pour éloigner le dégout de soi inhérent à ces meurtres sociaux : nos corps sont ces sous-corps bons qu’à crever.
La mort, quand elle fait suite à un crime raciste ou fasciste en France, devient immédiatement politique à défaut d’être automatiquement rendue publique. On s’en empare, se l’accapare, et souvent on l’instrumentalise, qu’il s’agisse de médias, de partis, de collectifs informels : d’un côté, on veut son flic en légitime défense ; d’un autre, sa victime « toute prête » du racisme institutionnel. Je suis un peu dure mais c’est un peu vrai – évidemment je ne mets pas toute ça au même niveau.
Ainsi, toutes ces réactions et appropriations – accolées au fait d’ignorer, et pour longtemps encore, les circonstances de la mort d’un proche – peuvent venir altérer durablement la capacité des familles à effectuer leur deuil dignement. Enterrer physiquement un proche n’est pas toujours suffisant pour le « laisser » partir, surtout quand même ce geste fondamental devient immédiatement impossible (je pense aux longues démarches que requièrent autopsies et contre-autopsies).
Pour finir, il y a ces questions posées en creux du texte : « doit-on continuer d’attendre d’une justice corrompue qu’elle fasse le travail d’une justice élémentaire ? faut-il continuer d’attendre, tout court ? » et les personnages du livre y répondent de manière symbolique.
Le second fil que tire Deux secondes d’air qui brûle renvoie, après le cénotaphe urbain, à la question de l’organisation, de l’auto-détermination d’une communauté que le second exergue au roman met en évidence, celles de X-Men dans « Retour aux pyramides », titre issu de la bande originale du film de Richet, Ma 6-T va craquer. Vous en retenez les paroles suivantes : « Faut qu’on s’organise, qu’on crée nos propres trucs, / Avant que tout explose, il faut qu’on s’arme. » Cette organisation renvoie au second grand mouvement du roman qui, après la sidération de la mort de Samy, entame dans le mouvement du deuil, celui d’un soulèvement. Mais ce soulèvement qui pourrait être romantique et appeler à une révolte sans limite trouve une forme inattendue, celle qui, festive, consiste en une célébration apaisée de Samy, un grand repas, une vaste fête où chacun dans la cité se mêle.
En quoi, dès lors, vous apparaissait-il important de représenter un tel rassemblement ? S’agissait-il là encore pour vous de raconter, avec force incarnation, qu’il y avait « quelque chose à calmer ce soir. Ensemble. Quelque chose de dur qu’il faut soulager à défaut de guérir. Ensemble », quelque chose loin des pseudo-liens des institutions que le roman dénonce, « le lien social comme subterfuge » pour faire travailler gratuitement ?
C’est intéressant que vous ayez ressenti comme apaisée la célébration décrite dans le roman. Je l’ai, de mon côté, plutôt vécue comme blessée, et sous un certain angle, démissionnaire. Furieuse sans nul doute. Que reste-il quand on a tout perdu ? Quels actes pour quels sens ? Faut-il se montrer ou se terrer ? J’ai tenté d’y répondre par une danse « à s’en niquer les os. » C’est une proposition temporaire, en attendant de trouver mieux.
Par ailleurs, une citation d’un morceau de 13 block , S.W.P.V, sépare la première de la deuxième partie du texte et couvre une ellipse d’à peu près une semaine : « on se ressemble tous avec une cagoule, sapés tout en noir en ville ». Pour peu qu’on y soit attentif, elle révèle une histoire dans l’histoire, une dimension dont je voulais assumer l’existence tout en décidant de ne pas la développer davantage. Donner une place à l’émeute. La révolte est un sentiment qu’on peut être atteindre, tout·e seul·e, chez soi. L’émeute, elle, s’organise et se vit à plusieurs, à l’extérieur. S’organiser ça veut pas forcément dire s’y prendre six mois à l’avance et faire un budget. Cela veut simplement dire, selon moi, s’entendre ou se voir avant le surgissement. Ça ne veut pas dire taper sur la tête des méchants, ça veut dire, reformer entre des corps un espace symbolique commun, une série de rituels qui soulagent momentanément. C’est expulser ensemble.
En ça, dans le texte, d’émeutes, il y en a deux. A travers elles, je voulais dire cette chose : un soulèvement n’est dépolitisé que pour celles et ceux qui n’en connaissent ni le moteur, ni les finalités. J’ai essayé de dire : on se sait, on sait qu’on sait. On sait que des élu·es font seulement illusion lorsqu’iels recueillent l’opinion des habitant·es sur telle ou telle rénovation, on sait qu’on sait qu’à la fin de la journée, il n’y aura ni piscine, ni cinéma sur la place du village, on sait qu’on sait qu’on sait que le « vivre ensemble » pour réparer la « fracture du lien social » ont tué la lutte des classes en capitalisant notamment sur la réinvention de gestes initialement spontanés : ici le repair café, ici la fête des voisins et son repas partagé, ici le jardin collectif et ses embrouilles de compost, ici les chantiers « éducatifs »… Je clashe un peu certes, c’est mon côté Rap Contenders, mais simplement, après des décennies à se fait avoir, plus personne n’est dupe, voilà tout.
Enfin, les paroles des X-men – mode Black Panthers party – c’était une manière de commencer le texte par une intention forte tout en laissant présager de la fin de l’histoire : comme on coupera l’herbe sous des pieds avec, qu’ils ne continuent de piétiner la forêt sous les nôtres. Puis de nous rappeler de ça, aussi : que ça fait un moment qu’on en parle de la révolution, alors… heureusement qu’on en voit déjà les premiers signes, çà et là, même si la route est encore longue. Faut de la force, c’est peut-être là que la fiction peut rendre des services.
Cette organisation qui en passe par une fête correspond, comme en écho aux paroles de X-Men, à une puissance créative d’une communauté qui cherche à se fonder. Comme si à la « fête immergée » en sous-sol du monde du « dessous » où Astor évoluait le soir de la mort de Samy répondait à présent, comme une victoire d’un monde sur l’autre, une fête émergée du monde du « dessus ». Deux secondes d’air qui brûle serait ainsi le roman d’un espace urbain dont les habitants sont dépossédés au quotidien et qu’il s’agit, dès lors, de s’approprier, surtout quand « la souffrance déborde de son foyer pour atteindre la rue. » A ce titre, Deux secondes d’air qui brûle s’affirme comme un grand roman spatial, de la manière dont il faut quitter les assignations spatiales, occuper « la friche » où les personnages s’amusent à l’entame du récit et démolir le symbole même d’une domination qui dépasse les personnages : la pyramide, évoquée d’ailleurs par X-Men. Diriez-vous ainsi que votre roman s’offre comme une critique sociale et politique de l’espace urbain, un roman décolonial ?
C’est bien vu, la question de l’immersion. Ou plutôt de la submersion, suivie de celle du surgissement, de la monstration. Je ne m’étais pas tout à fait rendue compte que ces dimensions agissaient comme un diptyque. En grande bavarde, j’ai déjà en partie répondu à cette question précédemment.
Pour le reste, il me semble que ce livre met au centre la question du droit à la légèreté. Qui a le droit de faire la fête ? Qui a le droit de s’asseoir dans l’espace public ? Qui a le droit de faire l’amour à qui consent ? Qui a le droit de gueuler, qui a le droit, pour reprendre Farid El Yamni , de jouer au petit con ? C’est compliqué d’avoir ce droit, de le ressentir, de se l’octroyer, quand on est une personne racisée de milieu populaire, particulièrement pour les jeunes hommes – ou identifiés comme tels par le groupe dominant. L’un des premiers moteurs de l’histoire c’était ça : raconter simplement comment la police retire méticuleusement le droit de s’amuser, de se reposer, de se sociabiliser. Comment elle rompt la joie. En disant ça, je pense d’abord aux quartiers dit « populaires » mais également à des choses comme la répression qui entoure depuis le début de leur histoire, les free parties.
Il y a peu de temps, on parlait vite fait avec des ados dans la rue et ce qu’ils racontaient était affligeant mais sans équivoque : la nouvelle « méthode » lors des interventions policières, c’est pour les agents de confisquer les biens des jeunes contrôlé·es ; chichas, chaises pliantes. Pour récupérer leurs affaires, les jeunes n’ont qu’à « présenter une facture au commissariat ». On les prend vraiment pour des cons. Et au bout du compte ça fait cher la soirée, à vingt balles la chaise et trente balles la chicha, sans compter les amendes qui continuent de pleuvoir même lorsqu’ils sont chez eux … Et tout ça fait écho à plus grave encore : les très régulières mises à la benne des tentes, et tout ce qu’elles contiennent, lors des « évacuations » par la police de campement de personnes exilées.
Qui a le droit de s’asseoir ? Qui a le droit de dormir ?
On évolue dans et entre des espaces dont les séparations invisibles sont pourtant d’une extrême violence. Et ce constat est doublement complexe : il ne s’agit pas simplement de ne pas être perçu comme noir, arabe, musulman, etc. pour pouvoir jouir de l’espace public sans entrave, il faut aussi payer pour ça. Les bancs ne sont pas seulement détruits ou transformés pour limiter le fait que des personnes sans domicile fixe s’y installent, le fait que ces mobiliers disparaissent nous invite pernicieusement à aller attendre nos ami·es en terrasse pour 2,20 euros l’allongé.
A partir de ces réflexions, Deux secondes d’air qui brûle est certainement une (petite) proposition dans une large pensée décoloniale, puisqu’il y est avant tout question d’y reconquérir la joie, d’y prendre la place, dans tous les sens de l’expression, de s’y dégager de la géométrie des frontières, d’y rayer de la carte des symboles de pouvoir pour devancer les esprits réformistes, leurs refontes et renouveau.
Ce qui ne manque également pas de frapper à la lecture de Deux secondes d’air qui brûle, c’est aussi la manière dont votre roman s’inscrit dans ce que Louisa Yousfi désignait il y a peu, à la suite de Kateb Yacine, comme une littérature du Rester Barbare, à savoir, comme elle l’affirmait, « aller chercher ce qui, en nous, résiste à l’épreuve de l’intégration, cette « friche », ce « fond d’âme », que j’appelle « notre barbarie intime » et dont Mohammed Dib parle comme d’un « grand soleil », à la fois douloureux à regarder en face et propice à des fulgurances de sens libérées de la prétention civilisationnelle de l’Occident ou des passions tristes de nos récits de « mal-intégrés ». » Est-ce que vos personnages paraissent cultiver ce « Rester Barbare » contre « l’ensauvagement » extrême-droitier, eux qui se désignent notamment « comme les rejetons d’ascendants qui avaient la délicatesse de la fermer » et qui possèdent « le langage indiscipliné de celles et ceux qui parlent la tendresse » ? Ou pour reprendre X-Men mais dans un autre de leurs titres : « « Fini le temps des oppresseurs, passe la main aux opprimés » ?
Grande question. Go ask Louisa ! Je plaisante. J’ai terminé la lecture de ce livre crucial avec à l’esprit que j’avais échoué à plus d’un endroit en voulant, malgré la bataille que je me suis livrée tout au long de l’écriture, restituer quelque chose, rendre justice. Aux yeux de qui ? Pour servir quoi ? Je n’ai pas terminé d’en dérouler la réponse. Après, la barbarie se cache peut-être dans les détails de l’histoire, dans les attributs de certains personnages : la moto, la sorcellerie, les plantes de friches qui persistent à pousser dans le pipi anthropique et entre les dalles de béton, etc. Les étoiles leurs seules guides.
La barbarie est un état mouvant qu’il faudrait pouvoir cultiver, domestiquer en outre, pour qu’elle reste stable en soi. Or, c’est aller à rebours du concept.
A plusieurs reprises dans l’écriture, on m’a signifié – avec cette bienveillance toute caractéristique du blantriarcat déconstruit – que m’a langue n’était pas assez inclusive, qu’il faudrait peut-être choisir des mots qui s’adressent à plus de gens (mais qui sont ces gens ?), voire apposer un lexique en fin de texte. Non. C’est qu’ils voudraient un mode d’emploi pour dissiper leur propre trouble, et avec ceci ? Je ne suis pas une machine dont il s’agit de faire fonctionner chacun des modes ! Certain·es auteur·ices que j’ai pu lire écrivent dans un français très érudit. Je pense à Maylis de Kerangal, par exemple. Les mots techniques qu’elle va parfois chercher dans des registres d’initiés n’empêchent pas la compréhension globale de ses textes. Pourquoi n’en va-t-il pas de même pour d’autres langues ? On a besoin de se décentrer du français, de le mettre en péril, de le nourrir, de le salir. Je trouve intéressant de pouvoir créer des terrains d’incertitude avec la langue, créer des zones d’incompréhension qui susciteront curiosité, colère, rejet et peut-être tout ça à la fois. Ça permet de savoir qui on a atteint et comment on l’a atteint, c’est précieux.
On m’a aussi fait remarquer, avec toujours beaucoup de bienveillance, que mes personnages (de genre masculin) étaient trop gentils, qu’ils ne pouvaient pas être seulement gentils. Une autre fois encore, bien au contraire, on m’a remercié de les avoir « laissé » gentils, que c’était super d’avoir montré le « bon » côté de « ces » gens-là (mais qui sont ces gens enfin ?). Je romance à peine.
Que faire avec ça quand on est écrivaine ? Rendre ses gars un peu méchants (bah alors paye ! dirait SCH), un peu fourbes, pour un aspect plus street ? T’en attrapes un, tu lui mets une cagoule ? Ou alors les laisser « gentils » parce que pour une fois c’est adorable d’avoir bien voulu s’occuper des clichés. Ça veut dire quoi la gentillesse sérieusement ? Je vois l’idée bien sûr, mais le manichéisme qui en découle dès lors qu’il s’agit de classifier les nommés « jeunes de banlieue » entre ceux qui aident à remonter les courses de la voisine et ceux qui lui brûlent sa caisse tous les Quatorze-Juillet, ça rend l’adjectif complètement con. Et ça sonne zoo humain.
Mes personnages de roman sont des personnages de roman. Même que certain·es les trouvent pas réussis ! Et les pauvres, ils n’ont même pas tant de place que ça dans celui-ci d’ailleurs, tant ils croulent sous le poids de l’histoire. Bref, tout ça résume bien les difficultés, bardées d’injonctions contradictoires, qui entraînent le souci névrotique d’être à l’endroit le plus juste tout en donnant sa version subjective des « faits » puisque, in fine, il n’y a que ça que l’on puisse faire vraiment. Il nous faut de l’entrainement, encore beaucoup d’entrainement, pour s’affranchir des yeux invisibles qui scrutent un livre en train de s’écrire : le regard des « siens » et celui de la domination. C’est un exercice de haute voltige. Surtout quand des pans entiers de son corps physique et psychique sont soumis aux mêmes diktats depuis le fœtus, rendant toute socialisation empreinte d’un désir intense de validation – par toutes instances extérieures à soi : l’école, le couple, la maison d’édition… Suivant ce constat, écrire, c’est comme faire un pas de plus vers la glotte du loup.
Pour revenir sur le livre, il s’agit surtout pour moi d’un texte rythmé, du début jusqu’à la fin, par de multiples inversions du stigmate. Habitées par l’idée de dépossession, de repossession, de possession, incarnées par ces corps « qu’on peut abattre » qui décident d’agir depuis l’ombre pour mieux finir par s’élever. Des personnages avec de la finesse. Qui savent que la politique commence à l’endroit où il faut balayer : devant sa porte. Mes personnages gèrent ce qu’ils ne peuvent esquiver tant ça s’expose tous les jours sous leurs yeux. Pour tout le reste, ils sont empreints d’un solide jemenfoutisme et verront ça « demain avec le jour qui se lève. »
Ce qui est remarquable également dans Deux secondes d’air qui brûle, c’est dans cette douceur de l’affirmation combien se pose la question de la culture légitime et de la légitimité de la culture. De manière ostensible, votre roman cherche à fonder un rapport neuf à ce qui est d’ordinaire considéré par la culture comme légitime : la littérature. Ici, ce sont des arts souvent jugés mineurs comme le rap ou la chanson pop qui sont mis en relief par de nombreuses citations qui rythment du début jusqu’à la fin la trame narrative même. S’agissait-il pour vous d’affirmer un espace culturel neuf que le roman, dans sa puissance à être contemporain, doit prendre en charge ? En quoi cette présence du rap dans votre récit se donne-t-elle comme non pas poétique mais politique ?
La musique est apparue dans l’écriture sans préméditation. Ça n’est qu’après avoir remarqué son omniprésence que je me suis mise, sciemment, à la disséminer çà et là. Avant d’écrire un roman ou même les poèmes encore avant ça, j’écrivais des chansons. De fait, quand je gratte aujourd’hui, j’ai la mémoire des formes : c’est d’abord des rythmes, des flow qui reviennent hanter ma tête et mes mains.
Dans le texte la musique intervient à des degrés différents : à travers des citations, dans la cadence de la phrase, dans la danse des personnages. J’ai beaucoup écrit dans le silence ou en écoutant de la techno et de la house. Dans les temps creux de l’écriture, j’écoutais d’autres styles de musique, du rap français, de la folk, un peu de tout comme on dit. C’était le second confinement, les cafés étaient fermés, on était quelques-uns à se retrouver en scred’ (qu’on me jette la première pierre !), comme des ados. On se faisait parfois écouter des sons sur des chaines hi-fi… comme des ados. Certains morceaux ainsi découverts ont été des évidences. SDM par exemple : « une kalash ça t’fait danser même si tu sais faire les trucs à Van Damme » évidemment que Bak et Samy devaient se l’écouter à un moment.
Concernant le rap, ce n’est définitivement pas la partie que j’ai cherché à réhabiliter aux yeux de ou hisser au niveau de qui que ce soit ou de quoi que ce soit. Le rap c’est un débat permanent pour des personnes qui n’en écoutent pas mais veulent quand même y mettre des contours, ou seraient bien tentés de nous piller ça aussi. Qu’ils continuent d’essayer.
C’est pour des trucs comme ça, d’ailleurs, qu’on a toujours eu beaucoup de mal avec la question du slam en France, par exemple. Car dans les années 2000 le terme a été importé, décontextualisé, vidé de sa substance pour pouvoir servir de matière à projets d’éducation populaire et ainsi canaliser par l’art, le vrai, la poésie quoi, les jeunes turbulents de banlieue. Il s’agissait d’éduquer, d’élever la marmaille, de lui apprendre à articuler là où les rappeurs marmonnent en jargonnant. Bref, de passer la serpillère en ne prenant pas trop le risque de « désurbaniser » complétement la démarche. Au risque de quoi, d’être démasqués ? Alors que purée, en vrai le slam c’est le feu, c’est naughty, c’est pas une version light et poétique du rap. Juste c’est hip-hop.
Quand un courant est détourné, utilisé, pillé, c’est souvent la même chose qui se passe, on en vient à s’en dégoûter. Heureusement la marmaille est pleine de ressources, toujours elle rassemble les ruines éparses de ce qu’elle a créé et en soufflant un coup dessus pour dépoussiérer, forme un continuum contre-culturel.
Ce que j’avais plus volontairement envie de faire remonter dans ce livre, c’est la question du courant, du mouvement, tel qu’il peut circuler dans les diasporas noires, dispersées de la Caraïbe à l’Europe, des Amériques au continent Africain. La techno et la house ont été créées par des personnes noires à Détroit et Chicago dans un contexte de faillite industrielle et de paupérisation conduisant à la désertion de certains quartiers. Ce n’est pas rien comme histoire, ça se transmet. Et il faut croire que ça s’est transmis. Aujourd’hui, dans la Drill par exemple – courant « ping-pong » qui se joue, se revisite et s’enrichit en se renvoyant la balle aux quatre coins du monde : les US et UK joue une belle partie ; les rappeurs français, enfants d’immigrés, la reprennent en la nourrissant de leurs langues hybrides – ou tout simplement sur le dernier album de Beyoncé.
Il y a autant de courants qui nous traversent que de couches sur le « mille-feuille » colonial. S’il n’y a pas d’identité culturelle noire – ou d’identité culturelle « racisée » – fixe, homogène et ininterrompue, les cultures constituées çà et là au fil du temps, malgré le temps, forment des touts composites : des bouts, des bribes de ce qu’il y a avant, pendant, après la violence. Le mélange est malheureux, le courant est terrible mais le bateau semble toujours avancer, alors…
Enfin ma dernière question voudrait porter sur la place que vous accordez aux influences littéraires dans votre roman et plus largement dans votre écriture. Quels sont les autrices et les auteurs qui ont pu exercer une influence sur vous et vous ont décidé à écrire ?
Au cours de l’écriture du roman, mes influences ont été beaucoup plus musicales et cinématographiques que littéraires. Cela dit, à de plusieurs reprises je suis allée voir comment des auteur·ices que j’aimais ou qu’on me conseillait, s’y prenaient pour tout un tas de choses : dérouler une histoire constituer un dialogue, décrire un mouvement, insérer des mots techniques dans la langue, écrire la musique etc. Ça m’a nourri et permis de préciser mes choix. Ça n’a pas eu d’impact conscient sur la structure du texte en revanche, que j’ai d’abord montée à l’arrache, au fil de l’eau, avant de me mettre à la peaufiner compulsivement. A repérer ce qui me semblait fonctionner pour le répéter et ce qui ne marchait pas du tout, afin de m’en séparer.
Je lis des choses différentes, sans hiérarchiser. J’ai l’impression de digérer en permanence tout un bazar, dont des textes que je viens de parcourir et d’autres lus depuis des lustres. C’est d’ailleurs comme ça que je me suis rendue compte, il y a seulement quelques mois, que mon personnage Nil était fort probablement né de la rencontre en interne entre Darius d’Atlanta, Dean Moriarty de Sur la route et le durag de Freeze Corleone !
Plus sérieusement, ce qui m’a motivée à écrire un roman, c’est le fait d’avoir été bouleversée en tant que lectrice par le pouvoir politique de la fiction (ou de l’autofiction), en ce qu’elle crée de déplacements intimes, ce qu’elle révèle et anticipe du mouvement du monde, permet de saisir de ses ambivalences, en ce qu’elle offre de pauses dans le réel : pour s’en distancier et le reconsidérer avec méfiance, y lire les possibles et penser l’après. James Baldwin, Toni Morrison, Virginie Despentes, Charles Robinson, Maryse Condé, Russell Banks… L’écriture d’Abdellah Taïa qui fait bien ce qu’elle veut. Punk. Le Spleen de Paris de Baudelaire. Les précieux travaux de Maboula Soumahoro, Fania Noël, Amandine Gay, Louisa Yousfi… La poésie surtout lorsqu’elle est dite par Joëlle Sambi, Lisette Lombé, Michaëla Danjé… Je ne connais que de nom la grande majorité des classiques qu’il faut reconnaître. Et ce n’est même pas une posture, c’est de l’ignorance ! J’ai lu un peu de Faulkner, ça fait bien de dire ça non ?
Diaty Diallo, Deux secondes d’air qui brûle, Le Seuil, « Fiction & Cie », août 2022, 176 p., 17 € 50