Claire Baglin : « J’ai souhaité échapper à un certain allant vers la démonstration sociologique ou la trajectoire d’un transfuge de classe » (En salle)

Pour une révélation, c’est une révélation : En salle, premier roman de Claire Baglin aux éditions de Minuit, s’impose comme l’une des belles découvertes de cette rentrée. Dans une langue sèche et mesurée, le récit croise le double fil de souvenirs d’enfance puis d’adolescence d’une jeune femme qui, bientôt, travaillera dans un fast food. Récit sur le travail, récit travaillé par la valeur du travail, En salle offre, dans le sillage des récits de Leslie Kaplan, Robert Linhart et Thierry Metz, une saisie de l’aliénation et de l’exploitation dans l’usine à burgers. Pour la dénoncer mais peut-être par-dessus tout pour en garder trace, nous confie la jeune romancière dans un grand entretien que Diacritik n’a pas manqué de susciter pour saluer la parution de ce roman remarquable.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable et si puissant premier roman, En salle qui vient de paraître chez Minuit. Comment vous est venu le désir d’écrire sur le quotidien si pénible et harassant des employés de fastfood, de mettre en évidence l’envers du décor de la restauration rapide où, comme le constate tout de suite Jérôme, le père de la narratrice, « les burgers ont trop de couleurs » ? Est-ce qu’une lecture ou bien un film en particulier ont suscité ce récit ou bien s’agit-il d’une expérience personnelle qui a pu nourrir En salle où, seul pour le petit frère Nico, le fastfood est synonyme de vacances et de « béatitude » ?

Si j’ai travaillé comme équipière au fastfood avant l’écriture du roman, je n’avais aucun désir de divulgation à l’issue de cette expérience professionnelle. Les coulisses de la restauration rapide ont été détaillées par un grand nombre d’émissions et de témoignages bien mieux que moi et la mise en roman d’un sujet d’actualité, de “l’envers du décor”, ne m’intéressait pas. D’ailleurs, la spécificité du fastfood est que le client voit presque jusque dans les cuisines, une grande partie du travail est découverte et observée de tous.

Ce roman a pour point de départ l’usine ou, pour reprendre les mots de Leslie Kaplan dans son premier roman, “Usine l’usine, première mémoire ”. Par cette phrase, elle désigne autant ce que peut constituer la première expérience de travail, naissance des souvenirs, que pour moi, l’usine de mon enfance, celle dont j’entendais parler et sur laquelle il fallait se retourner sans cesse. La perception de l’enfant sur le travail de ses parents, les gestes du travail mimés dans le jeu, souvent ceux du commerce et du service (“avec ceci ?”, “voilà pour vous”) puis ceux qu’il faut apprendre plus tard et intégrer comme les siens : le roman est né à cette intersection, il a grandi grâce aux lectures qui ont suivies.

Pour en venir au cœur de votre roman, évoquons sans tarder les deux récits alternés qui structurent en continu En salle. Roman bifide, En salle fait alterner de paragraphe en paragraphe deux fils narratifs parallèles qui se font le témoin d’une double expérience : tout d’abord, la présentation au quotidien de la narratrice qui, de l’entretien d’embauche jusqu’au drive, travaille pour une chaîne de restauration rapide où l’aliénation, sinon l’esclavage comme le dit un des personnages, domine sans répit. Enfin, un récit d’enfance et d’adolescence de la même narratrice qui revient sur les épisodes marquants de sa vie, notamment avec Sylvie et Jérôme, ses parents, et Nico son frère.
Ce sont deux visions du travail qui viennent à s’affronter d’un paragraphe à l’autre : d’un côté, l’absence de valeur du travail dans le fastfood et de l’autre côté, au contraire, le travail comme valeur suprême que défend et qui bientôt honore le père. S’agissait-il pour vous par ces deux récits conjugués d’opposer deux visions du travail, de les poser comme antithèses et bientôt finalement comme deux faces d’une même médaille, celle d’une aliénation certaine ?

Je n’avais pas en tête l’opposition de deux visions du travail lorsque le souvenir et la restauration rapide ont commencé à se répondre. Les souhaits qui m’animaient au seuil du texte n’ont finalement pas servi l’écriture. Ce roman a eu une note d’intention que j’ai rédigée puis oubliée, que je relis avec distance puisque j’y écris “je veux” et qui peut prétendre à cela ?  L’essentiel s’est passé là où je n’écrivais pas, à l’intersection du souvenir et de la salle, où mes anticipations et mes idées sur le roman n’avaient aucune chance de s’immiscer. 

S’agissant du récit de l’aliénation au fastfood, En salle pointe précisément une démultiplication de tâches qui ressortit au machinisme le plus strict. L’image de la machine domine l’ensemble du récit ouvrier : « c’est très simple, c’est un automatisme, on finit par s’y faire », lit-on ainsi avant de découvrir que Chouchou, la manageuse de salle, « est une sorte d’automate qui fait chaque jour son tour de piste ». « Dans sa bouche, l’ordre des mots est celui de la machine ». En quoi était-il important pour vous de souligner combien le fastfood fonctionne à la manière d’une usine qui ne dit pas son nom ?

Au-delà du fonctionnement d’un fastfood, j’étais attachée à la description de ses consignes. Le premier texte écrit fut celui où l’équipière se trouve aux frites puisqu’il s’agit du lieu où la formation initiale est mise à l’épreuve de la répétition. Le son y est omniprésent et rappelle l’équipier qui doit conserver sa rigueur au cœur de la vitesse.

Pourtant, l’usine et la restauration rapide sont des lieux très différents. Si le chronométrage, la polyvalence et le machinisme comme vous l’évoquez peuvent conduire à un parallèle entre ces travaux, il n’est pas question de comparer les deux au sein du roman. L’usine y est observée et entendue par l’enfant narratrice tandis que le fastfood abîme les pouces et que l’équipière à l’issue de son entretien d’embauche rend le stylo et la parole au directeur. Pour autant, et le lecteur l’apprend au cours de cet entretien, la narratrice ne souhaite rester que quelques mois et son expérience est alors bien éloignée de celle des autres employés, en salle sans savoir quand ils partiront, tout comme de celle du père.

Au-delà des tâches machinales assignée aux employés des fast foods, En salle montre également qu’il existe une véritable micro-géographie de la souffrance au travail. On souffre à des degrés différents dans la restauration selon la place et le lieu auxquels l’employé est assigné à la manière des cercles des Enfers chez Dante. Le pire poste revient à celle qui, comme la narratrice, travaille en salle comme elle le constate d’emblée sans détours : « Je suis en salle parce que je viens d’arriver et que les nouveaux servent à être là où personne ne veut travailler. » Est-ce qu’à ce titre, En salle s’offre pour vous comme la mise en évidence non pas uniquement de l’exploitation en restauration rapide mais, plus précisément, que cette exploitation n’est pas uniforme ?

Dans ce roman, la salle est le lieu où se cristallise le souhait de bien faire son travail, qui se retrouve dans toutes les professions à mon sens, mais aussi la frustration, l’attente, et l’impossible contentement du travail effectué, enfin terminé. Cette suspension dans le temps qui a lieu en salle, et avec pour seule perspective une future tâche à exécuter, me renvoie à cette phrase de Simone Weil dans une lettre destinée à Albertine Thévenon, ”Il me semblait que j’étais née pour attendre, pour recevoir, pour exécuter des ordres – que je n’avais jamais fait que ça – que je ne ferais jamais que ça“. Le parallèle avec l’enfant qui attend s’impose pour moi et il me semble que dans ce roman l’enfant attend sans cesse que les adultes règlent, décident et rentrent du travail. Si les scènes d’enfance sont variées, elles sont toutes traversées par une certaine langueur je crois.

Ce qui ne manque également pas de frapper dans votre récit, c’est aussi la manière dont au-delà des tâches répétitives et déshumanisantes vous présentez le management. Chouchou, la manageuse en salle, occupe à ce titre un rôle majeur donnant ordres et contre-ordres mais surtout construisant un récit. Elle distribue les rôles comme on assigne des fonctions à des personnages, décidant de qui sera en salle ou à la friteuse. Car, dans En salle, le management se présente comme un récit ou tout du moins en reprend le vocabulaire évoquant notamment « la trame », comme s’il s’agissait d’un script. Mais ce récit repose sur un appauvrissement des personnages qui articulent peu de discours, eux-mêmes pâtissant d’un vocabulaire raréfié, de peu de mots, « mon vocabulaire n’en contient plus qu’une dizaine, ceux utilisés depuis quatre heures. » Diriez-vous ainsi que dans votre présentation de ce monde du travail, En salle propose un contre-récit non pas au management mais au récit du management, à son storytelling ? 

Le discours rapporté, qu’il soit celui des manageurs, de l’équipière ou des parents qui parlent à voix basse dans la chambre du fond, façonne le roman, convoque ses personnages, révèle leurs rapports. Les souvenirs eux-mêmes sont restaurés par ces mots dits et entendus, ils surgissent au détour d’une question et la narratrice devenue adolescente interpelle son petit ami “tu es sûr qu’il n’y a personne ?”. Ces multiples discours sont concomitants, ils s’intègrent aux gestes de l’équipière et interceptent le seul langage du travail.

En parallèle, j’ai souhaité citer le moins de marques possible et d’autant plus quand elles s’imposaient avec facilité. Je n’y suis pas totalement arrivée, certaines sont restées, mais je garde cette méfiance vis-à-vis de leur emploi, dans l’écriture comme dans mes lectures, car il me semble qu’il n’est pas anodin. 

Contre cette trame et ses personnages au script limité, le récit de remémoration oppose progressivement le récit d’une vocation d’écrivaine pour la narratrice. Un jour, le désir d’inventer des histoires s’empare d’elle et ne la quittera plus, désirant par la suite rencontrer des écrivains à la médiathèque locale. Ma question sera la suivante : en quoi ce désir d’écrire cette vocation est une réponse, la seule peut-être, au storytelling, l’hégémonie culturelle sur laquelle repose au-delà de la restauration rapide le monde du travail ?

Le désir d’écrire de la narratrice se révèle comme une réponse au week-end en famille et en ce sens l’écriture est une réaction au désordre et à l’inachevé – désordre de cette maison où les pièces sont condamnées, inachevé du travail. Cela me fait penser à cette citation de Jacques Rancière rapportée par Marcel Cohen dans son Autoportrait en lecteur : “Réponse admise depuis Aristote : ce qui sépare la fiction de la vie ordinaire, c’est d’avoir un commencement, un milieu et une fin” (Le fil perdu).

L’écriture serait alors la création d’une chronologie nouvelle qui pourrait rectifier les incohérences et les manques du réel. En ce sens, le mensonge, qu’il soit créé de toute pièce ou déformé à partir de la réalité, me semble constituer une première forme de roman. 

Plus largement, est-ce qu’écrire pour la narratrice s’impose comme une manière de souscrire à la recommandation du père qui avertit la narratrice que « le boulot, c’est pas toute la vie, on doit garder des loisirs, des passions » avant d’ajouter « attention, attention au travail » ? 

S’il est à distinguer mon regard de celui de la narratrice, il m’apparaît, dans un cas comme dans l’autre, que le désir porté au texte se rapporte davantage à son mode d’énonciation qu’à une réaction idéologique. Alors que j’écrivais les premiers souvenirs, j’ai souhaité échapper à un certain allant vers la démonstration sociologique, le portrait d’une classe sociale ou la trajectoire d’un transfuge de classe. J’ai reposé mes lectures initiales. En Salle ne se situe pas à cet endroit mais est d’abord constitué par ses choix littéraires. L’équipière au fastfood a les pouces blancs, secoue les panières, prend des commandes les pieds dans l’eau mais autre chose est en jeu, dans ces deux fils narratifs que vous nommez. En somme, la narratrice écrit moins pour se prémunir du travail que pour garder mémoire.

Ma dernière question voudrait porter sur les influences littéraires qui sont les vôtres. En vous lisant, on pense aux récents récits de Joseph Ponthus, de Thierry Metz sur l’aliénation du travail à la chaîne mais aussi à Leslie Kaplan, à Robert Linhart ou encore François Bon, tous deux parus chez Minuit : ont-ils d’une manière ou d’une autre influé sur votre écriture et votre saisie du monde du travail que représente le fastfood ? Quelles autrices et quels auteurs vous ont poussée à confier votre texte chez Minuit ? 

Je dirais même que le roman a commencé avec ces auteurs. J’ai d’abord lu les récits de Louis Calaferte et Henri Calet ainsi que d’autres auteurs du courant de la littérature prolétarienne. Le travail du poète Thierry Metz est venu ensuite, un travail de concision des plus passionnants, avec celui de Marine Sonnet (Atelier 52). J’ai également eu la chance d’être libraire plusieurs mois pendant l’écriture et cela a profondément enrichi et diversifié mes lectures. Quant aux éditions de Minuit, elles ont cette particularité de la singularité de leurs auteurs. Loin de me comparer à ces grandes figures de la littérature que sont Samuel Beckett, Marguerite Duras ou encore Eugène Savitzkaya, l’évolution de mon travail m’a laissé penser que je pourrais avoir ma place chez cet éditeur.

Claire Baglin, En salle, éditions de Minuit, septembre 2022, 160 p., 16 € — Lire un extraitLire ici l’article de Christine Marcandier