Indubitablement, avec Vers la violence, Blandine Rinkel signe un des romans majeurs de cette rentrée littéraire sinon de ces dernières années. Dans un récit âpre, d’une formidable vigueur narrative, Rinkel dévoile l’histoire sans retour de la jeune Lou qui éprouve sa jeune existence au contact de Gérard, figure masculine d’un père qui oscille entre fureur sans conditions et quête inassouvie d’apaisement. Rarement on aura lu un roman qui, après MeToo, interroge avec une telle vivacité et une telle acuité les représentations féminines et masculines, en éprouve les limites et trouve dans la littérature une troublante puissance d’intellection du social. Autant de raisons pour Diacritik d’aller à la rencontre de la romancière à l’occasion de la parution de ce roman déjà clef de notre contemporain.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable et puissant nouveau roman, Vers la violence qui vient de paraître chez Fayard. Comment est né chez vous le désir d’écrire l’histoire de la jeune Lou qui, à la première personne, raconte une enfance puis une vie dominée par la figure de son père, Gérard Meynier, homme « biberonné au fantasme du conquérant » ? Est-ce qu’une lecture en particulier, un film ou bien une scène ont pu déclencher dans votre écriture le souhait de présenter ce que Lou nommera à propos de l’histoire qu’elle vivra par la suite avec Raphaël, une histoire qui « commence n’importe comment et dans le sang, comme toutes les véritables naissances » ?
Vers la violence est d’abord né de son titre – qui en a guidé l’écriture, comme une étoile du berger. J’avais le sentiment, en défendant mes précédents livres, d’avoir été trop polie – sans doute parce que je restais complexée, vis à vis du monde littéraire, d’être une femme, d’être jeune, de venir des classes moyennes, de danser, d’avoir tendance à tendre l’autre joue, quitte à me blesser pour cela. J’avais ce sentiment, désagréable, d’un malentendu avec le monde. D’avoir montré un visage trop domestiqué, tandis que je savais gronder, en moi, quelque chose de bien plus sauvage. Je ne voulais plus être bénigne. Je sentais, donc, qu’il me faudrait avec ce livre, prendre une direction nouvelle — aller vers la violence. Alors j’ai commencé à écrire en explorant les ombres de mes précédents livres : qu’est-ce qui avait été tu ? Qu’est-ce qui était resté caché ? Qu’est-ce que je n’osais pas dire ? Eh bien, le non-dit, c’était le masculin – les vertus, du moins, dites « masculines ». Je n’avais, jusqu’alors, décrit que des figures féminines, et des relations entre femmes, des regards de femmes. Et je voulais, avec ce nouveau livre, me confronter à autre chose, à ce qu’il y avait de plus viril en moi-même sans doute. Pendant la première année de son écriture, le roman a d’ailleurs eu pour narrateur un homme, de trente ans, prof de sport. Et puis à fréquenter certaines œuvres d’autrices, dont Croire aux fauves de Nastassja Martin, Le sacre de la guerre de Barbara Ehrenreich ou les films de Chloé Zhao et la musique de Fishbach, cet homme a finalement changé de genre et de profession, pour devenir Lou, une femme qui apprend, au contact d’un père brutal et bigger than life, à s’aguerrir, à gagner en puissance, à s’assumer – entière.
Pour en venir sans attendre au cœur de votre roman, commençons par évoquer, si vous le voulez bien, sa figure centrale : Gérard, le père. Pour la petite Lou, l’homme, policier de son état, incarne un pater familias travaillé par une violence sans frein mais toujours sourde, « docteur en mauvaise foi », porteur d’une violence qui exerce sur le foyer, Annie sa mère ainsi qu’elle, une terreur tenace et sans partage, toujours sur le point de pouvoir exploser. Cependant, plus Vers la violence creuse le portrait du père, plus cette figure paternelle se double progressivement de son contraire : si, de fait, le père incarne bel et bien celui qui inculque à sa fille « la dureté face au pire », l’homme est traversé de failles et de manques, travaillé par un passé peuplé de fantômes qui le fragilise et qui condamne sa famille à vivre « dans une maison hantée ».
Ma question sera la suivante : en quoi vous paraissait-il important de dresser le portrait d’un homme duel, de tirer les deux fils d’un personnage dont la narratrice dit avoir hérité « de lui l’absence, la joie et la violence » ? En quoi votre écriture tire sa force de l’oxymore que cet homme, magnétique, trou noir du récit, représente et que l’expression « monstre de joie » employée par Lou incarne ?
Il me semble qu’actuellement, la violence masculine est souvent traitée de manière univoque dans les médias. La norme (et elle est légitime) étant la condamnation sans appel. Seulement l’espace littéraire, celui du roman, ne concède rien à la norme. Et ce qui m’intéressait, avec ce livre, c’était d’édifier deux personnages, un homme et une femme, à la fois coupables et aimables. J’ai beaucoup retravaillé ce texte – comme aucun autre auparavant, et avec un fréquent sentiment d’impasse – pour trouver le juste mélange d’intransigeance et d’empathie, de sorte à construire une figure de père violent, sans pour autant en faire un bourreau. Et maintenant que le texte est achevé, je suis émue d’écouter des lectrices et lecteurs se disputer sur la figure de Gérard, sur sa généalogie dramatique, ne parvenant pas bien à trancher : faut-il le haïr, l’aimer, le fuir ou l’épauler cet homme ? Lou a-t-elle raison ou tort d’agir, à la fin du livre, comme elle agit ? Qui saura répondre à ça de manière ferme et définitive ? Qui aura cette prétention ? La littérature rebat les cartes de ce que l’on croyait tranché. C’est ça qui m’intéresse, en tous cas, quand je lis un livre. L’oxymore, oui. Le dilemme et son intensité. Le tragique de nos existences, des relations qu’on y tisse.
Ce qui ne manque pas de frapper dans Vers la violence, c’est la manière dont votre roman trace le double destin conjoint puis disjoint du père et de sa fille, comme si votre récit se faisait avant tout récit de filiation. Cependant, cette filiation s’installe très rapidement, portée par la violence inhérente et manifeste du père, sous le signe d’un malaise croissant de la narratrice à son égard, elle qui affirme que « petite, elle était amoureuse de son père ». En quoi ainsi, à rebours des contes que fabriquent cet « homme-fiction » qu’est Gérard, Lou vous paraît-elle offrir un récit de contre-filiation où, déconstruisant la figure paternelle, elle cherche également à se déprendre de son influence et à échapper à la fatalité familiale ? En quoi s’agit-il pour votre personnage de se saisir de sa filiation pour, comme elle l’affirme, « redonner lumière et gravité » ? Est-ce que la question fondatrice de votre récit n’est finalement pas celle que Lou se pose très vite : « Suis-je coupable d’être la fille de mon père ? »
C’est une question fondatrice, oui. On parle souvent de ce que les fils reçoivent de leurs pères, les filles de leurs mères, mais des héritages plus insoupçonnés sont là aussi, aux implications singulières. On dit rarement « tel père telle fille » — et pourtant. Dans mon roman, si Lou échappe à la fatalité familiale, c’est, paradoxalement, parce qu’elle a reçu, de cette même famille, le goût de la rupture et de la liberté. Un peu comme dans la shakespearienne série Succession de Jesse Armstrong, où Kendall Roy n’est reconnu par son père Logan qu’à partir du moment où il trouve la force de le trahir. Un ami, Alexis Anne-Braun, m’a écrit à propos du livre qu’il lui faisant penser aux Rougon-Macquart, pour les histoires de gènes qui se transmettent, de greffes qui opèrent ou non. Lou, me disait-il, se trimballe avec ce gène Macquart dont elle ne sait pas quoi faire, sans échappatoire possible. Alors elle finit par apprendre à l’aimer. Par en faire quelque chose.

Pour le dire autrement, en l’éduquant comme il l’éduque, Gérard donne toutes les clés à Lou pour qu’elle puisse un jour le trahir. À l’âge adulte, Lou, refuse donc de se sacrifier pour Gérard. Elle signe son indépendance. Or ce refus, si cruel qu’il puisse sembler est, paradoxalement, une manière de faire honneur à l’éducation qu’elle a reçue, où la liberté radicale était perçue comme une valeur souveraine. Rompre est la seule manière de rendre hommage au lien tragique qui unit Lou et Gérard. Comme dans l’Orestie d’Eschyle, il y a de l’irrémédiable dans leur relation. Et c’est ce qui la rend si dense.
Dans le prolongement de la question précédente, diriez-vous que Vers la violence peut se lire comme un double trajet : du côté du père, un roman épique à lire comme un trajet narratif et progressif en direction d’une violence toujours plus grande : « comme si malgré lui ses phrases se dirigeaient vers la violence ». Du côté de la fille, un roman d’éducation à rebours où, au contact des autres, Lou désapprend la violence du père et admet « sa fatigue du pouvoir ». Seriez-vous d’accord sur ce double mouvement narratif contradictoire, entre violence et apaisement ?
J’aime cette hypothèse de lecture. Mais il me semble que si Lou s’apaise (et c’est vrai qu’elle s’apaise) c’est aussi d’assumer une certaine radicalité. Elle s’affirme plus qu’elle ne s’assagit : elle refuse, non sans mélancolie, de reconduire certains schémas toxiques de son héritage – elle n’aura pas d’enfants, ne passera plus Noël en famille, ne sacrifiera plus son corps – et se faisant elle s’assume, au risque d’être tranchante, de blesser. Le père va vers la violence. La fille, vers une indépendance radicale — qui n’empêche pas l’amour. Ce qui est intéressant, peut-être, c’est la structure « en Y » de cette filiation (l’idée est d’un ami, Yann Arnaud). D’abord, la fille et le père suivent une même route (le i du i), jusqu’à ce que leurs routes prennent deux chemins distincts à partir du même socle (le v du y). Lou commence en effet par prêter une attention infinie à son père, par amour certes, mais aussi en exerçant ce qu’Elsa Dorlin nomme le « dirty care », à savoir l’idée qu’on ne fait pas toujours attention aux autres par bienveillance, estime ou curiosité mais aussi par inquiétude, par peur. Lou emmagasine des milliers d’informations sur Gérard pour être à même de contourner son pouvoir sur elle, la menace que ce père représente à ses yeux d’enfants. Ce faisant, elle apprend aussi à le comprendre mieux que personne. Elle saisit le mécanisme de sa violence. Et, le saisissant, elle n’est plus hypnotisée par ses effets. Elle s’en libère. Autre chemin.
Ce qui frappe à la lecture de Vers la violence, c’est la réflexion intime, profonde et très incarnée sur la masculinité, ses codes et ses assignations identitaires et sociales. Ce roman puise sa force dans la manière neuve dont il narrativise et prend acte de la césure Me Too ainsi qu’il en est explicitement fait mention d’emblée, évoquant dans la description du père : « Ex-militaire qui plus est. Un type qui en avait vu de toutes les couleurs, un mec un vrai, comme on disait avant Me Too, un homme doté de cicatrices et de deuil. » Au-delà de cette figure paternelle virile, le contre-roman d’éducation ne cesse, à commencer par le prénom Lou, de jouer, de renverser les polarités et les assignations identitaires, de faire circuler, avec violence, la violence au-delà des normes de genre. Vous dites ainsi : « Il m’éduquait comme un petit monstre de virilité » en convoquant aussi bien « les femmes guerrières », femmes musclées de Monique Wittig que vous citez. En quoi Vers la violence constitue pour vous une réflexion sur la masculinité et le virilisme ?
J’ai lu beaucoup de livres sciences sociales en écrivant ce roman. Des livres sur la guerre, la violence, la bestialité, la pouvoir, des thématiques qu’on dit « masculines », et qu’il me semblait intéressant de réfléchir depuis mon propre genre, de me réapproprier. Ce livre pose des questions quant à la masculinité et quant à la féminité, mais il pose surtout la question de leur rencontre, de leur mélange. Les femmes dites « guerrières » empruntent souvent, pour s’imposer, pour lutter, des attributs dits masculin. Et il me semble que les hommes qu’on dit « déconstruits » aujourd’hui font la même chose, s’ouvrant à la délicatesse, à la douceur, qualités qu’on considère comme féminine. Qu’est-ce que donne non pas l’effacement des qualités de genre, mais leur rencontre, leur mélange ? Ce serait quoi, une femme éduquée de manière virile ? C’est quoi, un homme qui, comme Raphaël, impose puissamment sa douceur ? J’ai voulu montrer les limites « d’un homme un vrai » — le crépuscule d’une certaine conception de l’homme. Mais avec ce livre, j’ai aussi essayé de traquer autre chose : l’ombre des femmes. L’indompté en elles – en nous –, le brouillon, la pulsion, ce qui nait et n’a pas encore de nom, une crudité dans la langue, une audace dans l’humour, des bizarreries dans le corps. Ce qui s’extrait des codes, y compris des codes du féminisme. Ce qui s’affranchit des éléments de langages et de la gestuelle imposée. Il me semble qu’il y a aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, dans les médias, une tendance de certaines paroles à vouloir régenter toutes les autres, en imposant une panoplie d’images et de formules définitives qui, à force d’être répétées, se vident parfois de leur sens et deviennent à leur tour des pièges. Dans la révolution Me Too, ce qui m’excite, personnellement, ce n’est pas la vengeance déterminée d’un genre sur l’autre, mais bien l’affranchissement intime des femmes, comme des hommes. Le libre jeu des genres. Et je crois que c’est cela que Vers la violence vise : l’affranchissement, plutôt que la guerre.
Cette réflexion sur le virilisme qui conduit Lou à dire « Je me voulais masculine » s’accompagne également dans Vers la violence par une interrogation sur l’animalité et le devenir sauvage que porte tout être. La narratrice est vite fascinée comme elle l’indique par ses livres pour enfants « où garçons et filles se transformaient en animaux… Avoir un corps de petite femme, un corps terrestre, n’était pas ma véritable nature. ». En quoi, dans cet univers du père dominée par la bête, la « colère bestiale », l’animalité s’offre pour Lou comme le moyen d’échapper à la fatalité de la violence : comme un acte premier de réappropriation en somme de son existence ?
Les mondes animaux sont des appels d’air. La société dans laquelle on évolue, saturée de codes et d’arrières-pensées, nous structure, bien sûr, mais nous enferme parfois. Les animaux, leur allures, leurs rythmes, leurs structures sociétales, offrent d’autres pistes – pourvu qu’on y prête attention, vraiment attention, et qu’on ne les réduise pas à être des bêtes (au sens second de ce mot, donc, au sens d’un manque d’intelligence). Baptiste Morizot, Vinciane Despret ou Nastassja Martin le montrent énergiquement dans leurs livres, qui sont, pour moi, des réservoirs d’imagination. Des pistes. « Nous cherchons une vie intelligente dans l’univers, alors qu’elle existe sous des formes prodigieuses sur Terre, parmi nous, sous nos yeux, mais discrète d’être muette », rappelle Morizot.
Lou, dans mon livre, cherche à échapper à une certaine mécanique des relations – familiales comme amoureuses –, elle cherche à s’extraire d’une robotisation des rapports, où se rejouent des textes et des pratiques qui semblent avoir été écrits par d’autres qu’elle. La pratique de la nage, celle de la danse, libère son corps de certaines mécanismes : par le sport, par la création, elle parvient à rejoindre une vie plus instinctive, plus libre peut-être.
Et puis, dans l’écriture de Vers la violence, les animaux ont pour moi été centraux parce qu’ils ont libéré ma narration : la figure du cheval, celle du loup ou encore du chien Ardent m’ont permis de façonner des scènes et d’exprimer des réactions que je ne parvenais pas à dire en restant dans le champs lexical humain. Il m’a notamment fallu en passer par l’animal pour comprendre ce qu’il y a ce plus ancestral en l’homme : cette peur tapie en lui, cette vulnérabilité fondamentale qui permet d’expliquer sa violence. A ce propos, j’aime beaucoup ce qu’écrit Barbara Ehrenreich dans Le sacre de la guerre : « Je soutiens que notre relation particulière et ambivalente à la violence est enracinée dans une expérience primordiale que nous nous sommes ingéniés, en tant qu’espèce, à réprimer presque entièrement. Cette expérience n’est pas celle de la chasse, mais celle d’avoir été la proie d’animaux qui furent, à l’origine, des chasseurs beaucoup plus habiles que nous. J’insisterai sur le fait que la sacralisation de la guerre n’est pas le projet d’un prédateur sûr de lui, mais celui qu’une créature qui n’a appris que « récemment », dans les mile dernières générations, à ne plus se tapir au moindre bruit dans la nuit. »
Dans ce mouvement libératoire qui convertit la bestialité masculine en animalité, la danse joue un rôle clef. Ainsi la vie de Lou s’échappe-t-elle loin du père vers un destin et une carrière de danseuse qu’elle place sous le signe d’une animalité libératoire, prenant place au sein d’une compagnie qu’elle baptise du nom significatif de « La Meute ». Dans des pages splendides, vous évoquez une poétique de la danse comme puissance de résistance, comme geste émancipatoire : « La danse comme stratégie animale pour esquiver les corps prédateurs. » On connaît par ailleurs votre travail au sein de Catastrophe, notamment vos concerts mais aussi votre quotidien où la danse occupe une place centrale : en quoi la danse se dresse comme une résistance, une manière de trouver « une violence à soi » ?
Je suis loin d’avoir, en danse, le niveau technique de ma narratrice Lou. Mais la pratique de la danse – que je suis de près depuis des années, et ces deux derniers ans notamment grâce aux danseurs qui nous accompagnent en tournée – me passionne. Il me semble y avoir souvent un malentendu avec la danse, qu’on considère volontiers comme une activité gracieuse sans suspecter les efforts colossaux (une maîtrise du corps quasi-militaire) que cela réclame. Quand, comme Lou, on a vécu dans l’enfance des épisodes douloureux voire traumatiques, alors s’adonner férocement – et joyeusement – à une pratique sportive ou artistique peut être une manière de se sauver. De sauver sa vie, littéralement. Dans mon livre, Lou co-fonde une compagnie nommée La Meute dans laquelle les danseurs mélangent jazz et krump, pour sublimer leur colère et leur violence, danser pour ne pas frapper. La sublimation que permet l’art peut être une manière de résister à ce qui nous menace. Comme on peut, dans un mélange de souffrance et d’accomplissement, une manière de reprendre le pouvoir.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences littéraires explicites et implicites dont se tisse la trame narrative de Vers la violence. D’une part, vous convoquez une généalogie d’autrices qui ont pour point commun d’avoir réfléchi au rapport à la violence, qu’il s’agisse de Virginie Despentes, Elsa Dorlin, Constance Debré, « femmes féroces et indifférentes, hermétiques à la séduction », dites-vous encore. D’autre part, votre voix est traversée, dans son souffle par une généalogie d’autrices et d’auteurs comme Jakuta Alikavazovic, Joseph Conrad ou encore Tanguy Viel. En quoi ces autrices et auteurs ont-elles exercé une influence sur votre manière d’envisager le récit ?
Je lis énormément, c’est ce que je fais avec le plus d’assiduité, au quotidien. Avant d’écrire, avant de danser, avant toute chose : je lis. Et beaucoup de choses me mobilisent, et donc m’influencent. Comme je l’ai dit plus haut, en écrivant Vers la violence, j’ai lu des science sociales – le plus souvent des essais écrits avec une préoccupation littéraire (comme chez Louisa Yousfi ou Maggie Nelson), des livres posant des questions de genre mais aussi, et surtout, des questions anthropologiques, à l’articulation des sciences humaines et naturelles.
Seulement, ce qui me donne le plaisir de lecture le plus instinctif et persistant, le plaisir le plus enfantin, au fond, ça reste les romans. Comme Gérard dans Vers la violence, j’aime la fiction, les intrigues et le mystère, l’élaboration patiente, à la fois joueuse et rigoureuse, d’un monde entier dans les livres. Je crois que la fiction nous libère et nous régénère. Il y a d’autres mondes mais ils sont dans celui-ci, comme dirait l’autre. Lire Conrad, London, mais aussi des contemporains comme Viel ou Alikavazovic c’est ressusciter, dans notre imaginaire, des figures de marins ou de loups mais aussi des structures tragiques, des envolées lyriques, des cœurs pincés d’un autre temps. C’est acquérir des outils, perceptifs, narratifs, qui nous donnent ensuite les moyens de raconter nos propres vies de manière augmentée. La mythologie littéraires ses intrigues, sa part poétique, permet d’exprimer ce qu’il y a de plus archaïque en nous : nos palpitations enfouies, nos pulsions ancestrales, les secrets que l’on traque et ceux dont on hérite. Elle nous amplifie, dans l’espace, dans le temps. Elle nous donne l’impression d’être un peu plus que vivants.
Blandine Rinkel, Vers la violence, Fayard, août 2022, 378 p., 20 € — Lire un extrait