Claire Baglin : « Je n’y allais pas pour faire un reportage » (En salle)

© Christine Marcandier

Je n’y allais pas pour faire un reportage
Encore moins pour faire la révolution
Non
L’usine c’est pour les sous
Un boulot alimentaire
Comme on dit
Joseph Ponthus, À la ligne (2019)

 

Le récit de Claire Baglin, En salle, qui vient de paraître aux éditions de Minuit, est une succession de deux côtés : l’enfance et l’âge adulte, l’usine et le fast-food, au sein de l’empire des frites la salle et le drive, et, quel que soit l’espace, un écart, un pas de côté qui refuse à l’histoire tout manichéisme ou sentiment sans partage. Il est rare d’entendre une voix aussi originale et aussi posée dès un premier roman. Celle de Claire Baglin s’impose, comme héritée du récit social mais brûlante d’une singularité farouche et quasi insaisissable.

Tout commence par ce qui est l’événement de l’enfance, un moment rare, « l’odeur de friture » qui est aussi « l’odeur de la fête, de la capitulation parentale » quand la famille se rend dans un fast-food, avec le père désarçonné par le choix des plats, par les prix, l’injonction contradictoire à jouer avec l’extraterrestre en cadeau avec le menu mais pas trop non plus, il faut économiser les piles. C’est la fin des vacances au camping, ces journées au budget serré et chèques vacances avant bientôt le retour à l’usine pour le père. Mais il a du mal à en décrocher de cette usine qui est comme tatouée sur son corps avec les arcs de cercles noirs sur les mains, « stigmates » de tout ce qu’il a dévissé et graissé. Au camping il répare tout au chatterton, il « se blesse toujours avant de réussir comme si la cassure devait passer de l’objet à son corps pour disparaître » ; en forêt il a un sécateur sur lui et coupe les ronces qui dépassent « comme s’il était dans son jardin et avait remarqué une branche gênante pour le regard ».

Selon une stricte alternance de chapitres, le fastf-ood revient à l’âge adulte de la narratrice, elle passe un entretien d’embauche — oui, elle est polyvalente, permis B et aucun souci pour sortir les poubelles. Bientôt elle reçoit son uniforme sous plastique, les consignes de sécurité, il y a la pointeuse, les écrans de surveillance des activités en cuisine, au comptoir et dans la salle. C’est le monde du travail version restauration rapide, flexibilité maximum (« c’est quels jours ton week-end ? »), sonneries constantes (« les équipiers derrière moi disent augmente ta prod’ là, fais ta prod’allez »), concurrence entre les employés, coups bas et pression des manageurs qui prétendent être débordés mais font tout faire aux petits nouveaux (« tu me fais les toilettes, tu me fais les tables, tu me fais les boiseries avec un petit chiffon »), qui leur demandent s’ils veulent de l’aide mais partent avant d’avoir la réponse.

De chapitre en chapitre, c’est une vie qui s’écrit depuis des moments et des détails tout sauf anodins. Le style est sobre, quasi documentaire et dans le constat. Quand le père va rentrer du travail, on range tout. Quand il est rentré, on arrête de faire les devoirs, on mange et on l’écoute raconter sa journée. Claire et son frère l’accompagnent à la déchetterie quand il enjambe les bennes pour récupérer des objets (« c’est de la marque ») et « sort une à une les nouveautés d’autrefois qu’il retapera dans le garage ». À l’usine, c’est la consécration, une médaille du travail et le père qui essaie de « comprimer une fierté encombrante » — avant l’accident. Au fast-food, Claire dit les « cheveux froissés en prison sous les filets réglementaires », le pouce qui blanchit à cause des produits désinfectants puis corne, une marque qui ne partira plus, la brosse à dent pour récurer les machines et les pieds des meubles de la salle, la pub « fait maison » alors qu’on ne fait qu’appuyer sur des boutons, l’huile qu’il faut utiliser au maximum, c’est le plus cher. Et un jour elle devient son job, identité avalée — « un midi un roulement je suis frite » — avant l’accident.

Deux mondes du travail alternent dans le livre, sans que l’on puisse décider si l’un a succédé à l’autre, si le fast-food est la version d’aujourd’hui de l’usine, si l’usine était un monde masculin et le fastfood plus féminin, si le propos est de montrer que dans les deux cas le travail, depuis la « main outil », s’inscrit dans la chair et blesse les corps. Dans les deux cas la répétition est une aliénation. Et si on part, d’autres arrivent. Et quand on est blessé, même gravement, on refuse de déclarer un accident du travail par peur d’être licencié pour avoir négligé un point de sécurité. Les deux mondes sont là, si loin si proches, Claire Baglin ne décide pas pour son lecteur, elle ne fait pas du social, elle a vécu cette double histoire, elle n’est pas ici sur un terrain en sociologue ou ethnologue, elle ne prend pas de notes, elle consigne moins des faits que des actions, faire à défaut de pouvoir être pleinement, sans leur un sens évident ou une portée confortable. Pour autant, la dimension sociale et politique est bien là, puissante, indéniable sans nous être dictée. Tout passe par une attention aiguisée, sidérante de lucidité, aux détails (qui n’en sont jamais), aux situations et aux dialogues. La narratrice était « l’équipière qui ne participe à rien, ne rejoint rien et ne mange avec personne ». Elle semble détachée mais elle observe, elle est l’anonyme aux « yeux trop grands », elle est celle qui transmet la vérité nue de deux espaces parfois en écho, l’usine/le fast-food, souvent disjoints – il serait trop caricatural de les juxtaposer, de forcer une continuité.

D’ailleurs, dans l’empire de la frite, « ils se demandent si je suis une nouvelle, une ancienne ou une revenante ». Les trois, évidemment, comme ces deux espaces du travail qui ne font pas d’En salle le pendant actualisé de L’Établi, ce serait trop simple. Les deux existent, les comparaisons réduisent. Parce que oui, il y a le livre, ce que représentent les livres dans cette enfance, aussi. Claire raconte un salon à la médiathèque, l’arrivée imposantes des écrivains, l’admiration, le besoin intransigeant de leur demander de signer son petit carnet, le refus cinglant d’un des auteurs… En écho, le père qui veut rencontrer Lebrac de La guerre des boutons qui habite près de chez eux, le père vient avec des photos mal imprimées pour les faire dédicacer, poser avec lui avec l’acteur, tout afficher dans son salon. Les deux scènes sont puissantes, comme un ailleurs refusé, un peut-être provisoire, une réaction au chaos. Ce sont des scènes indécidables, à l’image d’un récit qui ne cesse de déplacer notre regard, d’un livre qui rassemble ces espaces duels/dualistes, les habitant pour mieux les dépasser, comme un dedans/dehors.

Claire Baglin, En salle, éditions de Minuit, septembre 2022, 160 p., 16 € — Lire un extrait Lire ici l’entretien de l’autrice avec Johan Faerber