Sigrid Nunez : 340 Riverside Drive, avec Sontag (Sempre Susan)

Sigrid Nunez, Sempre Susan © DK

Alors que les éditions Bourgois réactualisent leur fond Susan Sontag dans la collection « Titres » et publient la biographie de l’autrice par Benjamin Moser, les éditions Globe font paraître Sempre Susan de Sigrid Nunez. Ces Souvenirs sur Sontag, parus en 2011 aux États-Unis et traduits en France en 2012 chez 13e note éditions, n’étaient plus disponibles et il est formidable de pouvoir les (re)découvrir, alors même que Sigrid Nunez a connu un large succès en France avec la publication de L’Ami (Stock, 2019).

Dans Sempre Susan, Sigrid Nunez a 25 ans. Nous sommes au printemps 1976 et la jeune femme, recommandée par la New York Review of Books, se rend au 340 Riverside Drive pour aider Susan Sontag à répondre au courrier qui s’est accumulé durant sa maladie. L’intellectuelle est en convalescence après une « mastectomie radicale », elle est épuisée mais dicte ses réponses à Sigrid Nunez qui les tape sur une énorme machine à écrire IBM Selectric. La jeune femme se souvient d’une immense pièce lumineuse, aux murs nus ponctués de quelques photographies (Proust, Wilde, Artaud, Benjamin) — les bibliothèques ne débordent pas des couloirs. Le téléphone sonne beaucoup, Sontag répond mais elle est consternée par la manière dont les gens réagissent à son cancer qu’elle qualifie de « maladie impériale ». Peu à peu, Sigrid Nunez découvre la personnalité unique de Sontag, alors en train de travailler à son essai Illness as Metaphor (La Maladie comme métaphore). Elle raconte les déjeuners partagés (une soupe Campbell crème de champignons allongée d’une boîte de lait, des épis de maïs) avec une Susan Sontag « incroyablement décontractée et ouverte ». Elle dit sa relation si particulière et complexe à son fils David qu’elle a toujours traité en adulte et qui ne l’appelle que Susan (« c’était sempre Susan »). Peu à peu une intimité s’installe, Sigrid devient la compagne de David, elle s’installe 340 Riverside Drive.

Susan, dans le portrait si singulier et sensible qu’en donne Sigrid Nunez, est condensée par ce sempre. Elle est celle « qui était trop vivante pour mourir », celle qui gardera une relation d’amitié avec la jeune femme même lorsqu’elle quittera David, celle désormais indissociable de certains mots devenus siens (« sans intérêt, une de ses expressions préférées, comme servile. Ou exemplaire. Et sérieux »). Elle est celle qui imprime des lois qui lui survivent — « on sait si les gens sont sérieux en regardant leurs livres », ils les classent par sujets et par chronologie, jamais par ordre alphabétique —, celle qui exige des femmes qu’elles osent s’affirmer, être sûres d’elles, celle qui ne porte jamais de sac, comme un homme, celle qui se considère comme une « universitaire défroquée » (enseigner détruit les écrivains).

Sigrid Nunez offre un portrait rare de Sontag que, le temps de la lecture, on a le sentiment de côtoyer, dans une forme d’intimité admirative qui ne muselle pas la critique. Susan Sontag y est non seulement une intellectuelle mais une femme avec ses contradictions et ses excès. D’ailleurs Nunez avoue ne s’être jamais vraiment penchée sur ce qui a pu s’écrire sur Sontag, nécrologies, témoignages ou essais. « Ce que les autres avaient à dire sur elle ne m’a jamais spécialement intéressée ». Elle livre sa Susan, celle du 340 Riverside Drive, dans un livre qui est une entrée tout à fait singulière dans le laboratoire d’une œuvre via un portrait de femme. Avec Sontag, Sigrid Nunez a appris à annoter les livres au crayon à papier, à y ranger des articles découpés dans des journaux et magazines. Elle l’a vue avoir soif de faire mille découvertes avant de s’abîmer (dans tous les sens du terme) dans des périodes de travail intense, sous Dexedrine, sans sortir ou dormir, dans une forme d’autodestruction consciente. « Elle croyait dur comme fer que le cerveau avait besoin de carburer à plein régime plusieurs heures avant de commencer à produire les meilleures idées ». Comme l’écrit Sigrid Nunez, « vivre avec une femme d’une telle hyperactivité donnait l’impression de vivre avec plusieurs personnes ». On les côtoie dans ce magnifique portrait qui les saisit toutes. Sempre Susan.

Sigrid Nunez, Sempre Susan. Souvenirs sur Sontag, traduit de l’anglais (États-Unis) par Ariane Bataille, éditions Globe, octobre 2022, 160 p., 16 € 50