Olivier Rolin : « Atlas intime » d’un « homme inquiet » (Vider les lieux)

Olivier Rolin © Francesca Mantovani / éditions Gallimard

Si Perec, dans La Vie mode d’emploi, occupait un immeuble, il s’agit pour Olivier Rolin, avec Vider les lieux, de le quitter. Sommation lui a été faite de déménager d’un appartement dans lequel il vivait depuis 37 ans, rue de l’Odéon. Au-delà des milliers de livres à emporter, c’est bien la moitié d’une vie qui s’achève avec ce départ, moins « une fin du monde au petit pied », pour reprendre la définition du déménagement par Michel Leiris, qu’un état des lieux, le déploiement d’un « atlas intime », puisque chaque livre, chaque objet raconte une histoire et que ces récits se bousculent en soi. Entre Biffures et (ré)Invention du monde, Olivier Rolin écrit pour reprendre pied.

Michel Leiris, La Règle du jeu : Biffures, Fourbis, Fibrilles, Frêle bruit (1948 à 1976)

« Écrire une sorte d’adieu à ce lieu »

Écrire quand on est sommé de Vider les lieux revient ainsi, pour poursuivre avec Michel Leiris, à se réapproprier une Règle du jeu qui est d’abord contrainte. Face à soi, ces murs de livres à mettre en cartons, ce qui avait trouvé un ordre (Rolin a son Penser/Classer, on y reviendra) doit être défait. Une vie déménage, « la moitié de ma vie, presque toute ma vie d’homme », Leiris est toujours là. C’est ici Fourbis, dans le double sens d’affaires possédées et d’armes, un « barda » dont le volume d’abord sidère et laisse impuissant face à l’ampleur de la tâche : meubles, mais surtout livres, journaux, papiers… Il n’est pas si simple de tourner la page (Biffures), d’arracher les Fibrilles. Deux fenêtres de l’appartement à quitter ouvrent sur le quartier comme sur la vie à venir. Mais elles ont aussi été évoquées dans l’un des premiers romans de l’écrivain, et elles lui rappellent une femme aimée. Tout — images, Frêle bruit (cité pages 106 et 128), objets (coffre, cartes) — a été, et sera, un matériau d’écriture. Ces fenêtres disent un seuil impossible, dans tous les sens de ce terme, à la fois départ et entrée, espace et temporalité, jusqu’à la maison d’édition que l’écrivain renomme « les éditions du Deuil », propriétaires de l’appartement. « Tout de même, un éditeur chez qui j’avais publié une petite quinzaine de livres, le premier quelque trente-cinq ans auparavant — peu de temps après que j’étais entré dans ce lieu — me virant avec l’aide de la maréchaussée »…

Il ne faudrait cependant pas imaginer, du fait de ces références à La Règle du jeu, appelées par l’exergue emprunté à Leiris et par ailleurs commenté dans le livre de Rolin, que Vider les lieux est autocentré. C’est bien au contraire un Extérieur monde, depuis les fenêtres de l’appartement de la rue de l’Odéon, depuis les quelques 7000 livres qui l’occupent, ce sol qu’il faut arpenter pour pouvoir le quitter : ouvrant les livres qu’il devrait mettre en cartons, Olivier Rolin voyage, il retrouve des lieux et des moments puisque chaque page de garde indique où ce livre a été lu, bien souvent dans des avions ou en voyage — « Les avions sont des salons de lecture avec vue sur le globe ». « C’est toute une histoire-géographie oubliée qui déplie ses cartes, ses dates, un atlas intime dont je tourne les pages coloriées à mesure que je m’empare de certains titres, sans l’indifférence à laquelle je m’efforce, qu’il faudrait pour en finir vite, mais c’est impossible — ce ne sont pas des fruits que je cueille sur une branche, mais des livres avec leur histoire et mon histoire avec eux ».

The world is a bookshelf

Alors Rolin évoque aussi bien Thomas Paine — dont une plaque rappelle que cet « Anglais de naissance, Américain d’adoption, Français par décret » vécut là — que ses voisins, comme ces « deux vieilles demoiselles légèrement toquées » et atteintes de syllogomanie. Chaque portrait est l’occasion de se définir par ricochet. Via Thomas Paine, l’idée que jusqu’au bout, cet homme « était magnifiquement déplacé — la position la plus juste qu’on puisse tenir dans la société ». À travers les deux vieilles demoiselles, la menace de l’accumulation d’objets « hétéroclites et inutiles », manière d’interroger sa propre bibliomanie voire « l’écriture comme une forme particulière, sans nocivité sociale, de syllogomanie ». Les squatters d’extrême-gauche qui occupèrent ensuite l’appartement des vieilles dames sont l’occasion de repenser ses propres engagements politiques.

La focale se déplace progressivement, de l’appartement à l’immeuble, de l’immeuble au quartier (celui où Sylvia Beach publia, en 1922, l’Ulysse de Joyce)  avant d’embrasser la ville et le monde, à travers des livres contigus aux siens (Passage de l’Odéon de Laure Murat mais aussi Walter Benjamin ou les surréalistes). Ressortant son édition chinoise du roman de Joyce, indéchiffrable mais liée à un voyage en Chine pour Tigre en papier, Olivier Rolin ouvre au périple qui sera celui, constant, de Vider les lieux, l’arpentage de sa bibliothèque, des livres et des objets qui la composent, et des souvenirs qui leur sont liés. Dans ce nouvel À Rebours, il raconte les pays traversés, les femmes aimées, les livres lus, ceux qui demeurent à découvrir, ceux qui comptent et pourquoi. La pensée digresse, revient et se recentre, « sinueuse » et sismique, puisqu’un déménagement est une « lutte contre un adversaire sans queue ni tête, une hydre sans cesse renaissante à mesure qu’on croit être sur le point d’en finir avec elle ».

« Les livres font voyager, divaguer, ils servent à cela, entre autres » et Olivier Rolin s’abandonne, pour notre plus grand bonheur, à cet art « presque oublié » de l’énumération, comme le note Perec dans son Penser/Classer. Une bibliothèque archive une vie, parfois des « souvenirs décousus, comme d’un livre dont les trois quarts des pages auraient été arrachées » (l’adolescence à Dakar), souvent des moments précis et livresques. Une bibliothèque est aussi une forme d’abécédaire ou de dictionnaire puisque Rolin explicite le principe de rangement de cette bibliothèque qu’il doit démanteler : « Après avoir envisagé quelques-uns des principes énumérés par Perec dans Penser/Classer, je n’en ai trouvé d’autre possible qu’alphabétique. Bête, mais incontestable — et encore pas tout à fait ». Comme le monde, comme toute existence, l’alphabet provoque des « voisinages moralement inacceptables », des « rencontres plausibles » et des « embarras insurmontables ». « Encartonner ce qui fut mon repaire pendant la moitié de ma vie » revient donc à dévider la bobine de rencontres et souvenirs, amours et voyages, tout un « fucking bazar ». Mais la question demeure la même, celle d’un « par où commencer ? »

« Think you’re escaping and run into yourself. Longest way round is the shortest way home » (Joyce, Ulysses)


Vider les lieux
, ce n’est donc pas seulement le récit des 37 années passées dans l’appartement de la rue de l’Odéon, c’est l’histoire de tout l’immeuble, du quartier (celui de la Maison des Amis des Livres comme de Shakespeare and Company), de leurs occupants, de la ville qui est elle aussi un texte, du globe tout entier ; c’est bien un Extérieur monde, précédent livre d’Olivier Rolin avec lequel celui-ci forme un indéniable diptyque, ce que l’écrivain suggère d’ailleurs à plusieurs reprises : « j’ai déjà raconté ça dans Extérieur monde, je ne vais pas y revenir » (122), « j’ai raconté ça dans Extérieur monde » (141), « Ransmayr auteur par ailleurs d’un livre que j’aimerais avoir écrit, et dont le titre, Atlas d’un homme inquiet, eût tout à fait convenu à mon Extérieur monde, et même peut-être à ce que je suis en train de tenter » (180).

Vider les lieux est un livre ouvert, aux autres, aux passés de ces autres, à leurs livres, à leurs existences présentes, au monde tout entier, mais c’est un livre multiplement entravé, par un départ non volontaire et par un confinement sanitaire (« le matin de mon départ » est le « lendemain du Grand Enfermement »). De ce fait, Vider les lieux est une écriture en cours, la « tentative » de sortie d’une aporie multiple et d’épuisement d’un lieu, d’un rapport intime comme extime à lui, une mémoire « devenue vivante », si l’on veut passer de Perec à Kafka. Pour parachever la « liquidation », il faut d’abord ce flux qui permet de « commenc<er> de finir ». La question demeure celle d’un (re)commencer.

Xavier de Maistre avait tiré prétexte d’une mise aux arrêts pour se lancer dans son Voyage autour de ma chambre, Olivier Rolin métamorphose la violence d’un départ en dérive littéraire, arpentant ses rayonnages, offrant à ses lecteurs tous les récits dont son appartement est le dépôt. Il y regarde de près, déploie une forme de Suite non à l’hôtel Crystal mais à la rue de l’Odéon, room après room. Si vider les lieux est si complexe, ce n’est pas seulement par attachement nostalgique à un lieu ou parce que la sommation est d’une violence inouïe, c’est bien parce que cet appartement dit une vie dans et par les livres, les siens comme ceux des autres, qu’il est le palimpseste d’un homme — « et je m’étonne du nombre d’êtres différents qu’avec le temps abrite cette enveloppe informe qu’on appelle  « moi » ». Comment ne pas penser ici, comme image par anticipation de Vider les lieux, à la « boîte de cacao de marque hollandaise » dont Michel Leiris montre, dans L’Âge d’homme, qu’elle fut sa révélation de l’infini, dans la démultiplication d’une image toujours plus réduite mais à l’identique ?

« Un espace aussi clos qu’un appartement enferme une multitude de lieux du monde, de moments de nos vies qui sont advenus au sein de leurs paysages, et qui, pour peu, qu’on prête quelque attention aux objets qui les recèlent — et c’est précisément ce qu’oblige à faire un déménagement — peuvent renaître, estompés par le lointain ». Ici nulle boîte de cacao Droste comme chez Leiris mais un Stetson qui rappelle un voyage au Texas pour poser quelques questions à Ken Follett (« pas le genre à se faire virer de son appartement, Ken Follett »), une jambiya, poignard yéménite rapporté d’Aden qui lui rappelle Rimbaud etc. « C’est du monde aussi que je déménage, on dirait bien : pas seulement d’une rue que j’ai arpentée pendant la moitié de ma vie ». L’appartement ouvre à ces mises en abyme, à cette introspection qui est un mouvement extérieur/intérieur dont parle Olivier Rolin en citant Proust (ce « muscle mental qui approche les souvenirs intérieurs comme les extérieurs ») — « des éclats du monde et du temps montent vers moi, tournent autour de moi ». Plus que d’un diptyque Extérieur monde/Vider les lieux, peut-être vaudrait-il mieux parler d’un recto-verso.

Olivier Rolin © Christine Marcandier

Vider les lieux est ce voyage immobile, d’autant plus arrêté que le déménagement a lieu alors que le premier confinement (lié à une épidémie que l’écrivain refuse de nommer) vient de débuter — « je suis à la fois — c’est un comble — expulsé et assigné à résidence ». Vider les lieux est ce déplacement impossible, ce seuil réitéré depuis lequel tout s’écrit et se déploie. Le récit d’un départ n’en finit pas de commencer et d’être suspendu : « le matin de mon départ », dès l’incipit, est sans cesse repris, comme une litanie, comme la matrice d’un récit qui collecte souvenirs et descriptions. Tout Vider les lieux est contenu dans le syntagme « le matin de mon départ », il est l’écriture d’un espace qui disparaît à soi mais demeurera dans ces pages et pourra tenir lieu de plaque « apprenant aux passant futurs que j’avais habité là ». Ce n’est pas une plaque commémorative que souhaite Rolin mais bien ce récit bruissant d’une vie écrite, compagnon d’Ulysse de Joyce qui fut publié non loin, et d’une vie encore à écrire, une fois cette terrible page tournée — le livre ne s’achèvera que lorsqu’il sera possible d’écrire « je m’en vais ».

Vider les lieux n’est pas seulement un déménagement mais bien un livre qui déjoue les contraintes pour inventer sa forme. Face aux milliers de lettres qu’il a conservées, Olivier Rolin observe les timbres sur les enveloppes, les tampons rectangulaires qui vantent des communes françaises ou donnent des conseils de communicants sur la vie en société. « On devrait pouvoir, à partir de ce matériau aléatoire, composer la trame d’un petit roman expérimental ». S’ils sont affranchissement, comme l’écrivait récemment Muriel Pic, les timbres sont aussi matériau d’écriture, comme les dépêches d’agence dans « la baroque Invention du monde », comme les notes manuscrites sur un livre, comme le coffre d’un oncle ou les carnets militaires du père. L’inventaire est le constat d’un « cela a été, comme dit Barthes » mais aussi le réservoir de vies et morts potentielles en Afrique, l’archive d’une passion pour la géographie comme pour le monde (et d’un ethos de « curieux », non de touriste), l’affirmation d’une « curiosité des things remote ». Le déménagement, « événement (…) domestique », est bien un « prétexte », mot qu’Olivier Rolin emploie page 97. Il est matériau d’écriture et d’invention, une expérimentation comme une libération de ce qui n’est plus ou ne peut plus être ainsi, qu’il s’agisse de souvenirs, de moments, de lieux ou de formes littéraires — le récit de soi, le récit de voyage, le commentaire de l’œuvre antérieure ou des livres écrits par d’autres.

Tout se fond et se réinvente, des formes fixes, des genres, des manières d’être, l’humour et la nostalgie intimement articulés. Vider les lieux est la « matérialisation de l’insaisissable avenir » auquel Rolin donne une forme singulière. L’écrivain note que « peu de livres en fin de compte (…) réalisent (…) l’idéal romanesque de l’ambiguïté, de l’indécidabilité mis en exergue par Kundera ou Barthes (ou plus récemment, Javier Cercas dans Le Point aveugle) ». Le livre d’Olivier Rolin les rejoint. Il est ce récit qui déploie les espaces et les temps, le moi et les autres, le récit et le commentaire, le monde et les livres qui « frappent le réel à petits coups de marteau » (Walter Benjamin, cité p. 158) : il est de ces textes que Rolin dit aimer, non ceux d’une « idée fixe », mais « les livres madréporiques, infiniment ramifiés et laissant le lecteur à chaque fois au bord d’un nouveau champ imaginaire ». Laissez-vous embarquer, dans ce livre, « inventaire avant liquidation » et surtout réinvention, qui feint de s’achever comme on ferme une porte « (jusqu’à la fin du monde, comme dit Borges) », un 16 juin, pour mieux ouvrir à l’infini d’un univers littéraire.

Olivier Rolin, Vider les lieux, éditions Gallimard, mars 2022, 224 p., 18 € — Lire un extrait