Romain Huët : Y a-t-il encore un fou qui attend quelque chose des élections présidentielles ?

© Christine Marcandier

Ce doit être un de ces longs dimanche du mois de février. Pour tuer l’ennui, je m’appliquais à suivre l’actualité de la campagne présidentielle. Valérie Pécresse tenait l’un de ses premiers meetings. Incrédule, j’écoutais ses mots désincarnés, ses espérances inauthentiques, ses envolées obligées pour correspondre aux habitudes de la parole politique en ces circonstances. Son exposé a suscité une incrédulité générale tant ses propos contrastaient avec l’état réel dans lequel elle se trouvait. Sa raideur confondait avec l’effusion émotionnelle requise dans « ces moments-là ».

Quitte à passer la journée tel un somnambule et à alimenter mon sentiment d’étrangeté à l’égard du monde, j’entrepris de visionner quelques entretiens qu’Éric Zemmour avait donné ici ou là. Curieuse occupation. Je fais partie de ces personnes qui s’appliquent à enrichir toujours davantage leur colère de sorte que la révolte ne soit pas circonstancielle mais un mode de vie, une relation vivante au réel. Certains choisissent « l’Ouvert », la sublimation ou la vie créatrice comme l’appelle de ses vœux Cynthia Fleury (Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Gallimard, 2020). D’autres, refusent le large. Ils n’y voient aucune possibilité d’accommodement et se consacrent tout entiers à mettre en échec le monde tel qu’il va. La lutte vivante a besoin de se nourrir de l’offense, des blessures et de la colère pour produire ce sentiment d’un intérêt vital à sa transformation.

Éric Zemmour me déçut. J’attendais qu’il me fasse sortir de moi-même, que la rage agite mes nerfs, que ma rébellion cesse d’être silencieuse mais ouverte. En réalité, le contact avec sa haine et son ressentiment ne me fit quasiment aucun effet. J’éprouvais le sentiment d’une accoutumance aux propos fascisants et obsessionnels qui traversent notre société depuis si longtemps. Éric. Zemmour n’est que l’incarnation d’une disposition caractérielle plus diffuse que commune à l’entreprise fascisante de repli et de reconquête d’une identité tout aussi sublimée qu’inexistante. L’absence de réactions de mes nerfs, comme s’ils avaient été usés et saturés, me paraissent être l’ultime résistance de l’épuisé ou du désespéré : déréaliser ce dont il est témoin.

Momentanément, ce dimanche-là, je n’osai rien demander à l’espoir.

Dans ce moment de dérive, je me demandai à moi-même : « Y-a-t-il encore un fou qui attend quelque chose des élections présidentielles ? ».

Croire au monde, déroute du monde

Le lendemain, alors que la nuit m’avait rendu de la vigueur, je ne m’accommodais pas bien de ce cynisme hautain tantôt ricaneur, tantôt désespéré. Je me remémorais alors la phrase de Gilles Deleuze à laquelle je me suis toujours cramponné comme si elle donnait un gouvernail à ma vie : « croire au monde et y croire malgré tout ».

Dieu sait combien il est difficile d’être à la hauteur d’une telle conviction.

« Peut-on se tenir bien droit, se dresser inquiet mais confiant devant la catastrophe ? »

« Quelles résistances opposer à cette déroute du monde ? »

Cette déroute du monde n’est pas soudaine. Seulement, elle se loge désormais dans nos vies intimes. La crise de la Covid a témoigné brutalement des conséquences d’une mise en production généralisée de la nature. Elle a engendré la mort de centaines de milliers de personnes. Elle a aussi été l’expérience d’un monde drastiquement verrouillé où les gestes les plus élémentaires de la vie étaient empêchés. Fondamentalement, cette crise a érodé cette confiance dans le monde. Elle prépare chacun à une succession de catastrophes d’ampleur incertaines et alimentent les délires apocalyptiques qui s’épanouissent ici ou là. Quelques espoirs abstraits agitaient pourtant les plus optimistes et les plus favorisés d’entre nous. Alors que le système s’effondrait devant nos yeux, la chute promettait une rédemption possible : s’engager à réfléchir plus fondamentalement aux formes de nos coexistences démocratiques pour envisager d’autres façons d’orienter nos vies individuelles et collectives (Axel Honneth, « Les leçons morales tirées de la crise du Covid », AOC, 20 décembre 2021).

Ces espoirs ont rapidement été battus en brèche. Le désir furieux de retrouver la « vie d’avant » l’emportait sur l’opposition aux forces qui s’appliquent à laisser le monde inchangé. Le récent rapport du GIEC (mars 2022), dans ce contexte étouffant, a paru inaudible comme s’il s’agissait d’un simple murmure qui accompagne nos rêveries dystopiques. Alors qu’il semblait que la crise de la Covid laissait à quelques-uns un vain et insouciant répit, une guerre d’ampleur inédite ravage l’Ukraine. Plane dans toutes les esprits la menace d’une troisième guerre mondiale d’autant plus terrible qu’elle serait nucléaire. L’anxiété collective conduit à des mouvements de soutien paniqués et souvent non-assurés quant à savoir quoi penser sur ce qui est en train de nous arriver et ce que nous sommes en train de devenir. Ce retour de la guerre en Europe après la Bosnie, le Kosovo sidère. Mais l’accablement ne suffit jamais. Les commentaires qui prévalent jusque-là ne manquent pas de disserter sur les enjeux géopolitiques, les relations internationales et s’hasardent à quelques flous pronostics sur les issues possibles d’un tel conflit. Mais la guerre n’est pas qu’un jeu de nations. Elle engage des peuples, des personnes ordinaires, de mouvements civils qui s’y opposent ou qui s’y joignent. Elle est faite d’affects, d’espoirs politiques, de peurs et de désorientations tant l’effondrement de leur monde engagé depuis tant de temps prend aujourd’hui une forme sinistrement concrète. Elle est aussi affaire de positions : assumer en raison où l’on apporte son soutien. Enfin, elle appelle à réfléchir les racines profondes de ces tentations guerrières.  Force est de reconnaître que la guerre économique à coup de politiques étrangères tantôt grossières tantôt obscures devient aujourd’hui une guerre physique dont il n’y a guère à attendre d’apaisement durable. Dans ses jours les plus dramatiques, la nuit est la plus profonde avant l’aube.

Libération, tribune, collectif d’écrivains, réalisateurs, philosophes, psychiatres et économistes, 15 mars 2022

Pas de campagne, pas de mandat

Ces derniers jours, nombreux sont ceux qui s’insurgent contre une confiscation de la campagne présidentielle par le drame ukrainien. Les préoccupations nationales du pouvoir d’achat, de la sécurité, du système de santé et d’éducation paraissent des soucis dérisoires quand un peuple, aux portes de l’Europe, est menacé de disparition. Cette soudaine émotion collective, aussi généreuse soit-elle, peine à dissimuler l’indifférence et l’indignation sélective devant les guerres successives qui ont dévasté la Syrie, l’Irak et le Yémen. Quant à la formule « pas de campagne, pas de mandat », elle ne convainc guère qu’il y avait effectivement quelque chose à attendre des élections.

Alors que nous entrons dans une vie toujours plus diminuée, il nous faut élire un gouvernant. Et à ceux avec qui je m’entretiens, généralement dépourvus de convictions pour l’un ou l’autre candidat, manifestent de façon triomphante leur attachement à exercer ce qu’ils tiennent pour une « responsabilité de citoyen ». D’un ton généralement moralisateur, ils ressassent les mêmes propos élections après élections : choisir le candidat le moins pire. Peu importe si celui-ci ne commencera pas quelque chose de nouveau, l’important est d’exercer son devoir de citoyen et de faire barrage à l’extrême droite. Ces conversations ont épuisé ma patience et mon intérêt. Ce que les uns et les autres se racontent, leurs pronostics quant à l’issue des élections, leur préparation d’un avenir neuf dans les élections qui suivront celles de 2022, les motifs sur lesquels ils règlent leur choix électoral n’ont pas de sens. E. Macron l’emportera et la gauche mélenchoniste, faute d’ambitions, se satisfera d’avoir manqué de peu le second tour.

Dans ce geste d’éviter le pire, on se trouve toujours déjà battu. On s’arrange mieux avec les angoisses qu’avec les solides convictions. Être convaincu, c’est être un idiot en liberté dans un monde verrouillé. J’aurais aimé m’engager avec feu dans cette campagne présidentielles si quelques promesses d’un monde neuf étaient énoncées.

« Est-ce que l’un ou l’autre candidat étonne le monde ? »

(Silence).

Accélérer, résister

Aucun de ces discours n’esquisse un quelconque monde qui ne se comparerait pas à notre présent. Se pose une alternative guère satisfaisante. Les premiers proposent d’accélérer la perpétuation de l’identique, d’engager le pays dans les flux et de régler nos choix collectifs selon les nécessités économiques qui sont les fins ultimes de nos sociétés. Les seconds proposent de ralentir ou de résister à ces transformations (Barbara Stiegler, Il faut s’adapter, Gallimard, 2019). C’est peut-être à cet endroit que résident les infinitésimales différences entre les parties de droite et de gauche. Les résistants à ces flux sont moqués. Ils sont déclarés comme des « ennemis du progrès inéluctable », des Amish en retard culturel et vivant dans la nostalgie d’un autre temps. Contester l’élan du progrès, la destination de nos sociétés semble suffire à faire l’expérience de la disqualification comme si étaient fous ceux qui cherchaient à créer des espaces d’hésitation et qui s’efforçaient de ralentir la construction d’un monde dont on s’assure sans doute trop rapidement qu’il concrétise l’intérêt commun (En septembre 2020, le Président Emmanuel Macron défendit la 5G contre le modèle Amish). Aux côtés de ces puissances qui demeurent inaudibles et inoffensives, les forces réactives d’extrême droite rivalisent dans leurs haines, leurs peurs et leurs agressivités. Leurs insultes à l’endroit du monde seraient d’innocentes diversions si elles étaient sans effets. Ces forces réactives, qu’elles soient complotistes ou fascisantes, installent le monde dans son obscurité. Elles ne se contentent pas de quelques mots et de gestes. Elles font présence, accaparent l’attention et entretiennent une relation active avec le monde. Le relatif succès d’Éric Zemmour en est le témoignage nauséeux concret. Le fait même que leurs mots choquent, sidèrent ou stimulent la colère de quelques-uns a quelque chose de satisfaisant : il existe des êtres encore concernés par le monde. C’est le point de départ d’une vie politique : être quotidiennement concerné par le monde et assumer de prendre position face aux problèmes de notre temps.

Jamais les lamentations et les déplorations, aussi lucides soient-elles, ne produiront de quelconques effets. Quand certains prônent une politique de l’effacement, de la disparition et de la désertion, qui « attende que ça se passe », d’autres s’activent, percent et creusent l’ordre social.

Je n’attends rien des élections mais j’attends tout de notre capacité collective à nous soulever, à transformer nos accablements en une révolte. Et ces forces, prêtes à éclater, se sont déjà manifestées en France et partout dans le monde. Le dernier quinquennat a été témoin d’une incroyable vitalité politique. Des mouvements sociaux d’ampleur ont agité bon nombre de contextes nationaux (France, Ukraine, Biélorussie, Algérie, Chili, Hong-Kong, Colombie, États-Unis, Liban, etc.). Ces mouvements revêtent des formes déconcertantes aux yeux des pouvoirs qui peinent à les lire, à les anticiper, à les saisir et à leur répondre. L’absence de porte-parole attitrés, le refus de se plier aux formes traditionnelles de la manifestation avec ses trajets autorisés et balisés, l’effusion momentanée qui s’y exprime, le rapport énergique et nerveux vis-à-vis des forces de l’ordre sont quelques-unes de leurs singularités dans l’histoire récente. Ces mobilisations ont incontestablement altéré nos ressources de savoir. Mais celui-ci n’est pas seulement troublé parce qu’il lui est difficile de lire les agitations de notre époque. Il est aussi interpellé car ces mouvements commandent de penser autrement (Hachette, Pauline et Huët, Romain, « Soulèvements sociaux. Destructions et expériences sensibles de la violence », Socio, n°16, 2022).

Polanski, Nanterre, 2020 © Christine Marcandier

Ces mouvements indiquent une attente de densité existentielle et politique. Ils dénoncent la démocratie et ses politiques de compositions auxquelles plus grand monde ne croit. Ils refusent cette confiscation de la démocratie par les experts ou par les groupes de pression. Ils s’opposent à ce que les seules exigences économiques nous assignent une place dérisoire dans le monde. Les Gilets Jaunes le clamaient avec force. Dans les rues, on les entendait entre autres chanter « Travaille, consomme et ferme ta gueule ! ». Ils se soulèvent contre les atteintes à la dignité, se réveillent face aux injustices auxquelles on s’est longtemps accommodées. Ces mouvements inquiètent les pouvoirs publics car ils suscitent une révolte impatiente, charnelle et viscérale. C’est Adèle Haenel qui « se lève et se barre » lors de la cérémonie des Césars qui célébra Roman Polanski comme meilleur réalisateur (Virginie Despentes, « On se lève et on se barre », Libération, 1er mars 2020). C’est le mouvement MeToo qui fit changer la peur de camps. Ce sont les soulèvements de la terre, les 22 mois de grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles et tant d’autres rebellions ouvertes, obstinées et sures de leurs droits.

Adèle Haenel (capture d’écran Canal plus)

Ces étincelles, ces percées dans le présent font histoire et inaugurent autant de ruptures qui laissent à penser que nous sommes au seuil d’un basculement (Jérôme Baschet, Basculements, La Découverte, 2021). Ce sont aussi ces millions de voix silencieuses, tantôt épuisées, tantôt désabusées, qui s’insurgent silencieusement, qui se refusent à la révolte ouverte mais désavouent quotidiennement l’ordre social. Ces voix éteintes n’en demeurent pas moins prêtes à exploser et à extérioriser cette fureur contenue depuis si longtemps. Le mouvement des Gilets Jaunes a été exemplaire tant il a montré qu’une grande partie d’entre eux participaient à leurs premiers mouvements. La Covid a sans doute fatigué ses puissances, abîmé nos vies ordinaires et nos espoirs. Mais elle n’a pas tué cette quête du vivre, du vaste, de ces vies qui voisinent et s’ouvrent ensemble pour faire monde autrement. Aux temps des catastrophes, nous ne faisons pas l’expérience de la désolation mais plutôt de l’impuissance. Ces impuissances généralisées éprouvées jusque dans les activités ordinaires de la vie quotidienne ont un devenir. Elles pourraient se transformer en des puissances retrouvées.

Il n’est pas à exclure que ces puissances retrouvées prennent des formes crispées voire régressives. Le combat politique se situe ici : œuvrer pour que ces puissances retrouvées ne consistent pas seulement en une rébellion contre l’autorité. Elles ne seront désirables que si elles sont des pratiques affirmatives, des façons d’inventer la vie et des actes qui rendent concrètement libre c’est-à-dire qui nous rendent indisponibles à toute forme de servitude et qui trouvent des ancrages à l’intérieur d’un monde chaotique (Maggie Nelson, De la liberté, Éditions du Sous-Sol, 2022). Une puissance retrouvée, c’est éprouver ce sentiment rare de « se sentir libre » non en suivant des séances de développement personnel régressives ou des cours d’initiation au Yoga pour nous aider à nous accommoder aux désastres du monde, mais dans des façons de faire qui sont tout autant productives que transformatrices. Gilles Deleuze l’affirmait si bien. La libération ne réside pas dans l’expiation de nos détresses par la parole, mais dans le fait de réformer notre existence, de « faire autrement », dans « une autre direction », dans un « engagement quotidien qui étend la vie ». La démocratie et les pratiques de liberté ne résident pas dans une élection présidentielle. Elle est un mode de vie, une communication sociale et concrète : le rassemblement des vivants qui confrontent leurs perspectives sur le monde, qui savent nommer et situer les positions conflictuelles et qui prennent part par eux-mêmes aux décisions qui les concernent sans attendre l’autorisation d’une quelconque institution. Cette « conversation générale avec toutes les espèces » à laquelle Donna Haraway (Quand les espèces se rencontrent, Les empêcheurs de penser en rond, 2021) appelle est une voix pour s’ouvrir à d’autres façons de voir, de sentir et de pratiquer le monde. Cette politique du regard inquiète. Elle est rigoureusement absente de ces sinistres débats de l’élection présidentielle. Sans doute, parce que cette politique du regard réciproque convoque la densité du monde.

Roman Huët

Dernier ouvrage paru : De si violentes fatigues : les devenirs politiques de l’épuisement quotidien, PUF, 2021.