Le Fleuve qui voulait écrire : géo-graphie de Loire et « soulèvement légal terrestre »

« Les entités vivantes supérieures n’étaient même plus des organismes : c’étaient des coalitions, des associations, des parlements » cette phrase extraite du dernier roman de Richard Powers, Sidérations, pourrait être un commentaire du Fleuve qui voulait écrire, collectif qui vient de paraître. Le livre rassemble les auditions du parlement de Loire dont Camille de Toledo assure la « mise en récit ». Questionnement de nos liens au vivant et de la personnalité juridique des non humains, Le Fleuve qui voulait écrire est une nouvelle syntaxe des lieux et des êtres, la grammaire d’entrelacements qui modifient nos regards et nos représentations.

Ce fleuve au centre des regards et des voix, cœur radiant d’un débat, c’est la Loire. Le long serpent d’eau est l’abscisse et l’ordonnée de la géographie hexagonale, mais pourrait-on imaginer qu’il devienne une personnalité juridique comme certains de ses frères néo-zélandais, canadiens, indiens ou équatoriens ? « Faut-il appliquer à la Loire le « modèle Whanganui », le « modèle Atrato » ? ». Cette question porte les débats du Parlement de la Loire et désaxe nos représentations et imaginaires d’un lieu. Si un fleuve peut porter une bascule de nos lois, de nos pensées, de nos imaginaires, que devient notre présence au monde, en quoi l’habitons-nous et en quoi nous hante-t-il autrement ?

Fondant ce que Camille de Toledo nomme un « tournant écopolitique », ce livre se veut processus, « théâtre des questions », refus des idées reçues et imaginaires entravés par un grand récit que nous ne questionnons plus — celui d’une nature réifiée, de matières premières (inanimées ou vivantes, des arbres aux animaux en passant par les fleuves) que nous chosifions, selon un point de vue productiviste, extractiviste, faisant de l’homme un maître et possesseur sans contrepoids, à ses risques et périls tant cet ethos de prédation, expropriation, exclusion, extraction finit par l’inclure dans un mouvement d’effondrement et extinction dont les dérèglements climatiques (incendies, inondations, sécheresses et canicules) ne sont qu’une première manifestation. Le livre est ce contrepoint, remettant en mouvement des questionnements, conflits et débats qui dérangent ces pseudo vérités intangibles et proposent de changer de regard et de tout remettre en jeu. Que dirait la Loire si on l’écoutait enfin, comment traduire ce langage des non humains tout de connexions et interactions sensibles, sans verbalisation et pourtant d’une richesse infinie ?

© Photo Apolline Fluck – Manuella éditions / éditions Les Liens qui libèrent

est la « mise en récit » que propose Camille de Toledo dans un recueil polyphonique, un entrelacement de voix et de questionnements croisés, sans hiérarchie, sans verticalité, réalisant concrètement ce que le questionnement juridique propose en théorie. est ce livre : dans un récit contextualisé — rien d’utopique ici, l’utopie serait une « négation du lieu », il s’agit au contraire d’être topique pour que quelque chose se produise, ait lieu —, vecteur d’un rhizome de voix horizontales, toutes questionnées et déployées par les débats, sans parole ou signature qui porterait plus qu’une autre. Sur le même plan, les membres d’une commission par ordre alphabétique des prénoms, avec Camille de Toledo comme « auteur associé » puis les « auditionnés », cette fois dans la chronologie de journées, de Bruno Latour, Frédérique Aït-Touati, Virginie Serna, Bruno Marmiroli (Jour I) à Sacha Bourgeois-Gironde et Marie-Angèle Hermitte (jour V). Le livre est la matérialisation d’un rapport au monde, aux autres et au vivant, il exemplifie des confluences entre les discours (texte, photographie, graphisme), des croisements entre les êtres, un rapport actif au lecteur qui n’est jamais hors du livre. Là est la forme même pour dire un contexte désarmant, chaotique, supposant de dépasser nos certitudes biberonnées au récit dominant en engageant d’autres manières d’énoncer, d’écrire — sortir des publications spécialisées, parler sur le terrain, en bord de Loire, sur la scène de la Maison de la poésie, en variant lieux et points de vue.

Ce livre fait date comme on inscrit une bascule, il est en ce sens compagnon des livres de Bruno Latour ou d’Anna Tsing, des Voyages en sols incertains de Matthieu Duperrex, du Valet noir de Jean-Christophe Cavallin, du trouble porté par Donna Haraway, etc. — et chacun.e ajoutera ici le texte qui a porté sa propre révolution kantienne, a déplacé son regard, lui a donné le monde à entendre autrement, lui a appris à se situer ailleurs pour mieux se re-centrer sur des questionnements vitaux. C’est en ce sens que ce livre est un manifeste : non parce qu’il professerait ou exigerait quoi que ce soit, — rien n’est plus étranger à sa démarche. Mais parce qu’il fait apparaître une autre évidence, décolonisant nos manières de penser et rêver, tissant les paroles, faisant entrer les altérités dans nos subjectivités, instituant des pluriels, des diversités dans des communs, travaillant les disjonctions non comme des apories ou des culs de sac de la pensée mais des enrichissements de l’une par l’autre. Philippe Descola l’écrivait en préface de Comment pensent les forêts d’Eduardo Kohn (Z/S, 2017), autre phare de nos temps incertains : certains livres savent « bouleverser en profondeur la façon dont nous envisageons les rapports entre humains et non-humains en ébranlant, grâce à une théorie des signes audacieuse, l’ancienne opposition au sein du vivant entre les êtres de langage et les autres ». C’est là le propos du Fleuve qui voulait écrire, dès son titre, donner à entendre ce que nous n’écoutons plus, traduire ce que se disent et nous disent ces personnalités agentives que nous réduisons, au mieux à des cadres et des éléments de décor, au pire à des instruments de notre exploitation intensive. Dans ce livre, tout s’articule et s’enrichit, les textes et les images, la géographie, les disciplines scientifiques, « réel et fictionnel », récit et discours, verbal et non verbal, humain et non humain, écopoétique et écopolitique.

Contre les images sclérosées et les réponses induites, demandons-nous Où suis-je ? comme le fait Bruno Latour en 2021, dans une maison d’édition au titre programmatique, « Les empêcheurs de tourner en rond ». En écho celle qui, avec Manuella éditions, publie Le Fleuve qui voulait écrire : Les liens qui libèrent. C’est là le projet de l’écopolitique, une « théorie-pratique de la décolonisation permanente de la pensée », comme l’écrivait Eduardo Viveiros de Castro dans ses Métaphysiques cannibales (PUF, 2009, dans une traduction d’Oiara Bonilla, qui assure ici l’appareil critique anthropologique du Fleuve). Demandons-nous Où suis-je ?, donc. Interrogeons l’être par le lieu, situons-nous sur les rives de la Loire comme dans le fleuve, reconnaissons-lui une personnalité et traduisons sa parole avec Camille de Toledo qui a animé le Parlement de la Loire, avant de mettre en récit cette langue encore inaudible pour beaucoup et d’introduire le livre « au nom de la Commission ».

Retrouvez ici le grand entretien que Camille de Toledo a accordé à Diacritik

Le Fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire
. Mise en récit Camille de Toledo avec les voix de Frédérique Aït-Touati, Bruno Latour, Virginie Serna, Bruno Marmiroli, Jacques Leroy, Jean-Pierre Marguénaud, Catherine Larrère, Catherine Boisneau, Valérie Cabanes, Matthieu Duperrex, Gabrielle Bouleau, Sacha Bourgeois-Gironde, Marie-Angèle Hermitte, co-édition Les Liens qui libèrent, Manuella Éditions, septembre 2021, 384 p., 23 €

Rencontre, le samedi 16 octobre à la Maison de la poésie (Paris)