Dans un grand entretien, et au nom du Parlement de Loire, Camille de Toledo a accepté de répondre aux questions de Diacritik pour nous présenter cette autre Vie nouvelle, à l’échelle des écosystèmes, qu’est Le Fleuve qui voulait écrire. À l’origine du collectif, il a animé les auditions du parlement avant de mettre en récit les voix plurielles déployant une interrogation essentielle portée par Loire : « Et si les entités naturelles, rivières, montagnes, forêts, océans, glaciers et sols… étaient, à force d’exploitation, de prédation, en voie d’inventer leur grammaire, exigeant leur représentation ? »
Il va être extrêmement complexe de rendre la richesse du Fleuve qui voulait écrire en quelques questions. Mais peut-être peut-on commencer par revenir sur l’origine de ce livre : il est « le dépôt » (au sens géologique du terme d’abord) de deux années de travail, de notes et enregistrements, des auditions et débats, puis le rassemblement et la « mise en récit » de ces auditions, une mise en récit qui est mise en commun et partage, à la fois rassemblement et déploiement. Peux-tu nous raconter la genèse de ce projet qui est aussi une expérience ?
… il y a un désir, le long de Loire, de penser un parlement de la rivière, porté par Maud Le Floch et le pôle art et urbanisme. J’avais, de mon côté, cette pratique – je l’ai encore – autour de ce que je nomme les « institutions potentielles » : un art de la transformation, des métamorphoses, un art processuel pour modifier les imaginaires du droit. Et après une rencontre à Delphes, puis une représentation d’un de mes textes, Les témoins du futur où il est question de la personnalisation légale des entités naturelles, le POLAU m’a demandé de coordonner, chorégraphier, accompagner cet élan ligérien pour le fleuve. J’ai proposé que l’on s’inspire des mouvements constituants ; ou plus simplement, des processus d’audition parlementaire, pour réfléchir collectivement à l’écriture d’une loi à venir. Il y a bien sûr en toile de fond la mémoire des contributions d’écrivain – Victor Hugo, Lamartine – aux changements constitutionnels comme en 1848 ; cette idée, cruciale à mes yeux, à la croisée de la littérature et du droit, que les ordres dans lesquels nous vivons sont des écritures qu’il nous appartient de modifier. Pour le livre, j’ai donc eu un rôle de codificateur. On retrouve cette forme – la codification – qui était déjà présente dans Vies pøtentielles. C’est une inspiration que je tiens de l’histoire de la loi juive : Maïmonide, Joseph Caro… on part d’un système de croyance, d’un certain nom de traditions ; et pour que la loi évolue, il importe de relancer l’interprétation, de croiser des jurisprudences, des décisions législatives. Ici, il s’agit bien sûr de reprendre la réflexion sur la loi, afin que celle-ci reconnaisse une puissance d’agir des entités naturelles, afin de sortir les éléments de la nature du grand silence auquel ils ont été condamnés. Il s’agit donc d’une écriture comprise comme un montage, une codification, mais aussi, un acte de création.
Dans ce livre, les lecteurs trouveront le rassemblement, assez impressionnant, de personnalités dont la voix porte, d’un collectif nombreux, avec les auditionnés, celles et ceux qui ont participé aux travaux de la commission, au livre, aux photographies et images, etc. Citons Bruno Latour, Frédérique Aït-Touati, Matthieu Duperrex, Marie-Angèle Hermitte, etc. pour donner une vue très partielle. Un tel collectif a-t-il été difficile à mettre en place ou est-ce que le projet et sa visée ont subsumé les difficultés inhérentes à ce type d’entreprise assez colossale ?
Dans la matière orale collectée au fil des auditions du parlement de Loire – ce que je nomme aussi les rushs textuels – on a une très grande hétérogénéité des langages. Le philosophe ne parle pas de la même façon que le politiste qui est lui-même très éloigné de la biologiste ; les juristes vont à leur tour avoir une syntaxe, un champ de références profondément différent des anthropologues ; qui à leur tour vont répondre de façon très différente de l’écopoétique. Cependant, dès avant ce travail, je me disais en lisant les uns et les autres : il faudrait arriver à dire à quel point, depuis l’émergence de l’éthique écologique, l’ensemble des sciences converge pour demander un changement des lois. C’est là le cœur du projet. Et donc, pour mettre les différents langages en relation, il y a eu cet énorme travail d’édition, en accord avec les personnes qui ont été auditionnées, pour créer de l’intertextualité, des relations, entre les voix qui appellent à une bascule de nos institutions. C’est ainsi que j’ai saisi cette matière orale pour la faire entrer dans un récit, dans une dramaturgie : celle d’un changement constitutionnel… À cet égard, l’appareil critique dans le livre joue un rôle cardinal. Je tenais à ce qu’il porte les voix des auditionnés, tout en appelant différentes perspectives : le droit de l’environnement le plus à jour, l’écopoétique, l’anthropologie, l’éco-journalisme. Et là, je veux remercier de tout mon cœur celles et ceux qui ont donné de leur temps, pour avoir cette multiplicité des points de vue…

Le livre s’organise en « Jours », de I à V, chacun rapportant des paroles qui s’entrecroisent, débattent, échangent, selon des thèmes et perspectives différentes (mais complémentaires). Ces journées sont « un théâtre des métamorphoses », écris-tu dans la préface, mais est-ce aussi une forme de refondation d’un récit de genèse, sans le repos du septième jour et avec l’ensemble du livre formant un autre jour VI — le jour VI est, rappelons-le, celui où sont créées les différentes espèces et où l’homme est supposé « dominer sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre ». C’est ce verbe, dominer, qu’il faut renverser dans un livre qui se présente en quelque sorte comme une nouvelle genèse ?
… c’est une promesse qui n’a fait que s’affermir en moi, depuis l’enfance, mais aussi depuis la vie blessée qui est la mienne ; je lutte contre l’idée de fin, de finitude. Je l’ai fait avec mon premier livre quand je disais l’inadmissible du refrain conservateur de la fin de l’histoire. Plus tard, j’ai continué avec l’opéra, la chute de Fukuyama, où l’on voit tomber l’idole, Francis Fukuyama, alors que les tours du World Trade Center, à New York, s’effondrent. Dans Le livre de la faim et de la soif, en 2017, c’était aussi une façon de conjurer la « mort du livre », « la fin de la littérature ». Et dans Vies pøtentielles, déjà, le chant qui rythmait le livre et ses ramifictions portait le titre : « genè§se ». Encore et encore, dans Les potentiels du temps, avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, nous partagions cette vue d’une attention, d’un curating des commencements. Notre époque est hantée par des idées de finitude, et à rebours, j’essaie de me mettre à l’écoute de ce qui veut naître. Or ce nouveau droit de la Terre, cette subjectivation des entités naturelles sont l’un des signes de ce qui s’élance : une puissance du naître. Et c’est en ce sens que Le Fleuve… s’inscrit dans le sillon précis de mes autres livres.
Jour I, Jour II, Jour III… le chapitrage suit en effet cette scansion ; mais je l’ai choisi d’abord car il permet de respecter la matière collectée, de présenter ce récit dans un mouvement vers ; et notamment, vers une loi à venir. Mais c’est vrai qu’il y a ce double sens : celui des assemblées instituantes qui, au moment où elles surgissent, se pensent comme porteuses de temps nouveaux. Et il y a, toujours, chez moi, le sous-texte sacré, celui à la lumière duquel on comprend nos actions comme des jeux d’interprétations à partir de textes plus anciens. Dans la critique biblique mentionnée, qui pointe ce fameux sixième jour et la scène de domination humaine, on oublie souvent un autre terme qui est là depuis la Création dans le récit de la genèse. Shamor, shamar (shin, mèm, rèsh). C’est une racine qui charrie l’idée de « garde », de « veille ». Et justement, dans le livre, le « mandat terrestre » que nous cherchons passe souvent par la notion de « gardien », de « veilleur ».
La parole est au centre de ce livre : des textes prononcés, des débats, une interrogation sur la manière dont on peut rendre sa voix aux non humains puisque la science a (dé)montré qu’ils ont un langage, fait d’échanges, interactions, etc. Il fallait que le livre final rende justice à cette polyphonie ?
Je le présente ainsi : Le fleuve qui voulait écrire est un livre-parlement, ou un livre-assemblée. Il l’est au double sens du verbe « assembler ». Nous nous sommes assemblés pour réfléchir à une nouvelle organisation du monde : un monde où les éléments de la nature accèderaient au statut de sujets. Et puis, j’ai assemblé ces diverses voix, afin qu’elles convergent, qu’elles s’écoutent et s’entrelacent. Je le dis ici en passant, mais je suis frappé par la violence des divisions, des fragmentations de l’espace public, particulièrement en France. On assiste à une bataille incessante entre des sujets souffrants. Et l’une de mes questions, avec ce livre, va être : comment converger à nouveau, à partir des blessures et des voix absentes, pour aller à plusieurs vers une autre loi, une loi à venir ? Comment sortir de la fragmentation, de l’irréconciliable, du clash, de la haine parfois, sans gommer les points de vue, et les points de vie, sans limer les différences ? Dans cette question, tu fais aussi référence à ce que nous savons désormais, depuis les diverses sciences de la nature, du vivant, depuis la botanique ou encore l’éthologie. Je le résumerai ainsi : il y a langage. C’est ce que nous dit la biosémiotique qui réinscrit Anthropos dans un tissu plus vaste et plus puissant de signes. Et comme j’ai pu le dire, je viens à cette question des droits de la nature, de la personnalisation, notamment par la question de la traduction, du langage. On peut justifier le soulèvement légal de la Terre qui est en cours soit en disant que la crise terrestre en est la cause. Mais on peut aussi le concevoir autrement : si la scène du langage change – et elle a changé au cours des cent dernières années – alors, il faut aussi que la scène de la politique et des institutions change…
Ce livre est parole, nous venons de l’évoquer, mais aussi et surtout écoute. Tu insistes sur ce que sont des auditions (hearings en anglais), tu cites Victor Hugo en exergue du livre (« C’est une triste chose de songer que la nature parle et que le genre humain n’écoute pas »). Il s’agit bien sûr aussi de s’écouter d’une discipline à l’autre. Nos savoirs sont souvent hermétiques les uns aux autres et nos modes de vie réduisent justement une grande partie du vivant au silence, violemment (prédation, extraction, appropriation). Ce livre a pour désir de nous faire renouer avec l’écoute ?
Oui, je suis heureux d’avoir tenu cette exigence de l’écoute, dans un temps furieux d’opinion, où l’on semble ne plus pouvoir stopper la machine emballée de l’avis et de son commentaire. Pendant les auditions, c’est la règle que l’on s’est fixé. L’écoute, le hearing, l’audition. Je pense toujours avec l’invisible ; et bien souvent car le visible, on le sait du panoptique de Foucault, est un sens qui est marqué par l’histoire du pouvoir ; ou si on lit René Girard, on dira aussi que c’est le sens jaloux et mimétique. C’est par les yeux que nous nous haïssons – et parfois, heureusement, que nous nous aimons. L’écoute, c’est autre chose… c’est le sens de l’immersion, il est plus matriciel, plus relié. Il ne nous tyrannise pas. Il y a dans l’écoute une marque de respect pour la parole, pour la phrase de l’autre. J’ai beaucoup cultivé cet art de l’écoute en vivant dans une langue qui n’est pas la mienne. Tu sais que Madame de Staël disait qu’on s’emmerdait dans les salons allemands, parce qu’il faut attendre la fin de la phrase, et le verbe, pour comprendre son interlocuteur. Je crois que j’ai cherché à reposer cette écoute là, dans un espace français, où l’art d’interrompre est devenu une guerre. Les droits de la nature sont émergents. De même, les outils de la personnification juridique sont encore mal connus. Tous les thèmes qui sont discutés pendant les auditions défient nos plis, nos habitudes de pensée. Si bien que l’écoute – l’audition – me semblait être la meilleure manière d’avancer, pour rentrer en intelligence, pour différer la réaction, suspendre le jugement et ainsi, accueillir…

Au centre du livre : La Loire, un fleuve qui est un symbole. La Loire est tout sauf un lieu indifférent, elle est coupe (« césure française », écris-tu) et elle relie, elle irrigue, met en mouvement, nourrit ses rives et bassins. Pourquoi ce fleuve plutôt qu’un autre ?
… je dis ici ce qui est arrivé. C’est le fleuve qui m’a choisi… Et comme je crois beaucoup à ce qui survient, ce qui fait signe, je dirais que c’est le fleuve qui porte dans son nom même un appel à la loi, à la loi à venir. Tous les Ligériens connaissent notamment ce nul n’est censé ignorer la Loire, qui a d’ailleurs été écrit à plusieurs reprises au fil du travail sur de grandes pièces de tissu. Entre loi, Loire et cet effort pour refaire loi, une loi où les entités naturelles auraient droit de cité, il y a comme un vortex de sens, un fil que nous avons pu tirer.
La Loire est au centre d’un dialogue multiple qui est aussi le dialogue d’un fleuve avec d’autres lieux qui ne sont plus considérés comme un environnement indifférent dont nous humains disposerions à notre guise (donc une ressource, un espace réifié) mais qui sont ici des lieux (et un ensemble de non humains) dotés d’une personnalité juridique, reconnus comme des sujets, avec des droits qui les protègent. L’idée pourrait d’abord sembler étrange : un arbre, un fleuve auraient des droits ? Elle devient l’évidence même quand on lit Le Fleuve qui voulait écrire, et elle surgit partout dans le monde, en Nouvelle-Zélande, en Inde, Équateur, Canada… Le souhait de la commission est donc que La Loire accède à ce statut ? En quoi cela permettrait-il de développer un rapport autre au lieu et plus largement au vivant ?
… nous sommes les héritiers, qu’on le veuille ou non, d’une découpe moderne. Je m’explique. Dans son article fondateur, Christopher Stone ne dit pas autre chose. Il pense l’accès des éléments de la nature au statut de sujets en termes modernes. Qu’est-ce que ça signifie ? Les révolutions du passé ont profondément inscrit une idée dans nos corps : c’est que l’entrée dans le champ de la visibilité politique et légale passe par la reconnaissance du statut de sujet. Stone, qui est l’un des pionniers de la personnalisation légale des éléments naturels, repart d’ailleurs de l’histoire de l’esclavage, des femmes, des Indiens ; il mentionne ces histoires en passant, pour dire : regardez ce qui a été fait pour les esclaves, pour qu’ils ne soient plus traités comme des « goods »… Le droit moderne s’organise autour de ce que l’on nomme la summa divisio, cette ligne qui tranche entre les sujets et les objets. Et de façon sommaire, on peut dire que tant qu’une entité est du côté des choses, les sujets peuvent en faire ce qu’ils veulent. À cet égard, l’inertie des habitudes patriarcales et la persistance des féminicides en dit long. Tant qu’il n’y a pas un sujet de droit reconnu par la loi, qui peut dire « non » et obtenir la défense de ce « non » devant les tribunaux, il risque de connaître le sort des choses, des objets. Il faut accéder au statut de sujet et avoir les moyens de se défendre pour exister politiquement et socialement. Dans le raisonnement de Stone, la filiation avec cette conception moderne du sujet est donc très claire. Tant que les éléments de la nature – et les êtres vivants autres qu’humains – seront traités comme objets de droit, ils seront sous la menace des sujets humains, ils ne seront pas respectés. Il importe de les rehausser à la dignité de sujet pour répondre aux enjeux de l’anthropocène, afin que leurs puissances d’agir, leurs langues, leurs voix soient reconnues. C’est donc ce qui est en train d’avoir lieu, partout dans le monde. Et c’est dans ce sillon que, en partant de Loire, nous avons œuvré, afin de défendre cette bascule légale.
Tout dialogue, donc, et tout est langage. Nous vivons dans un monde qui a sa syntaxe, celle du récit dominant (capitaliste, extractiviste, fondé sur l’appropriation, la prédation), gouverné par des lois qui sont aussi du texte. Ici, il s’agit non pas seulement de dénoncer cet état de fait mais bien de traduire une autre manière de s’exprimer, celle de ces actants que l’on n’écoutait pas, qui s’expriment autrement. Cette notion de traduction, considères-tu que c’est l’un des centres de réflexion de ce livre ? Que voudrait écrire le fleuve, en quelle langue parle-t-il, comment le traduire pour l’entendre ?
… depuis 2008 et l’écriture de Le Hêtre et le Bouleau, je m’inscris dans une pensée où la « traduction » est la langue politique par excellence d’un temps mondial, de sociétés brassées, mêlées par l’exil et l’histoire et la violence des rapports économiques. La « traduction-comme-langue » dessine un lieu, un espace politique étendu, où il n’y a plus, théoriquement, de propre et d’étranger, puisque chacun est l’étranger de l’autre, et la vie commune dépend de l’effort – ou non – que l’on fait pour se lire, s’écouter, s’entendre, dans un code-switch permanent.
Et c’est à partir de 2009, et mes lectures des travaux de Bruno Latour que j’ai compris cette nouvelle extension à l’œuvre à partir de la traduction comme langue. Les scientifiques, les éthologues, les botanistes, les biologistes, accomplissent tous des opérations de traduction depuis d’autres formes de vie. Ainsi, l’espace social qui se pense à partir de la traduction comme langue inclut les éléments de la nature. C’est ça que nous voyons s’accomplir, dans la douleur, quand les scientifiques sont appelés à la discussion politique pour négocier avec un virus. Nous vivons d’ores et déjà dans cet espace traductif. Et ce qui m’intéresse profondément avec les outils du droit, de la loi à venir qui donne une incarnation légale, un lieu d’énonciation, une possibilité narrative aux entités de la nature, c’est que ça va activer cette pensée de la traduction comme langue. Quand on pense au devenir sujet de Loire, on est d’emblée dans une question de traduction. Or, ici, il y a ce qui a déjà été formulé, depuis les questions de traduction littéraire : cette éthique de la traduction, cette poéthique du traduire, qui nous enseigne combien nous devons faire attention à la langue de l’autre, des autres ; combien nous risquons de la trahir en la traduisant. Cette éthique va être là aussi pour nous aider à mieux écouter les voix de la Terre.
Dialogue des humains, dialogue avec les non humains, dialogue des lieux entre eux, dialogue des disciplines, dialogue du livre avec ses lecteurs : ce dialogue en réseaux, plurivoque, est à l’image de ce qu’est en fait notre planète, un écosystème dans lequel tout s’enchevêtre. Est-ce que le comprendre pourrait être le début d’une réponse à l’effondrement du vivant ?
… disons-le encore ici simplement : les peuples humains qui ont été des « gardiens » de la Terre, les peuples que l’on dit aussi « sentinelles », qui ont su organiser une société avec les éléments de la nature sans les détruire ont tous des ontologies – au sens où Descola emploie ce terme – qui voient dans les entités naturelles une puissance d’agir, des âmes, des sujets. L’ensemble des sociétés qui au contraire ont suivi cette voie de l’objectivation, de la réification, de la matérialisation – une vue de la nature comme « stock », comme pure « ressource » – a contribué à cet effondrement du vivant. Le cœur de cette bascule du droit – la subjectivation des entités naturelles – vise donc à réanimer ce qui a été désanimé sous le statut d’objet. On peut espérer ainsi agir pour qu’il y ait un « non », un sujet, des sujets capables de s’opposer aux calculs humains, depuis d’autres perspectives, d’autres valeurs : pour défendre le temps long de la vie, des générations et de l’habitabilité terrestre.
Il me semble qu’il y a dans Le Fleuve qui voulait écrire la volonté de sortir la parole des spécialistes de revues plus confidentielles pour mieux les donner à entendre. On peut penser que l’isolement de la parole scientifique dans des publications spécialisées, destinées à des publics restreints, explique en partie l’échec à se faire entendre. Ici la parole se libère, elle est sans hiérarchie, on en a parlé. Mais cette volonté d’une diffusion large relève d’une littérature hors du livre : ce livre a pour matériau des auditions publiques, il donne lieu à des auditions performées, se déploie dans un site Internet, pensons aussi à une rencontre à venir à la Maison de la poésie. Cette dimension est fondamentale pour toi en tant qu’écrivain, chacun de tes livres est l’objet de ces déploiements, elle était particulièrement cruciale ici ?
… je vois notre action, depuis l’art, depuis l’écriture, depuis la poétique, comme un travail à l’image de celui des abeilles : une activité de pollinisation. Nous cherchons à accomplir des opérations de traduction, pour rendre des dimensions théoriques, intellectuelles, plus affectives ; pour créer des vibrations autres que celles de la vie ordinaire. Déjà, au temps où je suivais le mouvement contre la mondialisation, de l’insurrection zapatiste à Gênes, ma question était celle-ci : comment traduire cette soif existentielle, politique, esthétique, légale, politique, pour un monde plus juste ? Et bien sûr, il y a cette quête pour que des écritures nouvelles ne restent pas dans l’enclos des livres, pour qu’elles deviennent la vie même…
On te connaît comme romancier, comme écrivain qui a, bien sûr, travaillé la frontière si riche et si labile entre le récit et de la non fiction, qui a œuvré à démontrer combien elle n’est pas étanche. Ici tu es présenté, dès la couverture comme celui qui a « mis en récit » ce livre. Je voudrais que tu précises ce que tu entends par ce verbe, mettre en récit, ici sous forme active (une mise en récit comme une mise en œuvre). Bien sûr on y lit la volonté de ne pas user des verbes « diriger » ou même « orchestrer », on y entend la nécessité d’écrire autrement, de raconter autrement le grand récit qui nous limite. Mais peux-tu préciser ce qui t’as fait opter pour cette formulation ?
… c’est ma place, je suis celui qui met en récit, qui travaille sur les narrations, sur l’écriture. Je n’ai pas d’autres places. À Bruxelles, j’enseigne les « arts narratifs ». Quand je pense à ce que je fais, de livre en livre, entre les projets artistiques, je ne trouve pas de meilleure manière de l’exprimer. Il y a des metteurs en scène, des metteurs en onde. Je travaille, pour ma part, à des mises en écriture. Et l’une des urgences, à mes yeux, c’est justement d’intensifier les récits qui sauvent, qui nous aident, plutôt que les récits de mort, de destruction…
Tu soulignes le lien de ce livre avec un autre collectif, Les Potentiels du temps. Serait-ce ici Les Potentiels du lieu ? Quel lien vois-tu s’opérer entre ces deux livres, est-ce le fait que ce sont, comme tu l’écris du Fleuve, des « livres processus » ?
… c’est vrai, il y a cette dimension, ce sont tous deux des livres-processus où on n’affirme pas une position solitaire, où nous cherchons à offrir, à l’inverse, un chemin à plusieurs voix. Ça repose à chaque fois sur un effort pour dire ensemble ; des livres où on ne cherche pas la distinction, le singulier mais l’élan vers un collectif à venir, toujours à venir. Et dans les deux cas, ce sont des propositions pour justement conter une autre histoire de l’avenir : pour substituer aux futurs déjà écrits, saturés par des imaginaires de catastrophe, des potentialités : des fils de métamorphose.
L’ensemble de ce collectif se réunit aussi sous la bannière de ce qui est désigné comme une écopolitique. Soit, pour tisser les étymons de ces mots, remettre l’oikos au centre de la polis, de notre planète comme cité (lieu de vie) et agora (lieu de débats). Nous devons habiter autrement le monde, faire émerger un « nouvel imaginaire légal », considérer le livre comme un « théâtre de métamorphoses ». Tu serais d’accord avec cette définition de l’écopolitique ou ta définition serait-elle tout autre ?
… ce qui doit être entendu dans le sillon du livre de Michel Serres, Le contrat naturel, c’est qu’il n’y a pas de sciences politiques pour l’avenir qui ne soit une science écopolitique. J’ai pu dire plusieurs fois que ce travail appelle, à sa façon, un nouvel esprit des lois, vu au prisme sauvage de l’esprit de Loire. Comme les constituants de 1789 ont dû réécrire les lois à la lumière de ce qui a été pensé par les philosophes des lumières, j’essaie ici de proposer un travail pour changer le dessin de nos lois, de nos institutions, à la lumière de ce que nous savons de la crise terrestre et des sciences de la nature. Qu’est-ce que l’écopolitique ? C’est à la politique ce qu’est l’écopoétique est à la poétique. En fait, c’est tout simplement la rapide absorption de l’ensemble des questions par l’horizon terrestre et ses impératifs. Dans le livre, on le comprend, il y a notamment une redéfinition à l’œuvre de la nation, du peuple, du souverain, de la souveraineté, de l’économie politique, etc… Car si nous cherchons à penser la vie commune – et nous devons le faire – avec d’autres êtres, d’autres formes de vie, alors la souveraineté n’est plus seulement humaine. C’est ce que nous appelons le « souverain entrelacé », soit une souveraineté composée de diverses formes de vie ; ce qui implique une réforme de nos parlements, pour y faire entrer les voix de la Terre. Cela implique également un changement de langue, puisqu’il nous faudra penser les communautés à partir de la traduction. De même, dans le livre, on voit poindre une définition d’un mandat terrestre, qui s’ajouterait au mandat électif que nous connaissons. Et plus loin encore, il y a cette bascule qui pourrait s’accomplir de nos économies politiques, avec les sujets de droit émergents des entités naturelles : la possibilité ici qui est à entrevoir de transférer des valeurs monétaires vers la nature… afin de répondre à la confiscation de la valeur par les intérêts humains, pour servir des intérêts autres qu’humains.

Tu écris que rien dans Le Fleuve qui voulait écrire n’est utopique. L’u-topos est un non-lieu, tout est ici topique, soit situé et ancré dans un lieu, un contexte. Devons-nous entendre non seulement que tout a lieu, au sens premier, géographique puis temporel du terme, mais qu’il faut en finir avec les récits décontextualisés et prendre en charge un ici et maintenant ?
… ça, c’est une clef, en effet. Le XXe siècle se termine sur une crise de l’universel, avec les pensées de la décolonisation, les traumas des guerres et des exterminations. Et le tournant traductif qui dit cette crise autrement a cherché à relier les codes au monde, à ré-ancrer les langages humains dans leurs liens, leurs attaches. Dans le même mouvement, on peut lire ce tournant éco-politique, comme une tentative pour retourner à la Terre, mais de façon non réactionnaire. C’est en ce sens que je pense le récit du Fleuve qui voulait écrire comme un récit topique : un récit qui part du lieu, de la question de nos liens aux lieux, de la forme de nos expériences, de nos vies sensibles… Ce n’est pas d’ailleurs une surprise, car la littérature, à mes yeux, à la différence de la philosophie – dans la tradition – est d’emblée un art, une épreuve de l’incarnation, de l’atterrissage, là où la théorie bien souvent va vers le concept, vers le décrochage, la séparation, l’élévation. En un sens, c’est pour ça que je vois notre époque comme appelée par la littérature : c’est-à-dire une pensée des attachements, des liens, des blessures…
Tu cites Hugo en exergue du livre, je voudrais moi aussi citer Hugo, qui dans la préface d’Hernani, en 1830, voit dans le théâtre le lieu même d’échanges d’une parole collective — et tu parles d’ailleurs de ce livre comme d’un « théâtre ». Et Tu insistes sur la nécessité de changer nos imaginaires pour que nous parvenions à penser, animer et habiter autrement le monde. C’est cela la nouvelle situation de l’écrivain, sa forme potentielle d’engagement ?
… disons que c’est ce que je travaillais déjà dans toutes mes recherches sur le vertige. Nous tenons au monde par des codes, des écritures. Nous, je veux dire, les Sapiens, les humains, nous proposons des formes de vie narratives. Les codes – la sémiose générale – sont à la fin les piliers de l’habitation. C’est en ce sens aussi que je parle d’habitats fictionnels, de maisons encodées. C’est dans cet horizon plus vaste que je comprends toujours le geste de l’écriture. Celui qui a la charge des symboles, de la vie symbolique, d’un alphabet, d’un code, porte sur ses épaules les termes de cette habitation. Et comme il importe à chaque époque d’en changer, nous contribuons à une réflexion sur ces appuis sémiotiques, sur la façon dont on va s’attacher et se relier au monde. Dans Thésée, sa vie nouvelle, sur un tout autre mode, je me suis posé la question de ce qui traverse nos corps, sur la façon dont les blessures passent de génération en génération, sur la solidarité entre la matière humaine et la matière du monde. Et ce livre pointait vers un avenir réattaché, cet adjectif qui est le dernier mot du texte. Ici, on prolonge cet horizon des réattachements, en se mettant à l’écoute des voix absentes, des milieux, des diverses entités naturelles. C’est bien cela, ce chemin qui se met à l’écoute des potentiels du temps, pour ne pas désespérer entièrement du présent, pour nous sauver de la ruine du monde…
Ton texte d’introduction insiste sur la dimension ouverte, de questionnement et de processus de ce livre. Comment envisages-tu qu’il se prolonge ? Dans nos imaginaires de lecteurs, dans des rencontres avec le public, dans d’autres livres ?
Il y a un projet très précis avec Sarah Vanuxem qui est juriste et Matthieu Duperrex, qui est écrivain et philosophe, pour penser l’économie politique qui pourrait naître de la personnalisation des entités naturelles. On réfléchit depuis quelques mois, à trois voix, sur le travail de la Terre…
Le Fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire. Mise en récit Camille de Toledo avec les voix de Frédérique Aït-Touati, Bruno Latour, Virginie Serna, Bruno Marmiroli, Jacques Leroy, Jean-Pierre Marguénaud, Catherine Larrère, Catherine Boisneau, Valérie Cabanes, Matthieu Duperrex, Gabrielle Bouleau, Sacha Bourgeois-Gironde, Marie-Angèle Hermitte, co-édition Les Liens qui libèrent, Manuella Éditions, septembre 2021, 384 p., 23 € — ici la critique du livre par Christine Marcandier.
Rencontre, le samedi 16 octobre à la Maison de la poésie (Paris)