Corto Maltese : héros, légende, symbole d’un certain âge d’or de la bande dessinée. Grâce à Martin Quenehen au scénario et Bastien Vivès au dessin, la création d’Hugo Pratt renaît pour la deuxième fois avec Océan Noir, roman graphique inspiré qui fait entrer le mythe Corto dans la modernité sans abîmer l’héritage du maître.
Après Quatorze Juillet (Casterman, 2020), le duo d’auteurs livre avec Océan Noir une aventure de Corto Maltese inédite à plus d’un titre : non seulement ce reboot du gentleman de fortune est un pari graphique plutôt osé, mais de plus, en situant son action à la veille du 11 septembre 2001, le charme passéiste de l’univers prattien cède la place à une atmosphère douce-amère propre au dessin tout en clairs et en obscurs de Bastien Vivès.

A l’orée du XXIe siècle, Corto Maltese navigue toujours en eaux troubles, avec à son bord des hommes de main qui se préparent à aborder un yacht de luxe. Mais Corto n’est pas un sanguinaire, le pirate « ne tue pas pour de l’argent » et le vieil homme qu’il sauve d’un mystérieux contrat va devenir le point de départ d’un périple le conduisant de la mer de Chine aux Amériques, en passant par le Japon et l’Espagne. Ce voyage mettra sur sa route Kerouac, Baudelaire et Raspoutine, des dieux millénaires, une organisation fasciste et un amour passé…
Homme libre, toujours tu chériras l’amer
Désinvolte, taciturne et lettré, le Corto de Martin Quenehen ressemble énormément au pirate maltais d’Hugo Pratt : son pouvoir d’attraction, sa nonchalance et ses réparties incisives sont autant de qualités que l’auteur a su retranscrire pour mieux réinterpréter le personnage. Les dialogues savoureux, la construction du récit n’ont pas à rougir de la comparaison avec l’original : l’histoire imaginée par Martin Quenehen transporte Corto et le lecteur de continents en avatars, distillant repères historiques et références littéraires. Ainsi, lorsque Corto cite Les Fleurs du mal, Raspoutine répond avec Les Clochards Célestes. Quitte à abuser des allusions au vent, à la mer, au statut de marin sans attaches de Corto, le scénariste a pris soin de ne pas dénaturer le mojo du personnage : transposé à l’époque contemporaine, Corto n’en demeure pas moins en marge du monde, témoin des quêtes vaines des hommes de pouvoir et acteur et maître de sa destinée de pirate solitaire.

Au dessin et au grand dam de critiques un peu trop prompts à défendre un certain purisme esthétique virant à l’immobilisme, le style de Bastien Vivès donne au livre une dimension cinégénique d’une belle puissance. Le jeu sur et avec les ombres en noirs, blancs et grisés cher au dessinateur du Goût du Chlore, de Polina et d’Une Sœur renforce l’aura du héros, le trait parfois très elliptique de Vivès fonctionne parfaitement dans les scènes maritimes et même dans les environnements plus urbains. Le dessinateur a pris soin de travailler certains détails quand il s’agit de composer des décors désertiques, des jungles… et parfois au détour d’une case de tendre même vers une ligne presque claire.

On ne doit pas juger un livre à sa couverture – encore moins dans le cas d’une bande dessinée – et il faut passer outre la sensation d’attraction/répulsion que provoque la couverture colorisée de la version noir et blanc (sic) : reprise réussie et réécriture digne du mythe, Bastien Vivès et Martin Quenehen inaugurent avec Océan Noir une seconde jeunesse de Corto Maltese.
Bastien Vivès & Martin Quenehen, d’après Hugo Pratt, Océan Noir, 168 p. N&B, Casterman, 22 € – édition luxe, 184 p. couleur, 35 €