Laurent de Sutter : « Les concepts de soi ou d’être travaillent à rendre impossible tout un régime possible d’action ou de pensée » (Pour en finir avec soi-même)

Stimulant, vif et remarquable : tels sont les termes qui viennent à l’esprit après la lecture de Pour en finir avec soi-même de Laurent de Sutter qui vient de paraître aux PUF. Dans ce nouvel essai qui s’offre comme une première proposition pragmatique, De Sutter livre une réflexion sur l’injonction contemporaine à être soi, celle qui préside aux manuels de développement personnel ou celle qui figure sur les papiers d’identité. Mais comment est né cet impératif ? Quels en sont les fondements notamment juridiques ? Et si continuer à raisonner avec la catégorie d’être, c’était rester dans la merde, cette « merde » dont le développement personnel a fait son horizon de réel ultime ? Autant de questions que Diacritik ne pouvait d’aller manquer poser au philosophe à l’occasion de la parution de ce livre important.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable Pour en finir avec soi-même. Comment vous est venue l’idée précisément d’en finir avec ce que la pensée occidentale a nommé le « soi » ? Vous ouvrez votre réflexion par les origines de la méthode du pharmacien Emile Coué et notamment le rapport philosophique et épistémologique qu’elle entretient avec son époque, notamment avec la psychanalyse, sur la manière dont le « soi » doit être conçu : est-ce la lecture de Coué qui vous a permis d’ouvrir votre réflexion ou y a-t-il une autre lecture ou un autre événement qui ont présidé à la naissance de votre essai ? En quoi ce livre-ci, sous-titré « Proposition I », marque un tournant dans votre réflexion ou plutôt sa suite logique ?

Cela fait plusieurs années, à présent, que mon travail affirme de manière de plus en plus forte la nécessité d’une révision en profondeur de l’équipement de pensée que nous avons hérité de l’histoire de la philosophie occidentale et de son effondrement. Le travail accompli par les figures les plus importantes de la théorie française de la seconde moitié du 20e siècle s’est en effet arrêté à la moitié du chemin : celui d’une critique polie, sociale-démocrate, de certaines pièces de cet équipement. Mais, pour l’essentiel, l’édifice en est demeuré intact. Ou plutôt : est demeuré intacte la manière dont la pensée occidentale continue à faire effet – c’est-à-dire à s’introduire de manière subreptice dans nos pensées, nos paroles, nos gestes et nos actions pour en déclarer certains impossibles et d’autres acceptables.

Il me semble que ni Jacques Derrida, ni Michel Foucault, ni Pierre Bourdieu, etc., n’ont entièrement saisi à bras-le-corps cette pragmatique de la pensée, cette capacité performative des concepts et des idées à l’intérieur de la structuration du sensible (leurs disciples, je le sais, vont hurler à cette affirmation). Pour eux, il était suffisant d’en pointer le logocentrisme, le nouage de savoir-pouvoir, la logique de domination, c’est-à-dire d’en mettre au jour les déterminations cachées – de dire que l’état des choses et des idées était toujours gouverné par d’autres principes que ceux qui étaient affirmés. Leur tâche, de ce point de vue, a bien sûr été capitale. Je crois toutefois qu’en rester à la critique des déterminations, c’est-à-dire des causes, fait partie du problème qu’ils cherchaient à exposer ; et je crois aussi que, pour pouvoir franchir une étape supplémentaire, il convient de nous intéresser désormais aux conséquences – à ce que font les idées. Un jour, alors que je travaillais à ma thèse de doctorat dans son entourage, Bruno Latour m’a dit : « Les idées, ça n’existe pas. » À l’époque comme aujourd’hui, cette phrase m’a scandalisé – parce que je pense bien au contraire qu’il n’y a que ça, si, du moins, on nomme « idées » ce qui, dans le langage ou la pensée, fait effet, porte à conséquence.

Or, il me semble que les concepts de « soi » ou d’« être » comptent parmi ces idées portant à conséquence et travaillant à rendre impossible tout un régime possible d’action ou de pensée. Dans L’âge de l’anesthésie, j’avais entamé une petite recherche généalogique sur le tournant qui avait été donné au langage de l’être dans la psychiatrie, la chimie, la criminologie, la sociologie ou la médecine du 19e siècle – travail dont l’intuition première était qu’il n’y a d’être que de la police. J’ai voulu poursuivre ce travail dans Pour en finir avec soi-même avec une enquête un peu sauvage autour des idées de « soi », de « moi », de « sujet », de « personne », dans le double but de creuser encore davantage leur déconstruction possible, mais aussi, et surtout, de substituer à la pragmatique policière de leurs effets une autre, qui soit de respiration ou de libération. C’est pour ça que j’ai voulu que ce petit livre soit le premier volume d’une série que j’ai nommée « Propositions », comme vous le rappelez – une série qu’on pourrait, toute comparaison gardée, voir comme mon « Dernier Royaume » à moi (je ne cache pas mon admiration profonde pour Pascal Quignard), comme une sorte de chantier continu, privé mais ouvert au public. D’autres volumes sont déjà écrits, qui paraîtront dans les années qui viennent. Tous possèdent le même but : formuler, comme le dit l’intitulé, des propositions – des suggestions d’engagement, de cheminement, de devenir, qui prétendent ouvrir la pensée à nouveau régime de conséquence redistribuant le possible et l’impossible d’une manière que j’espère un peu neuve, et surtout un peu plus ouverte, que ce qui est aujourd’hui le cas.

Pour en venir au cœur même de votre propos, Pour en finir avec soi-même s’interroge d’emblée sur ce qui fonde le rapport au soi, depuis Coué et les mind cures, à savoir non pas tant l’examen du soi que sa maîtrise. Maîtriser ce qui, en somme, permet de maîtriser devient un outil de gouvernance de son existence et surtout, comme vous insistez très justement, se diffuse au 20e siècle avec le développement du développement personnel. Mais est-ce une pratique nouvelle ? Vous évoquez le souci de soi que Foucault met en lumière dès l’Antiquité : quelle différence existe-t-il donc entre l’exercice antique du souci de soi et la pratique du développement personnel ? Est-ce que le développement personnel ne se présente finalement pas comme un management de soi qui n’oserait dire son nom plutôt que comme un exercice de simple maîtrise ?

Sur ce point, il faut bien l’avouer, Foucault s’est fourvoyé de bout en bout. Tout son travail relatif au « souci de soi » et à ses métamorphoses du monde grec et romain au monde chrétien repose en effet sur le postulat voulant qu’il y aurait du soi chez les Grecs, les Romains et les chrétiens. Or il n’y en a pas. Les Grecs ne connaissaient par le soi, le moi, le sujet ou la personne ; pour dire l’individu, ils ne connaissaient que le proposopon, ce masque que les acteurs de théâtre plaçaient devant leur visage pour signaler au public quel personnage ils incarnaient. Ce qui leur importait n’était en effet pas tant le fait d’être quelqu’un que le fait de pouvoir s’inscrire dans une économie de la vision où ce qui définissait l’individu était qu’un autre individu le regarde – à l’intérieur du théâtre de la vision qu’était la cité. Si les Grecs connaissaient l’individu, ils le connaissaient donc comme le lieu de projection de regards distribués suivant les règles constitutives de la polis – et non comme un soi qu’il s’agirait de cultiver au même titre qu’un jardin. Il en allait de même des Romains, qui n’avaient pas davantage de mot pour dire le soi, le moi ou le sujet que n’en avaient les Grecs. Pour les Romains, la seule réflexion qui ait pu s’apparenter un moment à un intérêt pour l’individu est celle que les juristes ont menée sur la persona, autre terme issu du monde du théâtre, compris cette fois comme la catégorie technique permettant d’attribuer des actions, des paroles et des biens à quelqu’un afin de lui (au masculin uniquement) permettre de les inscrire dans le continuum des opérations du droit.

Aujourd’hui, pour désigner cette fonction juridique de l’individu, nous utilisons l’expression « sujet de droit », mais il s’agit d’une expression que les juristes romains n’ont jamais utilisée eux-mêmes (Leibniz est le premier à y recourir, et pour parler de Dieu) – car la persona leur rendait tous les services dont ils avaient besoin. Ni chez les Grecs, ni chez les Romains ne trouve-t-on l’idée d’un « souci de soi », tout simplement parce qu’on n’y trouve pas l’idée de soi. Celle-ci arrivera bien plus tard, au tournant du 17e siècle – Locke étant le premier à substantiver le « soi » et la « personne », Pascal à substantiver le « moi » et Descartes le « je », dans une phrase célèbre dont le latin très étrange devrait être traduit par « Je pense, donc le je suis » (sic). Depuis, le mouvement de resserrage autour du soi n’a fait que se creuser davantage, pour atteindre en effet, avec les mind cures issues des mouvements évangélistes américains du milieu du 19e siècle, un tournant – dont Émile Coué et sa fameuse « méthode » ont formé la première émanation française. Ce qui est fascinant à observer, comme vous le pointez, c’est à quel point l’affirmation croissante du moi ou du soi s’accompagne de sa reddition toujours plus grande à ce qui n’est pas soi – mais permet (ou permettrait) d’en affirmer la maîtrise.

Le souci fiévreux du soi, conçu comme réceptacle du trésor qu’est l’être, est devenu souci des autorités qui permettraient que non seulement il existe, mais que cette existence soit véritablement mon existence – une existence dont je puisse me dire maître et possesseur exclusif. De sorte que cette appropriation se révèle aussitôt comme une expropriation, la vérité de mon moi se trouvant par hypothèse détenue par celui ou celle qui sait comment y accéder – et, surtout, qui sait pourquoi y accéder, c’est-à-dire en vue de quels effets, de quels succès possibles, de quels bonheurs, et ainsi de suite. C’est ce qu’accomplit de manière exemplaire le développement personnel contemporain : un transfert de pouvoir où ce qui est affirmé comme possibilité de maîtrise offerte à un sujet est, si elle est acceptée, reddition pleine et entière à un autre sujet.

Un des points les plus remarquables de votre réflexion conduit à montrer combien le soi et le souci de soi sont à saisir comme autant de constructions culturelles mais surtout inscrivent l’examen de soi, son « monitorage » comme vous le dites de manière si frappante, dans une logique sociale et finalement dans une logique de collaboration avec les impératifs socio-économiques. Vous dites ainsi à propos de la méthode Coué, qui s’impose pour vous, comme une manière de collaboration à l’ordre dominant : « la « méthode » de Coué constituait un adjuvant qui devait permettre à tous les largués du cours du monde d’y retrouver la place qu’ils étaient réputés mériter – c’est-à-dire une place de serviteur efficace de l’ordre qui décidait des mérites. » Vous ajoutez s’agissant de notre temps que cet adjuvant est « celle d’un agent zélé d’un capitalisme ». En quoi ainsi l’expansion du développement personnel n’accompagne-t-elle pas finalement le capitalisme dans son propre développement ? En quoi ce souci de soi tel qu’il se présente ici renvoie-t-il selon votre expression à un « souci de l’autre » : un exercice de dressage normatif ? Ou encore un élément indispensable de l’ordre matériel qui règne autour de soi ?

Dès lors qu’ « être soi-même », comme le réclame le développement personnel, est surtout être cet être dont autrui cherche à vous vendre le costume de maîtrise, il est en effet permis de se poser la question du « pourquoi ? » En guise de réponse, je crois qu’on peut tracer une sorte de ligne conduisant de l’invention du soi au 17e siècle à la promotion contemporaine du « self-love », qui montre la manière dont cette évolution accompagne celle d’un certain régime de maîtrise sur le monde, et non plus seulement sur les sujets – ou plutôt : un régime de maîtrise des sujets en tant que maîtres potentiels du monde. Lorsque Locke décide de promouvoir la person et sa conscience comme acteurs sur la scène du monde, il le fait sans omettre de préciser aussitôt que cette person dont le self, la possession de l’identité, constitue le cœur, provient du monde du droit – Locke dit même : du « Barreau ». La maîtrise qui s’invente chez lui est la maîtrise d’un sujet en tant que celui-ci dispose de capacités juridiques à agir, et donc à se voir reconnaître ou imputer ses actions. En d’autres termes, la person chère à Locke est celle qui peut intervenir en justice pour voir ses prétentions reconnues – un peu à la manière de ce que les Romains entendaient par là.

À la différence d’eux, toutefois, la maîtrise dont il est ici question, si elle a pour objet un élément que Locke considérait comme essentiel à toute philosophie politique, à savoir la propriété, est celle de la valorisation de ce que ladite maîtrise produit – puisque, dit-il, elle n’est autre que le travail en tant que mission de chaque individu sur la Terre créée par Dieu. De sorte que le discours de la maîtrise du soi qui apparaît chez Locke, même s’il semble adopter le lexique juridique abstrait et limité du droit romain, en étend la signification à une compréhension du monde où ne peut être dit « personne » que celui qui travaille à sa propriété – au double sens de ses biens et de son identité. Le soi d’une personne, s’il définit son identité, la définit comme un propre qu’il s’agit de faire fructifier par son travail – puisque telle est la raison pour laquelle Dieu nous a créés. Pour le dire en d’autres termes encore : pour Locke, il n’y a de soi que du propriétaire – et donc aussi de soi que dans le cadre d’un système politique dont les droits et libertés s’inscrivent à l’intérieur d’un horizon qui est celui du libéralisme économique et juridique (aux vertus réservées à ceux qui, en effet, travaillent leur propriété). Il y a là un nouage prodigieux : l’invention du soi, de la propriété moderne et du libéralisme juridique se trouvent liés en un seul mouvement qui est d’emblée d’exclusion autant que de constitution – puisque, comme avait pu le rappeler le regretté Domenico Losurdo, tout le monde n’est pas automatiquement admis dans le paradis du libéralisme de Locke. De sorte que la maîtrise de soi, lorsqu’elle existe, se donne d’entrée de jeu comme obéissance à des principes de maîtrise sur lesquels la personne ne possède, par définition, aucune maîtrise – si ce n’est celle d’y obéir. Mais cette contradiction performative ne se limite pas à l’œuvre de Locke : c’est encore elle qu’on voit à l’œuvre dans le management et les ressources humaines contemporaines tout autant que dans le développement personnel, les conseils et injonctions prétendant conduire à une plus grande maîtrise de soi étant surtout conseils et injonctions à ne pas faire erreur sur ce qu’il en est de votre être ou de votre soi. Car l’être ou le soi, bien loin d’être les catégories universelles qu’on y voit trop souvent, ne se donnent que sous condition ; l’être et le soi sont les décorations qu’on accroche au revers du costume des bons élèves, comme s’il s’agissait d’une sorte de légion d’honneur ontologique – alors qu’ils signalent au contraire le déshonneur le plus complet.

Dans l’histoire de la modernité occidentale que vous dessinez, vous démontrez combien finalement la question du soi répond à la fabrication progressive non d’une personne mais, de plus en plus individué, d’un sujet. Ce sujet ne surgit pas par hasard mais, pourrait-on dire de manière foucaldienne, prend naissance depuis un certain nombre de dispositifs qui agissent sur la personne. Par exemple, la question de l’invention du nom puis de la signature. Pourquoi selon vous être soi-même ne signifie pas coïncider avec le dispositif même du nom et de l’identité ? Au 17e siècle, les baroques usaient du terme désormais disparu d’estrangement pour venir qualifier ce qu’ils ne parvenaient pas à qualifier en eux, ce qui échappait à la nomination même d’eux-mêmes : est-ce que le nom est une manière d’échapper à l’estrangement ?

Oui. Nous sommes tellement habitués à l’idée de posséder un nom et d’attester de notre identité par une signature (fût-elle électronique, comme c’est désormais de plus en plus souvent le cas), qu’il ne nous viendrait jamais à l’idée qu’il ait un jour pu en être autrement. Or, en Europe occidentale, il a fallu attendre l’initiative d’un certain nombre de figures d’autorité pour que, soudain, on s’interrogeât sur la possibilité de recourir au nom dans le but de proposer une réponse à l’énigme de savoir qui est qui. De manière guère étonnante, le moment décisif, ici aussi, n’est autre que le 17e siècle – et en particulier l’ordonnance de Saint-Germain-en-Laye de 1667 (la première de ce qui sera plus tard nommé « Code Louis ») par laquelle Louis XIV ordonna aux paroisses d’établir un registre nominatif permettant le recensement exact de la population. Ce texte, le premier de son genre en Europe, inaugura un moment, dont nous ne sommes pas sortis, de fascination pour le nom propre, considéré comme le garant de l’identité de celui ou celle qui le porte – c’est-à-dire comme le chiffre officiel de son soi, sans lequel un individu n’est en réalité personne, au sens, cette fois, le plus nu du terme. Cette époque est aussi celle de la codification progressive de la signature, comprise, quant à elle, en tant qu’image du nom, que photographie graphique d’une identité, qui, plus tard, se transformera en photographie iconique avec l’apparition des premiers documents d’identité (rêvés par la Révolution Française, généralisés par le régime de Vichy et toujours en vigueur de nos jours). Le regretté Clément Rosset avait tiré une leçon profonde de ce qui pourrait ne sembler qu’une anecdote historique : dans le monde de l’administration, il n’y a d’identité que des papiers que la police peut nous réclamer. On pourrait dire aussi : il n’y a d’identité que des papiers qui permettent de dire « vous = vous », dans une tautologie dont le seul effet consiste à pouvoir déduire qui a dit quoi, fait quoi, ou possède quoi – c’est-à-dire d’assigner au lieu du soi ce dont celui-ci est responsable.

Bien sûr, cette administrativation croissante de l’identité a d’abord concerné les individus les plus louches aux yeux de la police naissante (La Reynie est nommé lieutenant de police en 1667 aussi), à savoir ceux qui, précisément, n’avaient pas de lieu : clochards, nomades, ouvriers sans employeur fixe, gens du voyage, étrangers de passage, et ainsi de suite. L’identité, pour les autorités, était une manière de donner un lieu aux individus : le lieu du soi – un lieu que, avec le passage des siècles et la force de l’habitude, nous avons appris à chérir comme notre bien le plus précieux, alors qu’il est surtout notre chaîne la plus visible. Pourtant, lorsqu’on présente les choses comme je viens de le faire, on se rend aussitôt compte que ça ne colle pas – que cette espèce d’assignation à résidence du soi est, au mieux, une arnaque, au pire l’instrument privilégié d’une forme d’esclavage mental qui nous place à la merci de tous ceux qui ont le pouvoir d’attester que nous sommes bien qui nous sommes. C’est donc cette attestation, cette garantie, qu’il s’agit aujourd’hui non seulement de déconstruire ou de dénoncer, mais d’abandonner comme une veste mal taillée – pour la simple et bonne raison qu’il n’y a rien de plus obscène que d’être déclaré identique à soi par quelque chose ou quelqu’un qui ne l’est pas. Comme les baroques le savaient bien, ainsi que vous le rappelez à juste titre, la question qui devrait être la nôtre ne devraient pas être celle de notre identité ou de notre soi, mais au contraire celle des raisons pour lesquelles notre estrangement s’est solutionné dans la quasi-certitude de savoir qui nous sommes – alors que ce savoir n’est nul autre que le savoir du pouvoir qui le dit à notre place, en notre lieu, qui n’est donc autre que le sien.

Vous avez une formule éloquente pour synthétiser cette entreprise normative du soi : vous dites : « L’identité moderne, c’est une performance administrative » et plus loin encore : « Être, c’est être fiché. » Pourriez-vous revenir pour nous sur ces deux formules ? Ne s’agit-il pas enfin ici de battre en brèche pour vous l’idée clichéique mais pourtant toujours présente de la société du spectacle de Debord ? Foucault lui opposait, on s’en souvient, dans Surveiller et punir, l’idée d’une « société de la surveillance ». En quoi la performance administrative du soi est incompatible avec la marchandise de soi comme spectacle ?

Vous avez raison. Avec Debord, ce à quoi on assiste est précisément de l’ordre de ce que réclament les autorités qui ont décidé de mettre notre identité en fiche : qu’on s’y intéresse, qu’on s’y passionne, qu’on en arrive à rêver du moment où le « moi » ou le « soi » soit regardé comme le lieu même de l’authenticité de notre être. Toute la quête situationniste pour la réconciliation de l’art et de la vie (de la situation et de l’expérience vécue) peut être vu comme le dernier clou enfoncé dans le cercueil nous livrant pieds et poings liés aux injonctions d’être enfin « nous-mêmes », dans une tautologie dont Jacques Lacan, naguère a dit la dimension psychotique. Il y a une psychose debordienne, qui est la psychose du vrai. Il est remarquable que quelqu’un que l’organisation politique et économique de son temps mettant tant en colère ait pu être aussi aveugle sur l’architecture conceptuelle qui la sous-tendait – sur le fait que la police véritable ne patrouillait pas à coups de matraque dans les rues, mais dans les livres de philosophie, de psychologie populaire ou, aujourd’hui, de self-help. Sans doute cet aveuglement permet-il d’expliquer une grande partie des aspects les plus sinistres de la vie de Debord, pris lui-même dans un réseau d’injonctions contradictoires qu’en prétendant combattre il ne faisait que renforcer – jusqu’à l’ivrognerie la plus sinistre, suivi d’un suicide de la même eau.

Au-delà de son cas, toutefois, il faut bien souligner le fait que toutes les tentatives de renouer avec une vérité fondamentale du « soi », avec l’authenticité d’un « moi », avec la possibilité d’être « quelqu’un », constituent autant de manière de s’assurer que ça n’arrivera jamais – puisque c’est impossible. Le sourire ironique de Rosset soulignant que notre identité n’existe que sous la forme de documents officiels devrait suffire pour comprendre que, s’il s’agit de se libérer de quoi que ce soit, c’est dans l’autre direction qu’il faut partir : celle de l’abandon pur et simple de la possibilité d’être qui que ce soit, d’avoir quelque « soi » que ce soit à dorloter, quelque « moi » où se regarder comme dans un miroir. L’enjeu, aussi bien politique qu’existentiel, que représente, pour chacun, de vivre dans un monde qui considère le « moi » comme quelque chose de positif, requiert de parvenir à se constituer une forme d’impersonnalité, de fadeur, de typicité, qui corresponde davantage à ce qu’est « être ». Il y a là-dessus un très beau livre de Paolo Godani, Traits, qui soutient, à mon avis à juste titre, l’idée qu’il n’y a d’être que de la totalité des traits de qualité impersonnels (couleur des yeux, longueur des cheveux, trajets quotidiens, œuvres préférées) dont seule la combinaison peut être dite singulière – sans que cette singularité ne puisse donc prétendre à quelque originalité que ce soit, puisqu’elle n’est que la combinaison de traits génériques. Je trouve cette théorie très juste : que le personnel soit intégralement soluble dans l’impersonnel plutôt qu’être recherché dans une hyper-personnalisation nous libère de la question de savoir « qui » nous sommes pour nous rendre à celle de décider quel agencement de traits nous allons construire. Il s’agit d’une intuition formulée jadis par Gabriel Tarde, et hélas tombée dans l’oreille des sourds de la philosophie, suivant laquelle, à l’ontologie de l’être nous serions mieux inspirés de substituer une ontologie de l’avoir – une ontologie des possessions qui s’opposerait à l’ontologie de la propriété que nous avons héritée de Locke et de ses contemporains. Nous ne sommes rien, mais nous avons une vie, une histoire, un corps, des aventures, des biens, des idées, des souvenirs, et ainsi de suite, en une collection d’items de longueur variable mais par définition toujours finie, qui est tout ce qu’il est possible de dire de nous.

Vous venez à remettre en cause la vogue actuelle dans les manuels de développement personnel des manuels d’anti-développement personnel tel que notamment celui de Rebecca Niazi-Shahabi, Je suis une merde et je compte bien le rester ! Pour vous, il s’agit d’une antiphrase même dans la mesure où, plus qu’ailleurs, sous des dehors qui voudraient s’en dégager, est reconduite avec vigueur l’idée selon laquelle le développement personnel n’est qu’une police, la police de soi. Pourquoi son manuel ne parvient-il pas à se débarrasser de soi ? Elle le traite pourtant de merde : pourquoi son soi n’est-il alors pas vraiment merdique ? Pourquoi n’a-t-elle pas assez d’éthique pour être une merde ?

C’est vrai. Les manuels d’anti-développement personnel ont le vent en poupe (si j’ose dire). Dès lors qu’il est devenu clair que la grande réconciliation avec soi-même prendrait pour l’essentiel la forme d’une grande réconciliation avec votre job, votre vie amoureuse standardisée et votre place à l’intérieur d’un édifice socio-politique qui entend bien conserver la mainmise sur ce que signifie « être », certains ont commencé à se dire que les plats qu’on essayait de leur faire ingurgiter à grands coups de « soi-même » avaient un peu le goût de rance. Surtout, beaucoup de consommateurs d’ouvrages de développement personnel ont flairé le pot au rose : les solutions si simples pour vous améliorer, être charismatique, avoir du succès, baiser tous ceux que vous voulez baiser, et ainsi de suite, non seulement ne fonctionnent pas, mais n’ont pas d’autre but que de vous enfoncer encore davantage dans votre nullité – puisque, si vous ne l’étiez pas, vous auriez été capables de les appliquer, les foutus conseils qu’on vous dispense.

La double peine du développement personnel a fait du mal – de sorte que certains ont eu l’idée brillante d’inverser la tendance : si le développement personnel ne cesse de vous fixer des objectifs impossibles tout en prétendant que rien n’est plus simple, pourquoi ne pas vous fixer l’objectif le plus simple (en sachant très bien que rien n’est plus compliqué que lui), à savoir celui d’embrasser enfin votre nullité. Bien entendu, les manuels qui vous expliquent comment être enfin la merde que vous êtes ne sont pas mieux fichus que les autres, puisque c’est toujours à coups d’exercices, de conseils, d’objectifs, et, bien sûr, de toute une métaphysique du « Moi véritable », qu’ils fonctionnent – à l’instar du livre que vous citez, et qui sans doute un des moins débiles. Ce qui me fascine, dans cette littérature, ceci dit, c’est son recours à un vocabulaire qui prétendrait renouer avec le réel – un vocabulaire qui fait un usage abondant de mots comme « merde » : vous êtes une merde, vous vous vautrez comme une merde, vous savez que vous êtes de la merde. Dans la philosophie portative de ces ouvrages, merde = réel – à l’instar de ce que n’importe quel poivrot de café de commerce pourrait vous l’expliquer : « la vie, quelle merde », « on n’est pas dans la merde », « de tout façon, on crève comme une merde à la fin », et ainsi de suite. Comme j’ai moi-même une petite attirance pour le vocabulaire coprologique (j’ai tout de même écrit un livre qui s’appelle Théorie du trou, qui soutient que la vérité se trouve au fond de la cuvette des chiottes), je ne pouvais pas laisser passer l’occasion de faire contraster cet usage assez mou du vocabulaire de la merde avec celui d’Antonin Artaud, dont les imprécations dans « La recherche de la fécalité » résonnaient avec une toute autre force : celle de l’affirmation de la condition de déchet de l’être en tant que tel, en tant que « CACA » (Artaud utilise les all caps), que le poète renvoyait au nom de Dieu lui-même. S’il y a de l’être, ce ne peut être que de Dieu – donc ça ne peut être que de merde. De sorte qu’en effet les auteurs de développement personnel qui souhaitent que vous vous réconciliez avec la merde que vous êtes n’ont en réalité pas d’autre but que vous y replonger jusqu’au coup, comme les petits dieux médiocres et haineux d’un univers dystopique où nous devrions nous réjouir jusqu’à la fin des temps de patauger dans notre « CACA ». De fait, tant qu’on en reste au registre de l’être, on reste dans la merde ; mais la question, précisément, est d’en sortir, car c’est lui qui nous barre le chemin vers la possibilité d’un mouvement, d’une transformation, qui ne soit pas un retour béat au stade anal de notre développement mais éloignement toujours plus acharné vis-à-vis de toute tentative de nous fixer une identité qui pue.

Enfin, ma dernière question voudrait porter sur la manière dont vous indiquez qu’il faut se débarrasser du moi. Vous appelez dans les derniers instants de votre raisonnement à quitter les assignations, qui ne sont que du fichage et de l’auto-surveillance pour devenir sans cesse le devenir lui-même, à savoir, ainsi que vous le dites, « être un sujet pratique, c’est devenir n’importe qui. » Pourquoi cet appel à devenir n’importe qui ne recoupe pas la « singularité quelconque » naguère appelée par Agamben ? Vous dites également qu’« à proprement parler, on n’est rien » : s’agit-il pour vous de mettre en garde contre une sociologie qui ne raisonne qu’à partir de circonstances ou aussi bien de démontrer que l’ontologie est une science vide ?

Exactement. L’ontologie est une science vide, sauf qu’elle est une science. Et c’est bien ça le problème. Que quelque chose soit vide, faux, contradictoire, inconsistant, etc., ne signifie pas que cela n’existe pas – bien au contraire. Je crois que la plupart des problèmes qui définissent les coordonnées du monde dans lequel nous tentons de vivre tiennent précisément de ce phénomène : celui de la surexistence. L’ontologie a beau être vide, elle surexiste. C’est-à-dire qu’elle est si présente partout qu’elle agit comme une sorte d’immense Larsen théorie, rendant inaudible toutes les tentatives de construction d’harmonies alternatives ailleurs, autrement, et sotto voce. Même la déconstruction ou la critique sont sans effet face à une telle surexistence. Je dirais même plus : la déconstruction et la critique, parce qu’elles rajoutent encore à l’existence de ce qui est déconstruit ou critique, comptent désormais au nombre des moyens de la surexistence, comme on a pu le voir aux États-Unis avec les redneck de Donald Trump. A force d’être critiqués, moqués, ironisés par les belles âmes de la gauche libérale, ceux qui se trouvaient ainsi nommés, et qui n’avaient rien demandé à personne, se sont littéralement mises à sortir du bois parce que le nom auquel on prétendait les réduire a fini par sonner, à force, comme un appel. Qu’on pense aussi à la récupération du mot de « nigger » par toute une culture black de la rue ou de « putain » par certaines prostituées militantes : on ne sait jamais quel monstre la critique ou l’insulte peut faire exister, parce qu’on sous-estime toujours la puissance de création des mots – cette puissance dont William Burroughs disait qu’elle pouvait littéralement tout. À force de jongler avec les mots comme si seule importait leur vérité, on en a oublié que le plus important était leur capacité à faire – leur poétique au sens premier du mot : leur performativité pour ainsi dire magique.

Ce qu’il nous faut, donc, ce n’est pas de continuer avec encore plus d’acharnement à détruire ce qui, au fond, n’a jamais été vraiment très solide, mais à inventer un répertoire d’invocation nouvelles, susceptibles de faire exister, dans le monde, des formes d’être qui soient capables de souligner nos puissances d’agir, plutôt que d’en acter avec le plus de force leurs impossibilités. Dans ce sens, je n’en appelle pas tant à nous débarrasser du moi qu’à nous réconcilier avec une expression qui, dans notre esprit, sonne comme le paroxysme de la nullité, de l’ennui ou de l’insignifiance, à savoir celle de « devenir n’importe qui ». De même que, dans Qu’est-ce que la pop’philosophie ?, j’avais tenté d’attirer l’attention sur l’importance du « n’importe quoi », j’ai essayé, avec Pour en finir avec soi-même, de ressusciter l’appétit pour le « n’importe qui », en tant qu’il s’oppose au « quelqu’un », ce quelqu’un qu’on nous présente si souvent comme un modèle qu’il a fini par occuper une place de fantasme : « Ah ! Être quelqu’un ! » Sincèrement, je ne vois pas ce qu’on a à gagner à « être quelqu’un ». En revanche, « devenir n’importe qui », parce qu’il s’agit à la fois d’une trajectoire sans fin et que cette trajectoire forme notre condition partagée avec n’importe qui d’autre, me paraît la condition fondamentale pour parvenir enfin à élaborer non seulement des modes de pensée, mais aussi des procédés d’action politique, esthétique, écologiques, qui nous sortent littéralement de nous-mêmes et aident à redonner leurs lettres de noblesse à l’invention. Mais alors une invention pratique, concrète, pragmatique, quotidienne – à mille lieues de la mystique de la « possibilité » avec laquelle certains tentent de préserver quelque chose comme une ouverture de l’être, comme s’il avait jamais été autre chose qu’une passoire ou un courant d’air.

Laurent de Sutter, Pour en finir avec soi-même, PUF, « Perspectives critiques », avril 2021, 209 p., 16 €