Ungerer, Siné, Pajak, etc. : dernières nouvelles des Éditions Les Cahiers dessinés

1. La violence de certains dessins de Tomi Ungerer, ce n’est pas rien, même s’il lui suffit parfois de peu de traits pour l’exprimer. À s’y frotter, on en sort, au mieux mal à l’aise et, quoi qu’il en soit, selon la formule consacrée, rarement indemne. De certaines images recueillies dans In Extremis, je ne dirais pas qu’elles sont le fruit d’un travail militant, au sens où il s’agirait de faire passer coûte que coûte un message. Non, il s’agit à chaque fois d’un dialogue entre le citoyen et le dessinateur cohabitant dans un même corps : possédant le même cerveau, la même main. Le projet est toujours de produire du dessin, donc les métamorphoses concrètes d’une idée avec les outils du dessin et rien d’autre. On ne se lassera jamais de reprendre ces mots de Saul Steinberg : “Ce que je dessine, c’est du dessin” – ou encore : “Le dessin dérive du dessin” – que Roland Barthes avait relevés dans un beau texte de 1976, All except you, où il avait très finement commenté la manière dont l’artiste américain donnait à voir une party : “Rassemblés dans un grand salon, des personnages divers fument et parlent : la parole et la fumée, c’est la même chose : ça se confond dans le même phylactère qui sort de la bouche et du doigt de chacun. Et comme pas un partenaire n’est exempt de cet appendice respiratoire, il se produit un effet aigu de répétition ; et je comprends alors que l’être de la répétition, c’est la mondanité.”

Travail du dessin : maintenir au plus haut niveau le degré de liberté de son trait qui ne peut produire du vif, de l’acéré, au plus juste graphiquement, qu’à condition de se montrer en recherche, tant dans le principe attendu (mais cependant on ne peut plus ouvert) de représentation (ce qui, de l’image, pourra être raconté par ceux qui l’auront mémorisée) que dans ce qui fait sa force singulière, sa capacité à se passer de mots, donc à penser par lui-même, “par des traits” dirait Michaux – Daniel Arasse, de son côté, parlait de pensée non-verbale. “Le dessin est la précision de la pensée” (Henri Matisse).

Manger – In Extremis © Diogenes Verlag Ag, Zurich © Les Cahiers dessinés, 2018 p.32-33

Tomi Ungerer, né à Strasbourg en 1931, débarque à New-York en 1956 (ou 1957, les biographies divergent sur ce point), avant de quitter les USA en 1971 pour s’installer, d’abord au Canada, puis en Irlande où il réside encore aujourd’hui. Il est un des dessinateurs les plus connus de notre temps, ne serait-ce que par ses nombreux ouvrages pour la jeunesse (notamment Les trois brigands) qui lui auront précocement apporté une aura internationale. Mais, une partie importante de son œuvre (plus d’une dizaine de milliers de dessins) demeure encore méconnue, et il devenait urgent de faire ressurgir notamment ce qui, dans son travail, échappe aux genres – ou plutôt les renouvelle, les enrichit, en relance les possibles. Après avoir publié en 2016 Pensées secrètes, paru d’abord en 1964 aux USA sous le titre The Underground Sketchbook (dont il a été rendu compte ici-même), la collection des Cahiers dessinés nous propose deux nouvelles parutions, comme il se doit impeccablement réalisées : The Party (publié en 1966 à NYC) et In Extremis (anthologie de dessins politiques – que l’on pourra dire aussi, on verra un peu plus loin pourquoi, poétiques – réalisés entre 1961 et 1998). Trait d’union entre (par exemple) Steinberg et Willem – mais entre tous singulier, toujours reconnaissable malgré un non-enfermement stylistique (la première recension du monde d’Ungerer dans le Cahier Dessiné n°6 daté d’octobre 2005 s’intitulait L’inclassable) –, passant du plus dépouillé, allant droit à l’essentiel, au plus expressif, ne se refusant aucune ornementation si justifiée, afin que le dessin tienne tant la page que le mur (il faut voir pour s’en convaincre ses œuvres simplement encadrées et accrochées, comme en ce moment à la galerie Martel – j’y reviendrai), faisant volontiers montre d’humour noir, Tomi Ungerer se montre à l’aise dans la férocité, la critique sociale, donc la résistance à ce qui asservit l’homme. Le petit Alsacien qui a vu les nazis annexer sa province natale, et qui plus tard, ayant émigré aux USA, a ressenti l’injustice, le racisme, l’impérialisme propres à ce territoire qu’il a dû fuir à son tour, ne s’arme de violence que pour combattre celle de l’état, usant pour cela des moyens les plus puissants, les plus percutants, à sa disposition – à savoir, une fois encore, ceux du dessin. On ne peut ouvrir In extremis sans tomber sur une image exprimant quelque chose de cet innommable (mais non immontrable) qui concourt à faire de notre séjour sur terre un enfer. La préface de Thérèse Willer, directrice du musée Tomi Ungerer à Strasbourg, l’énonce clairement : politiquement irrécupérable. J’ai nommé Willem (ce lien sera encore plus frappant avec The Party qui anticipe certaines pages du maître hollandais) tant il est vrai que la quasi-totalité de ces dessins aurait pu paraître dans Hara-Kiri, à côté de ceux de Topor ou de Gébé. Ou être montrés dans les plus grands musées du monde, à côté de ceux de Goya, de Daumier ou de Grosz (et de tant d’autres).

En de nombreuses pages, la mort, sous toutes ses formes, est présente. Elle donne étrangement vie au dessin qui est d’abord de résistance (Ungerer est un inactuel, mais au plus près des réalités du présent). On est parfois terrifié par tant de beauté surgissant de l’irreprésentable représentation de l’infernal excrémentiel que le monde (celui des hommes) fait proliférer à la surface du globe. Et on en jouit aussi, car traverser ce livre, c’est comme recharger ses batteries : on se sent bien mieux après.

… en aparté, ces mots de Tomi Ungerer, rapporté par François Landon : “Lorsque j’ai dû faire mon service militaire, il y avait la guerre en Indochine et je ne voulais pas y aller. Mais si tu es engagé volontaire, tu choisis ton régiment. Alors, je me suis enrôlé dans les méharistes. Qui aurait besoin de chameaux en Indochine ?

Si les deux premiers ouvrages d’Ungerer publiés dans cette collection des Cahiers dessinés sont muets (à l’exception de quelques titres de chapitres pour Dessins secrets, et de slogans, du type Black Power White Power, Kiss for Peace, ou de brèves légendes sous les images, pour In Extremis), The Party est plus bavard, mais au sens le plus ironique : mettant en évidence la vanité de la parole, son inconséquence, son impuissance à nourrir de vrais échanges, le “narrateur” devant se contenter de faire les présentations, donc de nommer les invités pour la presse qu’on ne disait pas encore people, en ce territoire de la High Society, où se retrouvent certains puissants de ce monde aux revenus aussi lourds que leur corps, même bouffi, semble desséché. Dans livre, tout est écriture. On ne peut qu’être saisi par la perfection de l’accordage entre la plume et le pinceau : finesse du trait et profondeur des aplats d’encre noire. On songe une fois encore à ce que Barthes avait écrit au sujet de Steinberg sur “l’être de la répétition”, tout en appréciant ce sens inouï de la variation que ce livre explore comme nul autre. The Party raconte aussi les tensions entre carnaval et mélancolie, entre la fête – cette débauche de victuailles, et surtout de boissons, que l’on consomme vêtus d’étoffes agrémentées de parures plus ou moins précieuses qui font office de carte de visite – et la camarde qui guette aussi bien chaque individu pour lui-même (solitaire dans le monde – avec un petit “m”) que cette High Society d’où l’on ne peut, tentant de s’y extraire, que tomber de haut.

Mrs Mollis Follicle The Party © Diogenes Verlag AG, Zurich,1969,1974 © les Cahiers Dessinés p. 48-49

Dans sa préface à The Party, Thérèse Willer note qu’avec ce livre, “Ungerer a sans doute voulu innover, en donnant au sens propre comme au figuré une autre dimension à ses dessins. À commencer par le format du support, plus grand que celui qu’il utilisait jusqu’alors pour la presse et l’édition.” Les dimensions des planches ne nous étant pas données, du coup on imagine. Il faut dire que le travail d’édition tend à unifier les formats des dessins, en agrandissant certains, en réduisant d’autres (y en a-t-il un seul qui soit véritablement imprimé à l’échelle ?). Aussi faut-il nous réjouir que ces deux publications aux Cahiers dessinés aient pu inciter la galerie Martel (17 rue Martel à Paris) qui fête ses dix années d’activité à produire une nouvelle exposition d’Ungerer. Pour qui ne pourrait s’y rendre, le site de la galerie donne à voir tout ce qui y est exposé. Et comme cette fois, les formats sont indiqués, on se rend compte qu’ils sont plutôt de petite dimension (quelques rares approchent le format raisin). Les murs de la galerie ne permettant pas un grand recul, ce sont des formats parfaits pour y être accrochés. Cependant, le mur “du fond”, situé face à l’entrée, permet un plus grand recul (permettant d’exposer un vrai grand format). Constatant qu’il est rempli, sur plusieurs niveaux, de dessins d’assez petite dimension, on se dit que notre rapport avec le travail de Tomi Ungerer ne pourra être qu’intime. Loin de chercher à nous envahir, sinon par une discrète recommandation à passer du temps à regarder ses dessins, à les approcher de près, à en scruter tous les détails, à en apprécier le moindre dépôt d’encre, le moindre tracé au crayon, le moindre trait de plume, l’intensité des noirs et l’agencement des couleurs, l’artiste nous conduit à apprécier son travail dans sa matérialité même. Cependant, il faut bien reconnaître que la force de ses images est telle qu’on oublie souvent sur quel support elles sont réalisées. On ne saisit pas instantanément que le dessin est parfois sur calque, tant on est sidéré par l’idée qui surgit.

Ungerer © Galerie Martel

Mais, si on prend le temps de caresser lentement du regard la surface de ces dessins, y pénétrant jusqu’à la pointe de l’œil (comme dirait Geneviève Asse), on ne peut que s’émerveiller de ce qui se passe entre ce qui procède de l’urgence, cette incroyable dynamique du trait, et ce qui tend à s’éterniser. Il faut donc approcher les dessins de Tomi Ungerer au plus vif de leur instantanéité, tout en se laisser aller à perdre la mesure du temps passé à entretenir avec eux une forme d’échange où le verbe n’aurait pas nécessairement le “dernier mot”.

2.

Dessin politique, dessin poétique : tel est le titre donné à une exposition présentée en ce moment-même au Musée Jenisch à Vevey, en Suisse, par Frédéric Pajak, qui en est le commissaire. Vevey, c’est loin, alors cette exposition, faute de temps et de moyens, nous ne l’avons pas vue ; mais heureusement le n° 12 du Cahier Dessiné (publication à périodicité de plus en plus aléatoire, le n° 11 datant d’avril 2016) en propose un catalogue comme on en voit peu : non seulement composé de nombre de reproductions des œuvres exposées, comme toujours impeccablement reproduites, mais aussi de textes, le plus souvent de grande qualité (signés, entre autres, par Jean-Christophe Bailly ou Delfeil de Ton). Disons-le de suite : c’est une incontestable réussite, le projet fait mouche à chaque page et, quoi qu’on puisse penser de chaque dessin par lui-même, leur agencement produit de belles étincelles.

Frédéric Pajak, frottant ces deux mots, politique, poétique, une fois de plus comme des silex (car sinon d’où viendraient ces étincelles ?), parle de “merveilleux mélange”. Si “à première vue, dessin politique et dessin poétique semblent deux langages inconciliables”, “à les confronter, des rapprochements insoupçonnables se font jour” nous dit-il, en ouverture de ce Cahier. Il poursuit : “Ainsi, de féroces satiristes ne se privent pas de dessiner respectueusement la nature, tandis qu’à l’inverse de doux paysagistes s’en prennent avec virulence à l’ordre établi.” Notant que la frénésie de classification aujourd’hui étant à son comble, une telle confrontation se veut rafraichissante, on ne peut qu’être en accord avec ces propos ; détestant tout autant les hiérarchies, les enfermements dans des genres, il est bien agréable de rencontrer dans la même exposition et le même livre aussi bien Goya que Mix & Remix, Corot que Gébé, Jacques Callot qu’Anne Gorouben, Pissaro que Topor, Tal Coat que Chaval, Grosz que Sempé, Giacometti que Siné, Rembrandt qu’Anna Sommer, etc. (on s’en veut de ne pouvoir nommer tout ce qui a été accroché, il vous faudra aller voir ce qu’il en est par vous-mêmes, les noms manquants ne signifiant pas que leur travail ait un moindre intérêt : songez à Vallotton, à Töpffer, à Daumier, à Paul Klee aussi bien qu’à Bosc, Noyau ou, une fois encore, Ungerer…).

La couverture de ce volume reproduit une étrange aquarelle de Folon, à première vue poétique, mais à seconde vue, politique (son titre reprend d’ailleurs ce dernier mot – substantif et non adjectif). Trois points minuscules dans une décharge d’encre au pinceau font une tête, qu’un corps “à la Folon” renforce. Il y a quelque chose d’orageux dans l’air (d’où ces étincelles à venir). C’est une des surprises de cette année, cette réconciliation avec un dessinateur qu’on avait jadis eu plaisir à détester, tant il nous avait gonflé avec ce poétisme de l’image dont le fameux générique de fin des programmes d’Antenne 2 déroulait clairement la version la plus dégoulinante. La poésie, on le sait bien, se fait contre le poétisme. C’est une forme avant tout, et non l’expression d’affects au ras des daffodils.

Dans sa préface à Humour blanc de Folon (paru cette année aux Cahiers dessinés), Frédéric Pajak écrit, on ne peut plus justement : “On a mal compris Folon. Il y est sans doute pour quelque chose.” Il nous faut alors faire le ménage dans notre mémoire afin de traverser ce livre comme si tout était neuf. Si on arrive à pratiquer cette forme d’ouverture, ça marche, il y a du plaisir à saisir au vol. Surtout dans ce qui pourrait à première vue paraître, pour reprendre les mots mêmes de l’auteur de ces dessins à la plume en noir et blanc, sans intérêt.

Le titre du court essai de Jean-Christophe Bailly publié dans le cahier/catalogue de cette exposition est Tout dessin est un buissonnement. Il note très justement que le dessin, surtout “de simple notation ou de pur passage, produit la sensation de sa durée, quelques minutes, parfois encore moins, et ce rapport au temps est singulier. Ce n’est ni l’instantané de la photographie, ni l’après-coup du tableau, mais un autre temps, entièrement accordé à l’expérience que, simultanément, il incarne et reproduit.” L’auteur de Saisir (son dernier ouvrage publié à ce jour au Seuil) ajoute un peu plus loin : “Ne pas dessiner, ne pas savoir dessiner est malgré tout un handicap, rarement considéré comme tel au demeurant. Mais en vérité, cette ignorance est un vaste champ d’expérience occupé par quantité de tentatives ou d’essais, tant il semble que la pulsion dessinante soit forte et ancré, et il est étonnant que dans la sphère pourtant si prolixe des définitions narcissiques de l’espère humaine, on n’ait jamais rien dit de l’homme qu’il est celui d’entre les vivants qui dessine.” Ce qui nous donne instantanément le désir de faire se rencontrer Bailly et Frédéric Pajak autour de quelques micros, ce qui aurait été assez aisé il n’y pas si longtemps – mais poursuivons : Poétique, le paysage dessiné ? Pajak : “Limiter la sensation de poésie au seul paysage est évidemment un parti pris. D’autres formes, par exemple le portrait, les scènes urbaines ou les œuvres d’imagination, procèdent de la poésie. Mais l’intérêt de se limiter au paysage permet aussi de rendre compte de cet art que les faiseurs d’opinion déconsidèrent, jugent désuet, voire régressif.” Quoi qu’il en soit, ce n°12 du Cahier dessiné propose des rapports justes entre dessinateurs sous forme d’interpellations, de questions/réponses, de provocations, d’adresses et de confidences (en toute confiance), ce qui le rend plus que jamais indispensable à celles et ceux pour qui le dessin est à la fois parole et silence.

3.

Et soudain, alors que nous étions déjà pour le moins repus, on s’aperçoit qu’elle était loin d’être achevée, cette salve des Cahiers dessinés
Il nous manquait encore, pour finir l’année en beauté, un “monstre” éditorial : 800 pages en deux volumes sous coffret. Voici donc l’intégrale de Ma vie, mon œuvre, mon cul ! de Siné, rebaptisée : Mémoires.

C’est en 1999 que les Éditions Rotative (Charlie Hebdo) commencèrent à publier ces souvenirs d’une vie plutôt chaotique sous forme de petits fascicules brochés vendus en kiosque pour 50 francs (ce sera 8 euros pour le septième, sorti en 2002). Curieusement, si l’on songe à la fin exécrable de leurs rapports et à la haine déversée par le patron de Charlie Hebdo, Philippe Val aurait encouragé Siné à se lancer dans cette entreprise. On ne peut que sourire en lisant la conclusion de la postface que Val a apposée au premier volume (attention j’arrive) : “Un conseil aux anti-Siné qui voudraient le rester : n’ouvrez pas ce livre. Dès la première page, vous vous ferez avoir… C’est marrant, enthousiaste, communicatif, et, dans cinq minutes, vous allez dire : « Je rêve ou quoi ?… Mais je l’aime, ce mec… »

Puis, après un long arrêt de plus d’une dizaine d’années, Siné Mensuel publiera en “hors-série” les huitième et neuvième volumes en 2014 et 2015 (notons l’existence éphémère d’un début d’intégrale en trois volumes chez Casterman). Une rapide recherche sur internet nous apprend que ces éditions se négocient parfois assez cher sur les plateformes de vente de livres d’occasion et que, si les deux derniers restent toujours accessibles au prix de départ, il faudrait débourser un sacré paquet d’euros pour en acquérir la totalité. Aussi ce coffret s’avère finalement plutôt bon marché. Un excellent investissement sous tous rapports.

Dans un entretien publié dans Paris Match en 2014 à l’occasion de la publication du huitième volume de Ma vie, mon œuvre, mon cul, Siné disait qu’il avait repris l’écriture de ses Mémoires après sa leucémie : “Il y a peut-être un rapport : faut que j’écrive la fin avant de crever. Je ne me suis pas dit ça comme ça, mais il n’est pas impossible que cette idée m’ait incité à m’y remettre”. À la remarque : “Vos mémoires sont entièrement manuscrites”, il confiait qu’il s’était “enfin mis à l’ordinateur. Avant, je rédigeais tout au brouillon et c’était l’enfer. Il y avait des repentirs, des ratures, je n’arrivais pas à me relire. Mais maintenant c’est un vrai bonheur : je tape tout sur l’ordi et je recopie tout à la main.” Dans un numéro hors-série de Siné Mensuel publié dans la résonance de sa mort le 5 mai 2016 et titré par lui-même quelques jours auparavant Ma vie, mon œuvre, ma mort ! (la couverture représentant une tombe sur laquelle est gravé : BOB SINÉ 1928-2016, et où est déposé une couronne mortuaire avec ce bandeau : “FAUCHÉ EN PLEINE VIEILLESSE”), on découvrait que le tome 10 de son autobiographie était en préparation, le début ayant été tapé au McIntosh sur son lit d’hôpital. On apprend aussi qu’il envisageait dans la foulée un tome 11 dont il était néanmoins conscient qu’il ne pourrait probablement jamais en écrire la moindre ligne. Ces textes préparatoires, pour une fois non-manuscrits, sont reproduits dans cette intégrale aux Cahiers dessinés, en fin de parcours, juste avant quelques lettres et documents divers reproduits en fac simile pour la plupart : préfaces (Aymé, Boudard), dédicaces (Queneau) et courriers reçus de quelques grands auteurs comme Ionesco, Mauriac, Bellmer et surtout, pour l’essentiel (22 pages sur 27), Jean Genet.

Mémoires 1, p.19

Siné, nom d’auteur implacable (comme Gébé ou Cabu : quatre lettres, pas une de plus), aurait pu – dit-il – se prénommer Adolf : c’est ainsi qu’il ouvre ses Mémoires. Sa mère, n’ayant guère désiré accoucher de ce gros garçon ce 31 décembre 1928, donne à son rejeton le prénom du toubib de service : Maurice, qu’elle colle à Sinet (du nom de son mari qui n’est pourtant pas le père de son fils). Plus tard, regrettant d’avoir pris la chose à la légère, elle le rebaptisera Boby, “un nom que l’on donne plutôt aux chiens”. Pendant quelques années, il sera donc Boby Versy (du nom de son véritable père avec qui il vit, une fois sa mère divorcée de Monsieur Albert Sinet), jusqu’à ce que l’éducation nationale lui rappelle son nom de naissance, inscrit sur les registres de la république. Bref, ça commence bien, on a très envie de tout raconter, jusqu’au moment où on s’aperçoit que ça ne sert à rien de résumer cette affaire de près de 800 pages où l’on traverse plus un séisme historique, notamment la guerre d’Algérie et mai 68, en passant par Cuba et les USA, côté Malcolm X, et qu’en plus, elle trouve sa force essentielle dans le comment de son inscription matérielle dans la page : calligraphiée et non typographiée (très peu d’auteurs feront de même – et en tout cas jamais de manière aussi systématique). Splendeur de cette écriture à la plume que le vieillissement de la main semble n’avoir que peu altérée. Merveille aussi des agencements entre les mots et les images : dessins, photos, manuscrits. Perfection de la mise en couleur, toujours sobre et efficace. À l’arrivée, un classique que l’on relira.

C’est marrant comme la mémoire fonctionne bizarrement : on oublie plein de trucs importants et on retient des conneries inutiles (Siné).” Bien sûr, l’oubli est une composante essentielle de la mémoire et le travail du lecteur se voulant actif est en grande partie de remplir les blancs. Mais, il s’y déploie une telle force d’entraînement qu’on ressent quasi immédiatement le désir de dévorer ce monument d’une seule traite, stimulé par la verve de l’auteur qui semble si naturelle, alors qu’on découvre à chaque signe un sacré métier, fruit du travail acharné de toute une vie. Puis, une fois rangé les deux volumes dans leur coffret, on les ressort aussi sec pour s’attarder sur certains détails. Jamais Siné ne se montre laborieux. C’est comme ça chez lui, depuis le début : jeux de mots sur les chats ou sur le pape, aussi bien que dessins politiques (avec une fois encore, un profond accord entre politique et poétique). La collection de Frédéric Pajak nous avait déjà proposé en 2014 un volume de Dessins d’humour préfacé, sous le titre À l’os emprunté à Marcel Aymé, par Delfeil de Ton qui relevait très justement : “Quiconque est en vie qui est né au vingtième siècle n’a pas pu échapper à Siné.” Ajoutant un peu plus loin : “De l’humour qui va directement où ça fait mal. De l’humour sans phrases.

Il ne nous reste plus qu’à souhaiter que cette parfaite édition de ses Mémoires lui ouvrira les portes d’un nouveau lectorat. Car, si son corps a bel et bien été enterré au vingt-et-unième siècle, il est probable que son œuvre lui survivra, ne serait-ce que parce qu’elle apporte un remède fabuleux aux multiples maux de notre époque plus que jamais désespérante.

4. Notons juste, avant de nous quitter, la reparution récente aux Cahiers dessinés de Paris sans fin d’Alberto Giacometti qu’un nouvel ouvrage titré À travers Paris amplifie en rassemblant des dessins (cent-trente environ) pour la plupart inédits, réalisés en marge du premier opus (lui-même augmenté d’une trentaine de pages de dessins non-retenus au crayon lithographique). L’ouvrant au hasard, je reconnais la tête d’Igor Stravinsky, simplement esquissée et déjà débordante de vie. Ainsi que quelques nus très émouvants – au moins autant que ces tabourets et chaises de l’atelier que Giacometti ne cessera de dessiner. Malgré un nombre aujourd’hui impressionnant de livres, d’essais, de catalogues d’exposition relatifs à son œuvre, il y a toujours quelque chose encore à découvrir, à faire remonter à la surface, à redonner à voir, ou à lire. Dans un texte publié en ouverture de Paris sans fin, Giacometti se disait “incapable d’écrire le livre pour Tériade”. Ce mot “écrire” est ici très fort, car s’il y a bien quelques textes de sa plume qui courent à travers ce livre, il est surtout composé de cent-cinquante planches lithographiées. Cependant, avant de le refermer, j’aimerais recopier quelques lignes d’un de ces textes : “Le silence, je suis seul ici, dehors la nuit, tout est immobile et le sommeil me reprend. Je ne sais ni qui je suis, ni ce que je fais ni ce que je veux, je ne sais si je suis vieux ou jeune, j’ai peut-être encore quelques centaines de milliers d’années à vivre jusqu’à ma mort, mon passé se perd dans un gouffre gris, j’étais serpent et je me vois crocodile, la gueule ouverte ; c’était moi le crocodile rampant la gueule ouverte. Crier et hurler que l’air tremble et les allumettes de loin en loin là par terre comme des bateaux de guerre sur la mer grise.”

Rappeler aussi que le Manifeste incertain suit son cours (aux Éditions Noir sur Blanc). Nous en sommes arrivés au tome 7 (dans deux ans en principe, cette série de publications annuelles sera achevée, et nous pourrons alors relire – relier – le tout). Sur le bandeau est imprimé “L’immense poésie” sous les noms d’Emily Dickinson et de Marina Tsvetaieva (sur celui du tome précédent, c’était : “Blessures”). Un des premiers ouvrages publiés de Frédéric Pajak s’intitulait L’immense solitude. C’était, il y a presque vingt ans. Et maintenant : L’immense poésie… Comme pour souligner les liens entre poésie et solitude – ce dernier mot renvoyant inévitablement à silence (comme j’écris cette phrase, me reviennent ces mots de Pajak, relevés dans le n° 2 du Cahier dessiné, qui m’avaient tant frappé, il y a quinze ans : “Le dessin ? C’est un silence noir sur le bruit blanc” ; plus tard, parlant de Blessures, récit portant sur des épisodes douloureux de son enfance et de son adolescence, il dira : “j’avais besoin de faire taire mon silence.”)

Étonnante année 2018 qui nous aura enfin apporté une traduction française du formidable livre de Suzan Howe My Emily Dickinson (publié chez Ypsilon) que les plus curieux d’entre les lecteurs de poésie s’étaient essayés à déchiffrer en version originale depuis un peu plus de trois décennies ; et aujourd’hui ce volume 7 du Manifeste incertain… Mais les pages dédiées à la recluse d’Amherst dont Pajak dit justement que “non seulement Emily vit et ne vit que pour la poésie – la vie domestique l’indiffère ou l’exaspère –, mais elle s’y consume” ne représentent qu’à peu près un huitième de ce livre, certes plus épais que d’ordinaire, dont Marina Tsvetaieva est, de fait, la véritable “héroïne”. Ou plutôt celle qui incite au voyage – vers l’Est, cette fois. Moscou, Kazan, Samara, Saint-Pétersbourg… “L’immensité de l’espace : voilà bien le fin mot du voyage.” S’aventurant sur les traces de la poétesse russe, aujourd’hui si fameuse (les éditions de ses œuvres traduites en français s’accumulent, on en trouve en poche, les essais prolifèrent ; quand on songe à notre méconnaissance de cette œuvre, aujourd’hui incontournable, au début des années 1980, quand nous ne pouvions nous procurer que la merveilleuse Correspondance à trois avec Rilke et Pasternak ou de maigres anthologies de poèmes), l’écriture scrute “le paysage de l’âme”, sans “sombrer dans le pathos, le lyrisme, le drame” (“ces frémissements de l’âme” qui font / qui fondent l’immense poésie selon Pajak qui rappelle ces vers d’Emily Dickinson : “ Nul Opium ne peut calmer la Dent / Qui ronge l’âme –”).

Nous projetant virtuellement dans le Massachusetts et concrètement en Russie, imprimant en contrepoint des textes, une suite d’un peu plus de 160 dessins, le Manifeste incertain suit son cours. On ne sait où, ni avec qui – sur les traces de qui –, le volume 8 (donné comme devant être l’avant-dernier) nous entraînera. Ce qui est certain, c’est qu’on l’attend au retour de l’automne, saison de la mélancolie (mais auparavant, rendez-vous le 10 janvier aux Éditions Les Cahiers dessinés pour la sortie du deuxième tome des Œuvres de Guido Buzzelli, ainsi que d’un nouvel ouvrage de Noyau, Le bon goût).

Galerie Martel
Cahiers dessinés
Manifeste incertain