Le Quartier, O Bairro, est un espace créé par Gonçalo M. Tavares et habité par des écrivains. Là vivent monsieur Valéry, le premier à s’être installé, et ses voisins, Brecht, Henri, Juarroz, Breton, Calvino, Eliot, Swedenborg, Kraus et Walser. Désormais ils cohabitent aussi dans un livre qui vient de paraître aux éditions Viviane Hamy, rassemble ces Messieurs et offre quelques inédits aux lecteurs français qui, comme moi, auraient dévoré les précédentes publications, un « monsieur » après l’autre.
En ouverture du livre, son principe organisateur, « comme le village d’Astérix», o bairro est « un lieu où l’on tente de résister à l’entrée de la barbarie ». Mais sur quelle carte, sinon littéraire, ce quartier peut-il bien figurer, se demande Mathias Enard dans sa préface au volume, observant la maquette du lieu sur le bureau d’une éditrice : « Reste-t-il des terrains à lotir ? Des boîtes aux lettres sans nom ? ». Sans doute faut-il, pour obtenir droit de cité, être l’un de ces « écrivains européens mâles, ayant obtenu une certaine renommé au XXe siècle ». D’ailleurs qui sont-ils ces Messieurs ? Les auteurs eux-mêmes, leurs homonymes (comme le André Breton d’Édouard Levé), des patronymes (hors monsieur Henri, singulier prénom), des anonymes qui incarnent une notion à la manière des contes philosophiques du XVIIIe siècle ? non plus Candide ou l’optimisme de Voltaire ou, deux siècles plus tard sa lecture par Italo Calvino (« Candide ou la vélocité », La Machine Littérature) mais Monsieur Calvino et la promenade, par exemple, ou Monsieur Brecht et le succès.
Le quartier est une utopie pour Mathias Enard, un espace dans lequel « la littérature prise dans son ensemble et sous toutes ses formes, est naturellement délectable, et peut être prise pour fondement d’un État, d’une Ville ou d’un Quartier », un « village d’Astérix de la pensée ». Tavares lui-même le présente comme « un espace ludique et utopique. Un quartier où on essaie de barrer la route à la bêtise ». L’onomastique vaut donc récit, comme l’expliquait l’écrivain dans un entretien pour Cronópios dès 2009 : « C’est un peu comme donner le nom d’un écrivain à une rue. Quand nous attribuons le nom d’un écrivain à une rue, n’espérons pas que la rue ressemble à l’écrivain. Mais, quand nous donnons un certain nom à une rue, ce n’est pas non plus par hasard. On l’attribue parce que l’écrivain y a vécu ou parce qu’il y avait son bureau, par exemple ». Le nom devient le « point de contact » entre la personne réelle, son univers littéraire et le personnage modelé par l’écrivain, ni plus tout à fait réel, pas pleinement fictionnel non plus.
Des Messieurs, donc mais rassurons-nous, cet univers n’est pas strictement masculin. Monsieur Juarroz est marié et sa femme occupe une place importante dans son quotidien. Et des Dames viendront habiter l’endroit, Mesdames Woolf, Bausch, venant « apport<er> un autre rythme, provoqu<er> une nouvelle perturbation des événements. Ce sera la suite narrative de ce projet que j’espère achever dans les prochaines années », écrit Tavares en introduction au volume publié chez Viviane Hamy, manière de dire que ce quartier a son mouvement, ses genèses, une forme de dynamique qui lui est propre, celle de récits, pensés comme des unités. Tous ont été écrits et « pensés séparément », aucun besoin de suivre l’ordre du livre pour découvrir ses messieurs. La lecture doit être à l’image de la conception du quartier, avec pour seules règles liberté et plaisir. L’inachèvement sera sans doute une part importante de la poétique de cet ensemble, conçu comme « une espèce de micro-histoire de la littérature — mais sous une forme fictionnelle ».
Le quartier est, de fait, le personnage principal du livre, celui que ses différents habitants viennent successivement peupler et cartographier. Sur le schéma dessiné par l’auteur, carte manuscrite d’un lieu enchevêtré, apparaissent des noms auxquels n’est encore associée aucune histoire : Foucault, Kafka, Balzac, Pessoa. Aucun de ces noms n’est le moteur d’une biographie ou d’une analyse serrée de l’œuvre, il s’agit plutôt d’animer des univers fictionnels et réflexifs, de rendre hommage à des auteurs et plus largement à la puissance inventive de la littérature. La fiction est divertissement et rempart contre le pire, elle est invention de mondes qui sont autant d’alternatives réflexives au réel. Ainsi pour monsieur Juarroz : « Comme la réalité était pour <lui> une matière ennuyeuse, il ne s’arrêtait de penser que lorsque c’était absolument indispensable ».
Monsieur Juarroz tient d’ailleurs « à garder chez lui un tiroir pour ranger du vide ». Ce tiroir est une page vierge et un espace propre à la naissance potentielle d’histoires, comme la case vide du roman pour Genette ou celle qui offre une logique au sens pour Perec (« un donné surnuméraire et non placé, non connu, occupant sans place et toujours déplacé »). C’est par ce vide que tout fonctionne et bouge, que réel comme fiction peuvent sans cesse être reconfigurés, que la série s’anime. L’espace vide est le récit en attente de suites et développements, de nouveaux épisodes. À son épouse qui proteste contre « ce qu’elle considérait comme une déplorable utilisation du mètre carré », monsieur Juarroz rétorque que le tiroir « n’est pas complètement vide. Il en manque encore ».
Ainsi fonctionne la série des Messieurs : de courts textes, eux-mêmes construits sur un concentré de scènes, la page ménageant des blancs comme cette pause que Tavares conseille entre la lecture de chaque Monsieur — « S’il m’est permis de faire une suggestion au lecteur, je lui recommanderais de lire un Monsieur puis de faire une pause. Mieux vaut ne pas les lire tous d’une traite (…) ». Les espaces blancs animent les figures comme les sont les mobiles de Calder, les illustrations du livre par Rachel Caiano ou Monsieur Swedenborg et ses investigations géométriques :
Le projet d’ensemble rappelle le Plume d’Henri Michaux – « On n’est peut-être pas fait pour un seul moi », présent ici en tant que Monsieur Henri. Mais c’est Monsieur Valéry qui énonce ce principe général : « je ne me sens pas complet avec seulement moi-même », d’ailleurs, « d’après mes calculs je suis trois personnes. Au moins ». Multiplication des figures d’un grand Tout (la littérature), le volume est une géographie qui vaut exploration du monde, du livre et de l’homme, de la légende comme du quotidien, du réel et de la fable. L’écrivain, comme tout artiste, est un architecte du monde. Tavares pousse la métaphore à son point limite : il se fait urbaniste, chaque livre de la série des Messieurs occupe un espace, l’habite, en constitue le récit, un texte à la manière de (Calvino, Valéry, Brecht). Son quartier (Bairro) est une bibliothèque borgésienne, idéale, un panthéon, mais sans embaumement ou solennité. Aucun projet biographique ou hommage empesé derrière l’entreprise. Tavares habite l’œuvre qu’il célèbre, en rend l’essence, dans un projet à la fois dingue et ludique, fascinant, qui se construit peu à peu sous nos yeux.
Monsieur Valéry est ainsi le fils spirituel et barré de Monsieur Teste (du véritable Paul Valéry) et de Monsieur Hulot. Il expérimente, tente et interroge la logique du monde, ses invariants. Il dessine, dresse des hypothèses, échafaude des théories : avoir un animal domestique, que personne n’a jamais vu, et pour cause, il vit dans une boîte, comme le mouton du Petit Prince ou le boa dans un chapeau. Il songe à vendre l’intérieur d’assiettes, ne touche les choses qui sont à sa gauche que de sa main gauche, se demande comment échapper aux gouttes de pluie, établir la vérité, définir les rapports de la littérature et de l’argent… et tant d’autres projets et essais. Monsieur Valéry est « satisfait et heureux de ses raisonnements », et le lecteur partage son euphorie. « Monsieur Valéry aimait beaucoup le café. Pour Monsieur Valéry, travailler et boire du café, c’était la même chose. Son travail, à partir d’un certain moment, consistait à boire du café ». « Monsieur Valéry, après cette dissertation philosophique, eut le souffle coupé, tellement il était heureux ».
Difficile d’imaginer un Bairro conçu comme « un lieu où l’on tente de résister à la barbarie » sans son Monsieur Brecht. Comme ses voisins, il entretient un rapport oblique, et néanmoins essentiel, à son homonyme écrivain, Bertolt — ne serait-ce que par la mise en œuvre, chez Tavares comme chez l’auteur de Dans la jungle des villes, d’un Verfremdungseffekt, d’une distanciation constante, ici par l’absurde, l’ironie et la parabole mais encore par la reprise de motifs essentiels à l’œuvre du dramaturge, un cercle de craie (non caucasien), des villes, une jungle (Im Dickicht der Städte), des têtes rondes et pointues (Die Rundköpfe und die Spitzköpfe) ou en forme de chapeau. Monsieur Brecht aime à raconter des histoires, même devant une « salle pratiquement vide ». Elles mettent en scène une violence banale, un monde de l’invasion absurde, celui du travail, de la guerre, de la mutilation, physique comme symbolique. Elles montrent que l’homme, pris dans un processus d’aliénation, s’adapte à toutes les frontières (le chanteur ou le chômeur, tel un Père Courage et ses enfants), comme le malappris, qui en porte la marque sur son corps :
« Le malappris n’ôtait jamais son chapeau. Ni devant les dames qu’il croisait, ni dans les réunions importantes, ni lorsqu’il entrait à l’église.
Peu à peu, l’indélicatesse de cet homme révulsa la population. Au fil des années, cette agressivité s’exacerba, jusqu’à parvenir à un degré extrême : on envoya l’homme à l’échafaud.
Le jour venu, il plaça sa tête sur le billot, en portant son chapeau avec sa fierté coutumière.
Tous attendaient.
Le couperet de la guillotine tomba et la tête roula.
Le couvre-chef, malgré tout, resta en place.
Alors ils s’approchèrent pour enfin arracher son chapeau à ce malappris. Mais pas moyen.
Ce n’était pas un chapeau : c’était la tête elle-même qui avait une forme étrange ».
Dans le monde tel que le racontent les histoires de Monsieur Brecht, tout est allégorie : animaux (l’oiseau, les chats qui chicotent) et hommes peuplent un espace dont rien ne doit dépasser. On ampute, on tranche dans le vif la moindre anomalie, le moindre pas de côté. Dans ce monde, on taille, on décapite, on mutile. C’est absurde parfois, comme cette femme « trop grosse qui voulait perdre du poids » et demande à son médecin de lui couper une jambe, c’est souvent sinistre, toujours signifiant, politique. C’est un monde du calcul, un monde où « le gouvernement corrigeait les déséquilibres sociaux par un rééquilibrage numérique », le monde de la correction, dans tous les sens du terme (surveiller, punir). Un monde où il n’existe plus qu’un seul livre, dans la librairie on trouve « cent mille exemplaires numérotés du même livre. Comme dans n’importe quelle autre librairie, les clients prenaient leur temps, hésitaient entre tel ou tel numéro ». Un monde où l’on abat les oiseaux qui franchissent les frontières, où l’on tue des poules si cultivées qui pensent trop pour encore songer à pondre, où les abattoirs dominent (Die heilige Johanna der Schlachthöfe). Pourtant le sens apparaît, dans l’absurde :
« L’Importance des philosophes
Le philosophe disait que seuls les hommes s’engageaient dans des entreprises d’importance, tandis que les animaux ne se consacraient qu’à des actions insignifiantes.
C’est alors qu’un tigre arriva qui dévora le philosophe, corroborant ainsi à pleines dents la théorie susdite ».
« En raison d’un inexplicable court-circuit, c’est le fonctionnaire qui abaissa le levier qui fut électrocuté et non le criminel qui se trouvait assis sur la chaise.
Comme l’on n’était pas parvenu à réparer la panne, c’était désormais le fonctionnaire du gouvernement qui prenait place sur la chaise électrique, tandis que le criminel était chargé d’abaisser le levier mortel. » (Monsieur Brecht)
Il suffit peut-être de sourire, de penser ou de renverser les choses pour que la liberté retrouve ses droits. D’ailleurs, lorsque Monsieur Brecht finit de raconter ses histoires, la salle est comble. Le texte est roi, comme chez un autre des Messieurs du Quartier, Italo Calvino.
« Chez Calvino, des rideaux avaient été mis à l’une des fenêtres – celle qui offrait la meilleure vue sur la rue –, rideaux que l’on pouvait boutonner, une fois tirés. Sur le rideau droit se trouvaient les boutons et sur le gauche les boutonnières correspondantes. Calvino, pour regarder cette fenêtre, devait d’abord défaire les sept boutons, l’un après l’autre. Ensuite seulement, il écartait les rideaux et pouvait regarder, contempler le monde. Ses observations terminées, il tirait les rideaux et refermait chacun des boutons. C’était une fenêtre à boutonner. Lorsqu’il voulait ouvrir la fenêtre le matin, au moment de défaire lentement les boutons, il sentait dans ses gestes la même intensité érotique que celui qui retire, avec délicatesse, mais aussi avec anxiété, le chemisier de sa bien-aimée. Aussi voyait-il la vie différemment, depuis cette fenêtre. Comme si le monde n’était pas quelque chose de disponible à tout moment, comme s’il exigeait plutôt de lui, et de ses doigts, une série de gestes minutieux. De cette fenêtre, le monde n’était pas le même. » (Monsieur Calvino)
Chez Italo Calvino, on le sait, les barons sont perchés, les vicomtes pourfendus, les chevaliers inexistants, c’est le corbeau qui vient le dernier : l’écrivain italien a construit un univers onirique et fabuleux, souvent allégorique pour dire le réel, la nécessité de la résistance, un monde où les journées sont celles d’un scrutateur cosmicomique des villes invisibles… Le voyageur par une nuit d’hiver, inlassable marcheur comme tous les habitants du Bairro — autre Château des destins croisés — est ici monsieur Calvino. Pas l’écrivain, mais son avatar, paradoxalement plus vrai que nature en ce qu’il est un double fictif, quand bien même tous deux sont des originaux, au plein sens du terme. Monsieur Calvino invente : des rideaux boutonnés aux fenêtres pour que le réel ne soit plus « quelque chose de disponible à tout moment », se promener avec un ballon de baudruche à la main, « exercice fondamental qui lui permettait d’aiguiser son regard sur les choses du monde », « moyen simple de désigner le néant » et toute une série d’autres exercices mettant en valeur sa « très spéciale compétence technique et métaphysique » : porter une barre métallique parallèlement au sol, manger une soupe aux lettres et laisser advenir une « irruption alphabétique » (un A collé au menton), d’autres jeux oulipiens et « questions apparemment absurdes » qui changent, fondamentalement, notre regard, le décentrent, lui font accueillir ce qui excède et dépasse la logique raisonnable.
On pourrait user, pour définir ce Monsieur Calvino et plus largement l’entreprise de Gonçalo M. Tavares, des mots de Barthes analysant la « mécanique du charme » d’Italo Calvino depuis son Chevalier inexistant : sa manière si particulière, singulière, de construire des superfictions comme il est des supernovas, le récit naissant de situations invraisemblables, irréalistes pour ensuite les développer « d’une façon implacablement réaliste et implacablement logique », son art de mettre en rapport imagination et mécanique, de travailler par coordination des textes et non selon un enchaînement continu, son culte du paradoxe. « Et puis il y a une chose qu’il faut encore dire, (…) il y a, à tout instant, dans les notations, une ironie qui n’est jamais blessante, jamais agressive, une distance, un sourire, une sympathie. Une sorte de charme tendre, de charme élégant ». S’il n’a de facto pas lu Tavares mais le commente par anticipation à travers Calvino, Barthes rejoint ici, dans un univers parallèle de fiction créative, Enrique Vila-Matas qui écrivait dans El Pais que « Gonçalo M. Tavares a construit un quartier portatif, un merveilleux Chiado littéraire – qui jamais ne sera ravagé par aucun incendie –, où Monsieur Valéry, Monsieur Juarroz, Monsieur Walser, Monsieur Henri (Michaux), Monsieur Calvino, Monsieur Brecht et d’autres, achètent leur pain et prennent l’apéritif ».
On suit la carte du quartier comme on lit un index ou cherche un livre dans les rayonnages d’une bibliothèque, on attend les fantômes (ces Messieurs et Dames présents sur la carte du quartier, non encore écrits), on repère les voisins (Rimbaud, Balzac et Caroll ; Kraus et Voltaire), les solitaires (Borges, évidemment au centre). On se prend à esquisser soi-même cette géographie littéraire qui est déjà un texte. La carte est une aventure du récit. On lit ce que l’exceptionnel écrivain portugais a écrit de chacun, un monde de fiction se construit dans et par un récit qui est aussi un laboratoire de la littérature contemporaine et de ses grands référents, de ses pôles magnétiques. Série littéraire, aventure textuelle et graphique, les inclassables et indispensables Messieurs sont un délice de lecture, un condensé de rire philosophique, d’absurde pourtant si logique, insolent de justesse et « charme élégant », un regard unique porté sur la barbarie du monde comme il va contre laquelle seule l’inventivité littéraire peut lutter.
Gonçalo M. Tavares, Le Quartier, Les Messieurs (« O Bairro« ), traduit du portugais par Dominique Nédellec, illustrations de Rachel Ciano, préface de Mathias Enard, janvier 2021, 798 p., 24 €.