« (…) puis brusquement la jeep ralentit, s’arrêta, José Miguel descendit, eux aussi, et le garde-chasse leur montra alors un arbre, un chêne parmi les nombreux autres, puis pointa son doigt vers un endroit sur le terrain légèrement en pente, une sorte de sentier à peine visible, et déclara, avec sa diction saccadée particulière, que c’était l’arbre où était perché l’homme qui avait tué sept loups sur les neufs, entre 1985 et 1988, il lui avait fallu un peu plus de trois ans pour les tuer, l’un après l’autre, pour leur malheur, quelque chose poussait les loups à passer par cet endroit, à emprunter ce chemin, dit-il en désignant le sentier, et c’est comme ça que l’homme avait réussi à les assassiner l’un après l’autre, les assassiner ? demanda-t-il à l’interprète, qui savait désormais ce qu’il lui restait à faire, confirmer que José Miguel avait bien employé ce terme en espagnol, oui, cet homme les avait a-ssa-ssi-nés, répéta en anglais l’interprète, bien entendu, poursuivit José Miguel, cet homme avait très peur, à l’époque il vivait dans la peur permanente, non seulement sur son arbre, autrement dit lorsqu’il grimpait la nuit et s’installait sur une branche pour surveiller le sentier et guetter leur arrivée, mais aussi lorsqu’il rentrait à l’aube, il avait peur chez lui, au café, avec ses amis, mais il devait obéir aux ordres du maître, c’était un tueur de loups professionnel, un lobero, il avait été engagé par le propriétaire du domaine qui voulait ce qu’il y avait de mieux, et cet homme, eh bien, c’est ce qu’il y avait de mieux, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir peur, un jour, il lui avait raconté qu’il n’avait pas peur lorsque les loups arrivaient, non, mais pendant les heures où ils n’étaient pas là, il avait peur du sentier, quand le sentier sur lequel les loups arriveraient était désert, bien entendu, les loups devinrent plus méfiants, après chaque mort, la meute redoublait de prudence, mais malgré tout, quelque chose les poussait à emprunter de temps à autre ce sentier, et cet homme était patient, et persévérant, pendant trois ans, il grimpa presque chaque nuit en haut de cet arbre, et il tua sept loups, il ne réussit pas à tuer les deux derniers car après l’assassinat du septième loup, les deux derniers rescapés de la meute n’utilisèrent plus jamais le sentier (…) »
László Krasznahorkai, Le Dernier Loup (2009), traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Éditions Cambourakis, 2019, pp. 55-56.
