Deborah Levy : « Chacun est l’autre et nul n’est lui-même » (Ce que je ne veux pas savoir, Le Coût de la vie)

Deborah Levy © Christine Marcandier

Les débats sur l’autofiction font rage en cette rentrée littéraire 2020 : écrire sur soi, depuis soi, affirmer ne pas mentir et pourtant en partie cacher ou inventer, est-ce faire œuvre littéraire ? (Qui penserait à la polémique Yoga viserait juste). La question est vaine, en soi, et elle tombe d’elle-même quand on lit les deux premiers volets de la Living Autobiography de Deborah Levy, tout juste parus aux éditions du Sous-Sol, dans une traduction magistrale de Céline Leroy : Ce que je ne veux pas savoir et Le Coût de la vie.

Vivante, cette autobiographie l’est en ce qu’il s’agit pour Deborah Levy de puiser dans sa propre existence « pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité », comme l’écrivait Perec dans Je suis né, cité en ouverture de la trilogie ; elle est vivante en ce qu’elle revitalise l’écriture de soi. Comme le notait Sartre dans Huis Clos, en épigraphe du premier chapitre de Ce que je ne veux pas savoir : « Tu n’es rien d’autre que ta vie ». Et, en miroir, bien sûr ta vie n’est autre que la mienne. Deborah Levy, dans les deux volumes de sa trilogie en cours, cherche une chambre à soi. Elle louera un cabanon pour écrire, sa « Hütte » comme Heidegger nommait son propre lieu. Là elle emportera dix livres qui lui sont essentiels dont Être et temps du philosophe allemand, titre qui pourrait d’ailleurs être le sous-titre d’ensemble de sa propre entreprise autobiographique. Deborah Levy n’a-t-elle pas « tracé au feutre rouge un crochet devant cette phrase » du livre de Heidegger, « chacun est l’autre et nul n’est lui-même » ?

Le dialogue — entre soi et ses maîtres en création (Duras, Perec, Godard, Plath), entre soi et les autres — est au cœur même du projet d’autobiographie vivante de Deborah Levy, et ce, dès le sous-titre de son premier volet, Ce que je ne veux pas savoir qui se donne comme Une réponse au « Pourquoi j’écris » de George Orwell. Tout est là, déjà. Il s’agit, d’abord, de répondre pour s’approprier ce que d’autres ont écrit, d’y trouver un écho à ses propres questionnements : les grands chapitres du livre de Deborah Levy reprennent les quatre catégories du livre d’Orwell, quatre motivations de l’acte d’écrire — visée politique, inspiration historienne, pur égoïsme et enthousiasme esthétique. Mais ce dialogue n’est pas une simple réponse ou même une réappropriation, il est retournement et même subversion, celle du masculin par le féminin.

Lorsque s’ouvre le premier volume de la trilogie, Deborah Levy va mal. Elle pleure sans trop savoir pourquoi chaque fois qu’elle emprunte un escalator et elle décide de partir pour Palma de Majorque et un hôtel qui lui est refuge et rituel. Elle y a séjourné amoureuse à 20 ans et écrivant son premier roman à 30. Rien n’a changé dans ce lieu cocon, sinon elle-même, désormais seule face à son carnet « étiqueté POLOGNE, 1988 » qui lui est « journal intime » et « calepin d’inspecteur de police parce que j’y amassais sans cesse des indices de ce que je ne pouvais comprendre ». Tout commence donc dans ce néant nébuleux qui sera le passage d’un « ce que je ne pouvais comprendre » à un « ce que je ne veux pas savoir », de la passivité face à ce que l’on ne maîtrise pas au refus d’un certain ordre des choses. Comme Deborah Levy l’écrit dans Le Coût de la vie, « c’était là le thème de mon livre Ce que je ne veux pas savoir où je faisais l’hypothèse que ce que nous ne voulons pas savoir est ce que nous savons de toute façon et refusons de regarder en face ».

George Sand sera une première clé dans un travail d’élucidation, comme Maria qui tient l’hôtel de Palma de Majorque, deux femmes comme deux indices du patriarcat du XIXe siècle à aujourd’hui. Cet ordre des choses, pensé par le masculin pour le masculin, exige « de nous d’être passives mais ambitieuses, maternelles mais pleines d’une énergie érotique, dans le sacrifice mais comblées ». Nous nous devons d’« être des Femmes Modernes et Fortes tout en étant soumises à toutes sortes d’humiliations, tant économiques que domestiques ». Être femme, c’est « culpabiliser sur tout » sans être « certaines pour autant de ce que nous avions fait de travers ». Alors Deborah Levy se rend sur les lieux que Sand a arpentés avant elle avec son amant (Chopin), elle relit Duras (La Vie matérielle), la cite et la commente, elle se confronte à Beauvoir, dialogue avec ses aînées. C’est en ce sens enfin que cette autobiographie est vivante, en ce qu’elle montre le présent absolu de celles qui l’ont devancée non seulement dans cette « enquête littéraire » mais dans cette quête de soi comme sujet et non objet — « c’est déjà assez dur d’apprendre à devenir écrivain, mais apprendre à devenir un sujet, c’est épuisant ». Écrire pour Deborah Levy revient à tisser un ici est maintenant depuis un passé toujours actuel, ce que Kafka appelait, dans ses Lettres à Milena, une « mémoire devenue vivante ».

« J’étais convaincue qu’une autre forme de vie m’attendait »

L’on comprend dès lors combien écrire depuis soi est tout sauf nombriliste et solipsiste mais bel et bien politique. Se dire, c’est se confronter à un grand passé/présent comme à ce que Nietzsche, cité par Deborah Levy, nommait des « mémoires involontaires et inaperçues ». L’enquête plonge l’auteure dans ses propres racines sud-africaines, sa jeunesse engluée dans l’apartheid, les tensions raciales, l’antisémitisme, l’arrestation de son père membre de l’ANC. Elle replonge dans son année de mutisme, dans son apprentissage long et douloureux d’une voix qui porte — « parler haut, ce n’est pas parler plus fort, c’est se sentir autorisé à énoncer un désir ». Elle raconte sa découverte de l’Angleterre à 15 ans, l’urgence d’enfin « décampe<r> de cette vie ». Alors elle écrit, partout et jusque dans des serviettes en papier, son sentiment d’Exil dont les seuls compagnons seraient Warhol (en Exil d’Europe de l’Est à Pittsburgh) et Bowie (en Exil sur Mars). Tout le premier volume de la trilogie est le récit de cette tentative d’« exil de l’exil », l’écriture comme échappée et fenêtre « qui s’ouvre comme une orange » (Apollinaire).

Et ce qui frappe lorsqu’on lit le deuxième volet, Le Coût de la vie, c’est combien cette quête et enquête se ramifie et amplifie à chaque âge de la vie. Là, Deborah Levy narre la cinquantaine et la crise qui l’accompagne, le sentiment « d’hivernage », d’une vie devenue « instable et imprévisible ». Son mariage et « ce conte de fée qu’est la Maison de famille » ont pris fin. Avec la vente de la maison c’est la « mise en cartons de longues années passés ensemble ». Il faut (re)trouver une place à sa propre existence, à ses deux filles, à l’écriture. « Il était vain de vouloir faire rentrer une ancienne vie dans une nouvelle ». Il faut se débarrasser de meubles, laisser les livres dans des cartons, subvenir aux besoins des filles et aux siens dans l’urgence, sans lieu à soi, se débattre avec le paradoxe d’une liberté retrouvée qui est une aliénation puisqu’il lui faut se tuer au travail pour payer loyers et factures. Deborah Levy se rêvera même scénariste à Hollywood, piscine et cocktails sous un ciel bleu radieux, pour échapper aux trottoirs londoniens qui sentent « la vieille pièce de monnaie ».

« Je ne voulais clairement pas écrire le premier rôle féminin comme on l’écrit toujours »

Il est impossible de dire la puissance à la fois sensible et loufoque de la prose de Deborah Levy, la manière dont elle fait passer ses lecteurs de la colère au fou rire (l’épisode du poulet tué deux fois), de la poésie aux larmes —le pudique et terrible récit de l’agonie de sa mère qui lui avait « appris à nager », au sens propre comme figuré. L’extravagance de Deborah Levy est une élégance. Elle a le génie des images qui n’ont jamais le côté brillant et creux des métaphores mais sont bien des figures concrètes qui transforment à jamais le regard que vous porterez sur un brin de romarin ou une glace au chewing-gum. Deborah Levy décape dans la pudeur, elle saisit tout ce qui dérange, elle tient un discours d’un féminisme radical qui n’est jamais dans l’exclusion de tous les autres sujets que nos sociétés blanches, patriarcales et hétérosexuelles transforment en objets. Remarquer que les hommes ne prononcent jamais le nom de leur femme est une manière de parler de James Baldwin (Personne ne sait mon nom) et parler de Baldwin une manière de dire toutes les exclusions et la puissance de l’écriture pour les dénoncer et transformer nos regards et représentations.

Deborah Levy – Photo Sheila Burnett/Seuil

Deborah Levy traverse sa vie et les nôtres « en roue libre », les échos tissés entre les deux premiers volumes de sa trilogie sont sidérants, comme un approfondissement constant de tout ce que le passé fait resurgir et entendre. Elle écrit qu’être c’est devenir soit toujours dans un Être et temps. Les deux petits livres parus sont immenses, la sobriété peut contenir l’infini, dans cette Recherche au féminin et en condensé qui se revendique d’un Kierkegaard mâtiné de Bowie : « Oui, j’étais complètement d’accord avec Ziggy et avec Kierkegaard : « la vie doit être comprise en regardant en arrière. Mais il ne faut pas oublier qu’elle doit être vécue en regardant vers l’avant » ».

Deborah Levy, sur son vélo électrique comme dans sa prose, excelle à nous faire suivre ses mouvements d’avant en arrière et d’elle-même aux autres. Et l’on ne voit plus rien comme avant après l’avoir lue parce qu’elle nous montre comment « regarder en face ». Dans le cabanon de Deborah Levy, je l’écrivais, « dix livres essentiels », Apollinaire, Éluard, Plath, Emily Dickinson », « un livre d’anatomie et un autre de Robert Graves sur la mythologie ». Nul doute qu’il y aura ceux de Deborah Levy dans le vôtre.

Deborah Levy, Ce que je ne veux pas savoir (Things I Don’t Want to Know, 2013), traduit de l’anglais par Céline Leroy, éditions du Sous-Sol, août 2020, 140 p., 16 € 50.

Deborah Levy, Le Coût de la vie (The Cost of Living, 2018), traduit de l’anglais par Céline Leroy, éditions du Sous-Sol, août 2020, 160 p., 16 € 50.