Avant la photographie, il y a l’accident. Franck Gérard le raconte : une chute de trois étages, la mort ou presque, le retour à la vie, la survie, une sorte de sursis, et la vie encore, mais différente. C’était le 4 juin 1999. Cette vie, désormais, est inséparable de la photographie. Pour Franck Gérard, la photographie est un mouvement vital. Comme la vie, ses photographies sont faites d’accidents, de bifurcations, de rencontres et hasard, d’une abondance, d’un excès…
En l’état réunit dans un volume de plus de 400 pages un échantillon d’un travail entrepris juste après l’accident, travail en droit sans fin, également intitulé « En l’état ». Ce travail serait comme une suite de l’accident, un effet de celui-ci. Franck Gérard photographie sans cesse, quotidiennement, volontairement, à Nantes, à Paris, à Los Angeles, à Liverpool, ici et ailleurs. Cette activité incessante de photographier produit évidemment une quantité impressionnante d’images, ce dont ce livre est, par son volume, un signe, une expression : l’abondance des images dans le livre renvoie à un flux sans fin d’images, hors du livre, des images déjà faites et tant d’autres encore à faire. Comme la vie, « En l’état » n’est pas destiné à un achèvement, et comme la vie, le projet ne peut qu’être surabondant, un flux continu…
Il s’agit de sortir dans la rue, dans la ville, hors de la ville, parfois hors du pays, du continent, et de photographier ce qu’alors on peut voir – ce qui devient visible. Il s’agit de marcher, déambuler, errer, arpenter. Regarder et photographier – photographier pour regarder, mieux regarder, voir autrement. Etre en vie et être dans le monde, le parcourir, de l’autre côté de la planète ou autour de chez soi – chez soi pouvant parfois être comme l’autre bout de la planète. Chez Franck Gérard, la photographie est inséparable de ces mouvements à travers le monde, de ces expériences du monde, comme une sorte de protocole, de dispositif.

Le photographe n’arrange pas, ne conçoit pas à l’avance ce qu’il va photographier : il photographie ce qui advient. Il s’agit d’être dans le monde, avec le monde, et qu’en un sens, par la photographie, le monde advienne. La photographie, ici, a pour condition la sortie dans le monde et ce qui advient dans le monde, les surprises, les rencontres, le hasard. Photographier, c’est rencontrer ce qui n’était ni voulu ni prévu – photographier cela qui est étrange, étranger, et qui simplement advient.
L’action de photographier nécessite une action du monde : le monde agit et je le photographie. L’action accompagne la rencontre : il se passe quelque chose et je le photographie. Ce qu’il se passe peut être un passant ressemblant à Johnny Depp dans tel film, un homme qui promène un cochon, un accident de la lumière, le parallèle entre deux femmes vêtues de la même façon, une girafe en peluche dans le métro, un vieil homme regardant un squelette dans une vitrine… Si, pour décrire les images de Franck Gérard, on pourrait dérouler tout un inventaire à la Prévert, c’est que le monde tel qu’il se met à exister dans ces photographies est un tel inventaire : un ensemble hétéroclite, hétérogène, discontinu, foisonnant, un ensemble de rencontres, de hasards, un flux d’étrangetés…
Franck Gérard a un sens aigu de la rencontre. Celle-ci n’est pas le simple fait de croiser quelqu’un dans la rue. Etre dans le monde, avec le monde, pour le monde, ne se réduit pas à marcher à travers Paris ou Los Angeles, à photographier simplement ce qui se présente. La rencontre est toujours rencontre avec ce qui n’est pas soi, avec ce qui n’est pas habituel, ce qui n’est pas clairement reconnaissable, ce qui n’a pas immédiatement de signification. La rencontre ouvre une brèche dans le monde, une fêlure, un doute, comme une épilepsie de la pensée et des sens. La rencontre implique hasard et imprévisibilité, la seule volonté importante étant en vue du hasard, de l’imprévu. Et elle implique tout autant autre chose que soi, autre chose que le monde habituel : non pas reproduction du même mais répétition de la différence. Le monde tel qu’il existe dans les images de Franck Gérard est une répétition de la différence, seule la différence s’y répète : différence d’avec soi, différence d’avec le monde, différence du monde d’avec lui-même…

De fait, les photographies de Franck Gérard incluent toujours une rencontre improbable entre objets différents, ou entre tel objet, telle personne, et l’environnement, l’habitude : une carotte géante dans une voiture, un cochon en laisse dans une rue de Palm Springs, un homme portant comme une cape un costume de tigre… Si la rue est un espace dans lequel nous reconnaissons immédiatement ce que nous voyons, un espace habituel, dans les photographies de Franck Gérard elle devient le lieu où se produisent des ruptures avec l’habitude, avec l’attendu, l’immédiatement signifiant : une différence advient, un accident à l’intérieur du banal, du prévisible. Par cet accident, le monde prend une autre direction, une ligne de fuite apparaît par laquelle le monde devient autre, advient en tant que possibilités autres, réalisées par et dans la photographie. C’est cela que fait Franck Gérard : faire proliférer dans le monde les lignes de fuite du monde, que la ligne soit ténue ou plus visible, elle est ce par quoi dans le monde se multiplient les différences d’avec le monde, les différences du monde qui sont d’autres mondes dans le monde, un ensemble de bifurcations.
La différence et l’étrangeté – une étrangeté qui, ici, n’a jamais à voir avec le spectaculaire – s’imposent d’autant plus que ces photographies s’efforcent (par le cadrage, par la situation, par le fait) d’exclure toute narration, tout récit incluant un avant ou un après, toute logique qui intégrerait ce que nous voyons dans l’image à l’intérieur d’un récit qui rabattrait celle-ci sur du compréhensible, du connu. Le monde apparaît tel qu’il nous surprend, tel que nous ne le comprenons pas, ou pas immédiatement, et c’est ce suspens du sens qui importe puisqu’il rend sensible le monde dans sa nouveauté, dans son étrangeté, la rencontre réelle, l’accident irréductible. Autre chose dans le monde advient et ce qui advient est une autre possibilité du monde, une autre logique du monde, un autre mode d’être pour un monde essentiellement d’accidents…
Franck Gérard est un photographe de la contingence et de l’accident. Le cadrage de ses photographies est le plus souvent plus large que l’objet « central » photographié, le cadrage n’étant pas serré sur l’objet mais étant au contraire élargi à un champ plus général qui inclut l’objet comme une chose incongrue, un élément qui échappe à l’ordre commun de ce champ. Dans telle photographie, nous reconnaissons des éléments habituels de la rue, mais à l’intérieur de cet ensemble habituel, nous voyons un petit enfant, au bord du trottoir, penché vers on ne sait pas quoi : que fait-il ? que regarde-t-il ? On ne sait pas. Dans telle autre image, un homme empile des pulls dans un renfoncement dans le mur, en pleine rue. Rien dans l’environnement photographié n’indique la raison de ce que l’on voit, la signification de la scène, la finalité de l’action ou du fait. Cette action ou ce fait ne sont en rien nécessaires dans l’environnement où ils ont lieu, ils échappent à la logique d’ensemble qui les rendraient, justement, nécessaires, cohérents, ils ne sont que des réalités contingentes qui adviennent sans autre raison qu’elles-mêmes, cette absence de nécessité contaminant l’ensemble du cadre dont chaque élément devient de fait, lui-même, contingent. Tout devient accident, accident à l’intérieur de l’accidentel, tout pouvant ainsi être autre, et devenant autre aussi bien…

C’est ce monde que photographie Franck Gérard, toute une vie du monde, un monde devenu essentiellement contingence et accidentel, rencontres, lignes de fuite, échappées hors de « notre » monde, hors des schèmes habituels de « notre » rapport au monde. Les photos de Franck Gérard impliquent ainsi, de ce fait, un regard critique sur « notre » monde, une distance vis-à-vis de celui-ci, de sa logique, de ses significations connues, reconnues, marchandes, sociales, etc. Comme elles impliquent l’affirmation d’un autre rapport au monde, celle d’un autre monde qui n’est pas seulement possible, futur, mais qui est là, sous nos yeux. Il suffit de regarder, nous dit le photographe.
Franck Gérard, En l’état, 428 pages + livret de 24 pages, éditions Loco, 2020, 24 €
Textes de Franck Gérard, Dominique A, Philippe Bazin, Jean-Christophe Béchet, Jean Blaise, Ronan Bouroullec, Blandine Chavanne, Gilles Clément, Julie Corteville, Olivier Delavallade, Françoise de Maulde, Raymond Depardon, François Hébel, Jean-Yves Jouannais, Jacques Leenhardt, Laurent Le Bon, David Moinard, Jean-Luc Moulène, Michel Poivert, Mélanie Rio, Guy Tortosa, Felice Varini.