Choses lues, choses vues : BD, DVD, poésie – une fin d’été 2020

© Alix Rosset

Reprise des chroniques en forme de constellation…Tant de choses à lire, puis à commenter s’il nous reste du temps, de ce temps que nous préférons le plus souvent employer à la lecture, car là au moins nous avançons. Même s’il nous arrive d’emprunter de fausses pistes, et d’ainsi nous égarer, le soir nous n’en sommes pas au même point qu’au réveil. Tandis que, quand nous écrivons, ne serait-ce que quelques notes de lecture, nous prenons plus souvent la gomme que le crayon… En ces derniers jours d’un été plus chaud que de coutume (l’automne arrive et il fait 35° en région parisienne), quelques essais de voies – dans l’ordre : bande dessinée, cinéma, poésie.

1.

Les choses de l’amour, de Dorothée de Monfreid (Misma, septembre 2020), est de ces livres extrêmement plaisants qu’on est heureux d’avoir en mains, puis de les montrer, et même les offrir à ses amis, mais dont on se rend assez vite compte qu’on ne pourra pas en dire grand-chose qui dépasse les clichés les plus convenus, les premiers commentaires venant à l’esprit se trouvant coincés entre deux volontés aussi stupides que rabat-joie, l’une consistant à paraphraser l’évidence même qui électrise ces strips, et l’autre à en surajouter. Donc, on évitera. Ou alors on se trouvera une porte de sortie “critique” en notant que ces Choses de l’amour pourraient bien trouver leur place, dans la bibliothèque, aussi bien à côté des livres précédents de Dorothée de Monfreid (comme les Sept petits porcelets ou Ada et Rosie), que d’autres belles réussites d’un genre – “Les choses de l’amour” – qui n’en est pas vraiment un, tel Cul Nul d’Anne Baraou (pour les textes) et Fanny Dalle Rive (pour le dessin), publié en deux volumes (2012, 2013) chez Olivius, puis en intégrale (2019) chez Cornélius.

Les choses de l’amour, Dorothée de Monfreid © Misma

Essayons quand même de jouer avec le titre. Première remarque : Les Choses de l’amour n’ont rien à voir, et heureusement, avec Les choses de la vie – le film. Si l’on désire jouer avec nos souvenirs, frottons plutôt Les Choses (Perec) à L’Amour (Duras). Donc au parcours d’objets débordant d’énergie libidinale, se révélant plus animés qu’inanimés, à qui il arrive de brèves histoires assez croustillantes (notons d’ailleurs un toaster parmi ces objets), parfois ironiques ou tout simplement drôles, comme cela se passe dans la vie courante. Avant même de découvrir le premier strip de quatre cases, intitulé Contes de fées, tout est dit dès les “pages de garde” : “– Bah… Pourquoi as-tu éteint la lumière ? – Je suis pudique. – Mais j’ai envie de te regarder, moi. – Arrête de parler et caresse mes pages de garde.”

Notons enfin qu’il est agréable en ces temps d’incertitude que soient produits, avec amour justement, de petits livres – objets de grande classe – réalisés à partir de trois fois rien (une cinquantaine de “gags”), qui se relisent, presque sans fin, non qu’on les oublie une fois refermés, mais parce que c’est comme ça, nul n’y peut rien, on y revient… C’est d’ailleurs parfaitement exprimé sur les dernières pages de garde : “– Mmm, c’était bon. – Et si on reprenait tout depuis le début ?”

Autre titre paraissant ces jours-ci chez Misma, My Road Movie de Nylso, une réédition, ou plutôt un arrangement d’un ouvrage déjà ancien (Sarbacane, 2008), écrit en complicité avec Marie Saur du temps où les deux auteurs travaillaient de concert aux épisodes de Jérôme d’Alphagraph. N’ayant pas sous la main cette première version, j’ignore ce qui a changé, si ça touche le visuel, ou la narration, les dialogues, plutôt riches, voire bavards, en tout cas bien plus qu’aujourd’hui, car depuis que Nylso travaille de nouveau seul, ses pages deviennent souvent silencieuses, même si Kimi le vieux chien (Misma, 2018), son dernier livre publié à ce jour, s’articulait à partir d’un assez long monologue (mais chez lui, les mots sont d’abord des traits, tracés avec un outil aussi fin que pour le dessin).

Personnage central de My Road Movie : une voiture. Pas la Rosalie de Calvo ou on ne sait quelle coccinelle humanisée : un banal tas de ferraille en état de marche, dit “voiture grand tourisme”, une occase en or (coûtant seulement deux ans de salaire chez Citroën) que Jean-Michel (véritable prénom de l’auteur) vient d’acquérir, fonçant aussitôt chez son frère Philippe pour lui montrer cet engin de rêve. Ensuite, les deux partent en vacances, de nuit, sous la pluie, et ça nous vaut une première page dépourvue de texte comme Nylso sait si bien les faire (il y en aura quelques autres, ainsi que, çà et là, de belles cases parfois plus blanches que noires).

My Road Movie, Nylso © Misma

Une fois encore, on ne dévoilera pas l’histoire, son titre en disant déjà beaucoup. Disons pour aller vite qu’elle est gentiment agitée, les péripéties les plus improbables se succédant allégrement, au point que les deux vacanciers n’arriveront pas à prendre de vrai repos (mais ça va de soi, car sinon il n’y aurait rien à raconter, et donc à dessiner). Movie : pourquoi pas – mais qui filmera cette histoire ? Et surtout plaisir du dessin : même quand la page est découpée en toutes petites cases occupées à plus de 50% par des dialogues, on est d’abord touché par le dosage des noirs et des blancs, accordé à une belle sensibilité de trait.

En résumé, une histoire entre deux frères – un brun, un blond – que la prise d’âge aura séparés, mais dont les têtes débordent de souvenirs à échanger – histoire en permanence au bord de la nostalgie, tendance bretonne, agitée par le vent marin et la pluie, mais s’aventurant parfois dans ces territoires plus inquiétants où règne la mélancolie. Excellente idée que d’avoir réédité cet essai un peu inattendu de Nylso (qui semble plus à son aise dans les cabanes, les étendues d’herbes, de forêts ou de rochers que dans une voiture grand tourisme), en attendant son prochain opus dont les premières pages diffusées sur les réseaux sociaux s’avèrent pleines de promesses.

De Jérôme Dubois dont le travail commence à gagner en visibilité, on connaissait l’assez beau, et déroutant, Tes yeux ont vu, publié il y a trois ans chez Cornélius, qui incitait le lecteur attentif à regarder au plus près certaines séquences, sur le plan visuel, avant même de tenter d’en comprendre “l’histoire” (mais, on l’aura peut-être remarqué, c’est une manière d’entrer dans les livres de bande dessinée qui m’est, sinon propre, disons familière : si le dessin, les couleurs – quand il y en a –, la maquette, l’impression, ne me disent rien, je risque immanquablement de passer à côté de l’histoire, même remarquable). Aujourd’hui, c’est un diptyque qui relance le désir de reprendre lien avec le travail de Jérôme Dubois : un livre publié par les Éditions Matière, Citéruine, et un autre, Citéville, chez Cornélius. J’ai lu le premier sur impression papier, le second en PDF, donc sur écran. Une exposition à Arts Factory Bastille (du 1er au 19 septembre) aura permis aux Parisiens d’apprécier les originaux (ainsi que ceux de Stéphane de Groef dont nous parlerons un peu plus loin).

Donc, deux livres dont on ne sait, nous dit-on, lequel est le pendant de l’autre. Cela m’évoque cet autre diptyque de Marguerite Duras (encore elle ! c’est plutôt bon signe) : India Song, sans doute le plus fameux d’entre ses films / Son nom de Venise dans Calcutta désert, dont la bande son, réalisée à l’origine pour la radio, puis retravaillée pour le cinéma, est identique à celle d’India Song, mais pour lequel a été réalisé un nouveau montage d’images, cette fois ruinées (celles du décor du film initial, dépouillé de toute présence humaine). Comment imaginer en bande dessinée quelque chose de semblable : deux livres jumeaux où, de l’un à l’autre, soit les dessins, soit les mots – récitatifs, dialogues –, changeraient ? Avec Citéruine et Citéville, cela ne se passe pas exactement comme chez Duras, mais si le premier (que l’on pourra assez rapidement considérer comme second) est muet, le deuxième est, sinon volubile, disons dialogué, ce qui lui donne un côté “bande dessinée classique” (comme India Song ressemble davantage à un “film classique” que son “pendant” ruiné). Citéville, traversé(e) par des personnages ayant perdu l’essentiel de ce qui donne du rayonnement, de l’énergie, à l’humanité (grand classique), sonne assez triste et vire du côté du fantastique, voire du récit d’anticipation, et de la chronique sociale (avec un zeste de psychanalyse). Citéruine, plus abstrait, débarrassé de toute psychologie, nous permet d’interpréter ses suites d’images à notre guise, et notamment de les dédramatiser. Puis on se rend compte que ces images muettes de décors dits “ruinés” sont en tout point superposables à celles de Citéville, débarrassés de toute présence humaine. Projet passionnant. J’avoue préférer, plastiquement, Citéruine, mais peut-être m’aura-t-il fallu traverser Citéville pour en arriver là. Autrement dit : les deux faisant la paire, il est préférable de ne se dispenser d’aucun.

Citéruine, Jérôme Dubois © Matière

Cascade de Fabio Viscogliosi (L’Association, septembre 2020) est, comme on pouvait s’y attendre (on l’a d’ailleurs attendu ce livre, le plaisir est grand de pouvoir en apprécier la matérialité, imprimée et reliée), un ouvrage parfaitement identifiable, et cependant peu commun : une nouvelle étape du parcours singulier de son auteur qui nous a déjà gratifié, au début de cette année, d’une réussite littéraire, Harpo (Actes Sud,), sorte de rêverie romanesque à partir de “ce que l’on sait” de la mystérieuse disparition d’Harpo Marx, en déroute fin décembre 1933 dans les belles provinces de notre pays. Incipit : Le 12 décembre 1933, en fin de journée, le grand comédien Harpo Marx est au volant d’une Citroën 5 CV carrossée en Torpédo de couleur bleu pâle. Seul à bord, il roule à une vitesse de soixante kilomètres heure, vitesse raisonnable à laquelle il est difficile d’attribuer la responsabilité du dérapage qui survient sur la départementale 104, à la hauteur du lieu-dit La Charrière. Excipit : Allongé sur la méridienne, les mains sur le ventre, sourire aux lèvres, Harpo finit par s’endormir. Entre les deux, 155 pages entraînantes et bien mieux que divertissantes.

Cascade, premier livre de Fabio Viscogliosi à L’Association depuis dix ans (le tout dernier, Da capo, reprenait des publications bien plus anciennes) et son premier ouvrage de bande dessinée depuis Ma vie de garçon (Attila, 2011), est source d’étonnement à chaque page, même si, pour qui a suivi son parcours, cet étonnement va de soi – ou presque. À de très rares exceptions, trois formes s’entremêlent : une grande image légendée mettant le plus souvent (mais pas toujours) en scène un âne, double apparent de l’auteur ; de petites histoires en six cases, elles aussi légendées (mais différemment, côté lettrage) ; et d’assez mystérieuses “miscellanées”, quasi-muettes, mais toujours titrées. Traversées par d’innombrables références, citations et hommages, cette succession de planches ne ressemble à rien d’autre qu’à elle-même. Si Cascade trouvera sans difficulté sa place dans toute bonne bibliothèque – comme il l’a naturellement trouvée dans cette constellation –, il demeurera à jamais un ouvrage à part dans le genre – qui est aussi une forme – dans lequel on aura tendance à le ranger. Grande joie de le noter, car c’est manière de constater que les travaux de creusement de nouvelles voies sont toujours en cours, les frontières se dessinant de plus en plus en pointillés.

Cascade, Fabio Viscogliosi © L’Association

En incipit de ses notes en fin de volume, Fabio Viscogliosi écrit : “À vrai dire, il faudrait parfois ne pas trop en savoir, ne pas trop comprendre, rester au niveau du mystère qu’impriment les formes et les objets sur notre mémoire. L’imagination est renforcée par les manques, c’est un fait.” Il me semble honnête d’ajouter que ces quelques lignes se rapportant à cet ouvrage se sont construites avec l’appétit de ne pas trop en dire, préférant suggérer que (dé)montrer. Une ou deux images entre les paragraphes devraient suffire à donner envie d’en découvrir un peu plus. Mais nous serions ravis qu’un esprit avisé et retors se lance un jour dans une monumentale exégèse de Cascade (qui porte bien son titre), même si ce dernier ouvrage n’en a guère besoin.

Plus rapidement, en intermezzo, deux ou trois bandes dessinées échappant plus ou moins, elles aussi, au genre, tout en s’y inscrivant formellement. Tout d’abord Repères 2 de Jochen Gerner (Casterman, septembre 2020). Comme son titre l’indique, il s’agit d’un deuxième rassemblement de doubles pages prépubliées sous forme de colonnes dans “le 1”, hebdomadaire diffusé en kiosques depuis 2014, traitant d’un nouveau sujet à chaque livraison – une équipe rédactionnelle plus ou moins anonyme (mais créditée à la fin de l’ouvrage) apportant une suite d’informations au dessinateur chargé de mettre en forme, à sa manière, une petite séquence didactique portant aussi bien sur la “généalogie du racisme” que sur “la ruralité en France”, ou “comment Simone est devenue de Beauvoir”, ce qui pourrait a priori paraître ennuyeux, mais ne l’est pas, grâce au talent et à l’ingéniosité de Jochen Gerner : à son sens du raccourci visuel et du pictogramme ; à son art consommé de rendre clair le plus obscur, sans pour autant refuser d’apporter, par le trait, une part de mystère. Minimaliste et utile, sérieux et ludique, impersonnel et personnel, dans tous les cas signé, Repères 2 apporte à l’exercice de la pédagogie de nouvelles lettres, non de noblesse (encore que), mais de néon (de ceux qui illuminent les sculptures de Dan Flavin), éclairant avec humour – en noir et blanc – l’esprit volontiers embrouillé d’un public saturé d’informations.

B.O. comme un dieu d’Ugo Bienvenu (Les Requins-marteaux, collection “BD Cul” n°23, septembre 2020) trouvera-t-il sa place non loin des volumes déjà cités, notamment Les choses de l’amour ? Pas impossible, car cet enchaînement de scènes érotiques, et parfois pornographiques, met en rapport(s) des Humaines plus ou moins mutantes et un Robot programmé pour les satisfaire au-delà du “raisonnable”. Donc un homme-chose-objet si on veut : une machine animée. Au sein de cette très inégale collection, ce nouvel opus apporte une petite dose de mélancolie bienvenue et une fable pas si immorale qu’elle en a l’air. On songe à Barbarella de Jean-Claude Forest, non par son côté graphique (Forest a un trait plus sensuel), mais parce qu’on y trouve ces robots amants qui ont du style, même si leurs élans ont quelque chose de mécanique. En recherche de “sens”, B.O., sept-cent-soixante-douze ans et toujours bien entretenu, finira par en trouver, à la suite d’un coup de foudre dont on ne dévoilera rien ici.

Manuel de civilité biohardcore, signé Antoine Boute, Stéphane de Groef et Adrien Herda, est le fruit d’une coédition entre Tusitala et FRMK (Le Frémok). Composé d’une suite de planches colorées, au sens fort, je veux dire non-platement-colorisées, mais éclatantes de couleurs, ce Manuel offre comme il se doit des “conseils pour aborder la vie sereinement” qu’on imagine bien entendu décalés, parodiques, bien plus poétiques que pratiques. Par exemple, Faire chialer le peuple, où il est question de lécher l’œil du chauffeur d’une automobile que l’on voit arriver en marchant en plein milieu de la rue. “Se faire lécher l’œil est quelque chose d’assez similaire finalement à se faire lécher le cerveau : c’est profondément pire que le sexe”. Ou encore, Libido et forêt : “1. Se faire un mec. 2. Fonder une famille. 3. Emmener sa famille en expédition. La laisser en plan. 4. Se déguiser en nymphette. 5. Draguer son mec de loin. 6. L’attirer dans un trou.” Nous voilà prévenus : c’est délicieux et ça marchera d’autant mieux si on se sent complice de cette drôle de fabrique de situations dégageant – comme il nous est très justement annoncé – un malaise et une poésie déconcertants.

Manuel de civilité biohardcore, Antoine Boute, Stéphane de Groef et Adrien Herda © Tusitala – FRMK

Pour finir, provisoirement, ce survol lacunaire d’une rentrée qui n’en est une que parce que nous le voulons bien, un “roman graphique” (même si je n’aime guère cette expression, ce volume sera probablement classé ainsi) écrit par Loo Hui Phang et dessiné par Hugues Micol. Black-out (Futuropolis, 2020) est le titre de cette bande dessinée impressionnante – près de deux cents pages de grand format – d’invention et de maturité, de noirceur et d’ouverture vers l’autre, proposant une autre lecture du monde, qu’il nous sera difficile, malgré les apparences, de réduire aux petits oignons d’une critique avide d’icônes et d’anecdotes.

Black-out est d’une grande complexité et demande à être lu avec la plus grande attention, non que le récit ne soit entraînant, ni que les dessins ne soient séduisants – bien au contraire –, mais parce que l’entrelacement des deux (l’image s’aventurant bien au-delà de la simple illustration d’un scénario et l’écriture – le plaisir du texte – n’hésitant pas à s’affirmer, peut-être pas en parfaite autonomie, mais cependant par et pour lui-même, Loo Hui Phang ayant récemment passé l’épreuve du premier roman avec brio) ouvre des perspectives de lectures renouvelées assez rares, même si on pourrait croire que le fait que cette bande dessinée se passe à Hollywood, et qu’on y rencontre des personnages fameux du monde du cinéma, corsèterait à coup sûr tant la narration que la mise en perspective – le dépôt en surface – du noir et blanc. Certes, on y trouve nombre de références, de citations, les cinéphiles se trouveront en terrain familier, mais en subtil décalage aussi bien avec l’Histoire qu’avec les histoires qui s’y sont contées.

Black-out. Loo Hui Phang & Hughes Micol © Futuropolis

Black-out est l’histoire remarquable de Ohanzee Wildhorse, devenu Maximus Wyld, métis improbable ayant du sang indien, africain, chinois et mexicain coulant dans les veines. Il est donc à lui seul “les Américains”, pour reprendre le mot de la fin que Loo Hui Phang place dans la bouche d’une Rita Hayworth âgée et atteinte de la maladie d’Alzheimer. Ce Wyld, repéré en 1936 par Cary Grant dans un club de boxe, et unanimement admiré par les artistes de cinéma (de Ford à Hitchcock en passant par Capra ou Sternberg), doué d’une capacité de séduction hors-norme, d’une sensualité de parfait non-WASP, et de la capacité à tout jouer (se métamorphosant avec une incroyable aisance, tel un transformiste), est une figure – et même la figure – de l’amnésie : celui que l’usine à rêves, connue aussi sous le nom de Babylone, aura effacée, comme elle le fait de tout ce qu’elle décrète minoritaire, et dont cette histoire s’attache à retracer le parcours. Cet homme, noir à la manière de Herriman – l’auteur de Krazy Kat, créole et ami intime des Navajos –, c’est-à-dire au fond plus ou moins de couleur selon le regard qu’on lui porte, qui n’a pas les cheveux crépus, mais qui possède néanmoins tout ce qui conduit l’homme blanc à en faire une figure, inquiétante et parfois diabolique, de l’autre, une fois les liens de soumission rompus, est parfaitement rendu, c’est-à-dire, animé, crédible, vivant, tant par la scénariste, aussi érudite qu’inspirée, que par le dessinateur, plus que jamais impressionnant de virtuosité. C’est, bien au-delà du seul domaine de la cinématographie grand-public, un portrait de l’Amérique la plus dure, la plus raciste, la plus ségrégationniste, la plus impitoyablement religieuse, sectaire, qui aura engendré, entre autres, le sénateur McCarthy, Ronald Reagan ou Donald Trump – car si les choses changent, rien n’est encore vraiment réglé pour les colored people, les Natives Americans, ou les frontaliers. Wyld dit être “un homme qui avance”. Mais ce, au prix de la disparition de toutes les séquences de films auxquels il aura contribué en tant qu’acteur, à l’exception de celles où, masqué, on ne reconnait plus rien de ses traits, et à peine de son corps. Très belle idée, assez mélancolique. Les lettres géantes qui inscrivent le nom d’Hollywood en haut des collines sont autant de tremplins pour se suicider. Si on les regarde fixement, on voit des corps s’envoler comme des oiseaux. Black-out : un étourdissement – le “roman graphique” le plus remarquablement tendu de cette “rentrée”.

Black-out. Loo Hui Phang & Hughes Micol. © Futuropolis

2.

Si les librairies souffrent, si leurs étals et rayons ne proposent pas forcément tous les livres que l’on souhaiterait y trouver, ce n’est rien à côté des salles de cinéma. Ces derniers temps, j’ai vu dans une grande salle à peu près vide, Hotel by The river d’Hong Sang-Soo, c’était une merveille. Et le lendemain, Au bout du monde de Kiyoshi Kurosawa, mais cette fois en DVD (tout frais sorti) : un autre miracle en ces temps de manque. Ces deux cinéastes sont déjà en passe de nous dévoiler leurs nouveaux opus (La femme qui s’est enfuie du premier sort le 30 septembre ; Les amants sacrifiés du second vient d’être présenté à Venise). On est troublé par cette oscillation infernale entre crise sévère de la production et de la diffusion et santé paradoxale de certains créateurs, comme Paul Vecchiali qui, à 90 ans, continue de tourner, certes avec de moins en moins de moyens, mais sans pour autant abdiquer quoi que ce soit de ce qui a fait la force de sa filmographie – Un soupçon d’amour est en ce moment-même en salles.

Le 16 septembre, Carlotta a sorti en DVD & Blu-ray une nouvelle restauration 4K de Sátántangó de Béla Tarr, film mythique de près de sept heures et demie (selon les supports) que l’on peut aussi bien découvrir (ou revoir) d’une traite qu’en trois temps (de plus de deux heures chacun) – une expérience de cinéma sans équivalent comme le proclame avec raison la jaquette du coffret. S’il est un écrivain qui a parlé avec justesse du cinéma de Béla Tarr et tout particulièrement de Sátántangó, c’est Jacques Rancière, philosophe et critique, dont il faut chaudement recommander le livre Béla Tarr, le temps d’après (Capricci, 2011) : “Cette histoire est celle d’une promesse et d’une escroquerie. C’est, à première vue, le plus banal des scénarios pour un film traitant du communisme.”  Et bien entendu, rien de banal à l’arrivée : de très longs plans, parfois accompagnés, soutenus, tendus par de la musique, répétitive, soulante si on veut, au sens où elle est jouée à l’accordéon dans le café où les villageois dansent sans relâche après avoir bu une grande quantité d’alcool, images et sons procurant, comme immobiles, et sans pour autant cesser de tournoyer, une forme de fascination, comme si une peinture – objet de sidération – s’animait soudain alors que toute parole a cessé. Dans cette scène, vers le milieu de film, où l’ébriété fait loi, une petite fille, donné comme simplette, voire idiote (au sens fort), qui a enterré son argent dans un trou dans l’espoir qu’il pousse un arbre aux pièces d’or, mais se le faisant aussitôt fait voler par son escroc de frère, regarde à travers la vitre les adultes au bord de l’effondrement (cependant, ils tiennent bon). Cette petite fille, c’est nous, ou plutôt nous sommes avec elle, nous la suivons, non apitoyés, mais de tout cœur avec elle. Son frère lui ayant aussi enseigné “la théorie des vainqueurs”, elle “l’applique méthodiquement sur son chat qu’elle torture puis empoisonne à la mort-aux-rats” avant de “s’en aller sous la pluie, portant sur ses épaules le rideau de dentelle dont elle s’est fait un châle, sous son bras gauche le chat mort et sous sa mort-aux-rats dont, au petit matin elle absorbera les restes dans un château en ruines envahi par les herbes avant de s’allonger, le chat dans ses bras, après avoir tiré sa robe et rectifié sa coiffure, pour être présentable quand les anges viendront la chercher” (Jacques Rancière). Souvenir d’un autre très grand film où une femme fait avaler de la mort aux rats à ses proches : La fille aux allumettes d’Aki Kaurismäki.

Sátántangó. Béla Tarr © Carlotta

Depuis la première séquence où, par temps gris, un troupeau de vaches quittant l’étable traverse le hameau, sans que ne se passe rien d’autre que ce fait matériel dont le son rend compte musicalement, mixant de belles et sourdes sonorités de quelque instrument méconnaissable (un sampler peut-être, piloté par un clavier électrique) à des meuglements merveilleusement réverbérés (et quelques cris d’oiseaux au loin), et au vent. Cela dure près de neuf minutes avant qu’une première voix humaine ne précède la première vision d’un corps humain, puis d’un deuxième (des amants adultérins). On entend : “Il va se passer quelque chose”, alors qu’au fond, ce qui vient de se passer, c’était déjà vraiment “quelque chose”. Soit vous êtes “scotchés”, soit vous avez abandonné, désespéré par cette lenteur, pourtant sensuelle, voire sublime, si rare, si précieuse…

Sátántangó est l’adaptation d’un roman de Lázló Krasznahorkai, mais on peut le voir de manière non-romanesque, comme un poème cinématographique, où même chorégraphique : une sorte de ballet des corps paysans dans un hameau en voie de se trouver ruiné, alors que l’histoire racontée est celle d’un magot convoité par tous, en attente de prospérité, mais qui, bien entendu s’évaporera, au fur et à mesure que des apparitions plus ou moins fantomatiques (mais cependant incarnées) traverseront l’espace-temps de ce film à la durée hors-norme (je n’en dirai pas plus : un résumé ne servirait à rien, plutôt tenter de faire passer les sensations que procure la vision, et l’écoute, de ces longs plans-séquences dont on ne trouvera l’équivalent nulle part ailleurs).

Sátántangó, Béla Tarr © Carlotta

Quant à la restauration, pour qui a découvert le film vers 2006 dans la première version DVD éditée par Clavis Films, c’est un véritable bonheur, aussi bien en ce qui concerne l’image que le son (frappant ces mots, j’écoute la bande-son de Sátántangó, l’image m’étant cachée par la page de traitement de texte, et elle me suffit). Ces longs plans où des personnages marchent – on dira, ironiquement : en temps réel – par un temps de chien, où le vent soulève la terre et les feuilles et les projettent sur les corps, jusque dans les yeux, sont fascinants aussi par le traitement du son. Plus ça semble minimaliste, plus c’est riche, non de significations (plaquées) mais de de sensations, de matérialité sensible (que chacun interprétera à sa guise). Sátántangó est l’exploration de défaillances, de stupéfiants abandons, de sidérantes pertes d’identité (de tous repères), de ce que l’on peut gagner à perdre aussi bien les espoirs les plus vains que la vie, dans ce qu’elle a de plus sacré. Citons Jacques Rancière une dernière fois : “La tâche propre au cinéma est de construire le mouvement selon lequel ces affects se produisent et circulent, dont ils se modulent selon les deux régimes sensibles fondamentaux de la répétition et du saut dans l’inconnu. Le saut dans l’inconnu peut ne conduire nulle part, il peut conduire à la pure destruction et à la folie. Mais c’est dans cet écart que le cinéma construit ses intensités et en fait un témoignage ou un conte sur l’état du monde qui échappe au morne constat de l’équivalence de toutes choses et de la vanité de tout action. La perte des illusions ne dit plus grand-chose sur notre monde. La proximité entre le désordre normal de l’ordre des choses « désillusionné » et l’extrême de la destruction ou de la folie en dit bien davantage.”

Que cette restauration puisse permettre d’apporter à ce film lentement muri (entre 1985 et 1994) un nouveau public, aussi bon entendeur que regardeur, ayant enfin compris que lire, voir, écouter, sentir, toucher, c’est faire de nouvelles expériences dans un espace-temps libéré des conventions narratives – “Les films de Béla Tarr sont si proche du rythme de la vie que l’on a l’impression d’assister à la naissance d’un nouveau cinéma” (Gus van Sant) –, c’est tout le mal que l’on puisse souhaiter à son auteur, aujourd’hui désœuvré (dit-il) – mais jusqu’à quand ?

3.

De Laurent Albarracin, nous avons rendu compte ici-même d’un de ses derniers livres de poésie, “Pourquoi ? (Presses Universitaires de Rouen et du Havre, février 2020), se présentant “comme une longue suite d’interrogations sur la nature des choses, et notamment de cette chose singulière qu’est une rose.” Aujourd’hui, c’est un copieux recueil de notes de lecture “ne relevant pas à proprement parler de la critique littéraire” qui nous arrive, ce qui met l’auteur de ces lignes (ou notes au sujet d’autres notes) particulièrement à l’aise puisqu’il se retrouve ainsi plongé dans ce Terrain Vague où les catégories imposées n’ont plus cours. Écrites entre 2004 et 2015 (les trois dernières années composant plus de la moitié du volume), publiées dans l’ordre chronologique de leur rédaction, ces notes au sujet de livres de poésie (mais pas seulement) concernent un peu plus de cinquante auteurs dont j’avoue méconnaître non seulement le travail, mais même le nom, de la majorité d’entre eux, ce qui rend ce livre précieux, car il contribue à combler quelques-unes des lacunes de ses lecteurs (nous sommes de grands ignorants, ne l’oublions jamais).

Cependant – et Laurent Albarracin l’exprime clairement : “Ces recensions et comptes rendus n’ont pas été rédigés pour guider le lecteur dans ses choix ni même pour servir les livres, mais très égoïstement pour moi, pour ma méditation personnelle, en vue d’en faire mon miel et d’en tirer jouissance, la lecture s’aiguisant mieux lorsqu’on prend la peine de la coucher sur le papier.” Et, au fond, il a raison, on ne peut faire passer que si, égoïstement, on a pris du plaisir, non seulement à lire tel ou tel ouvrage, mais aussi à y retrouver, peut-être pas “nos obsessions”, mais disons ce qui ne cesse d’apparaître et de disparaitre dès qu’on entre en méditation, même quand on a l’impression d’être le plus détaché de soi.

Lectures (Éditions Lurlure, prévu pour mars 2020, mais ne nous étant parvenu que mi-août pour les raisons que nous savons) se lit comme un feuilleton où nous reconnaissons parfois les personnages, et parfois non. Mais ce qui compte, c’est ce côté sériel, ou plutôt dispositif à variations, sur le thème de la création poétique. À la question qu’est-ce que la poésie ? Albarracin répond qu’on ne sait pas : “Il appartient à chacun de s’emparer du poème pour nourrir sa propre quête qui n’aura pas d’autre réponse que celle d’être augmentée d’un toujours plus grand nombre d’interrogations.” Ce qui est l’essentiel, on en conviendra. Lectures propose des projets de lectures à venir qui ne seront peut-être pas toutes tenues, mais peu importe, ce qui compte, c’est le plaisir pris à traverser ce livre, et il est grand.

D’Alexis Pelletier, les amateurs des écrits de Claude Ollier ont découvert le nom en 1996, quand ses entretiens avec ce dernier ont été publiés par P.O.L sous le titre Cité de mémoire (ils restent à ce jour les meilleurs jamais réalisés avec celui qui ne fut à aucun moment de sa vie un grand bavard). Il me faudra cependant attendre quelques années supplémentaires (treize précisément) pour que, à son initiative, alors qu’il était coordinateur d’un numéro de la défunte revue Passage d’encre, nous commencions à entamer une sorte de jeu d’échanges à distance (Pelletier résidant en Normandie), à partir d’un intérêt commun pour la musique dite contemporaine. Mais c’est en 2014, peu après la mort de Claude Ollier, alors que nous nous sommes retrouvés dans la maison de ce dernier afin de trier et préserver certaines de ses archives (dont une partie de sa bibliothèque), que nous avons réellement pris langue, librement, sur divers sujets, dont la poésie. Je me souviens, découvrant en sa compagnie un ensemble de livres détrempés par la tempête de 1999 qui avait endommagé le toit de la maison d’Ollier, que, parmi eux, se trouvaient les siens. Alexis Pelletier, repérant dans le tas deux de ses ouvrages en assez bon état, me les avait aussitôt offerts, ce qui m’avait conduit bien entendu à les lire, m’apercevant ainsi que le critique, le professeur, l’exégète et l’intervieweur était aussi poète.

Ces livres – Un journal épisodique (2003) et 51 partitions de Dominique Lemaître (2008) – étaient publiés par Tarabuste, éditeur domicilié à Saint-Benoît-du-Sault (36170), attentif à la qualité de réalisation de ses ouvrages, ce qu’atteste une fois de plus ce nouveau recueil, Le présent du présent précédé de Il faut que tu me suives, bien plus épais que les précédents (plus de 300 pages), l’opposé d’une plaquette, ou même d’un recueil : un roc poétique (ou plutôt de poésie), une sacrée somme dont je ne saurais parler en quelques mots. D’ailleurs, je m’interdis autant que possible de commenter la poésie, laissant l’affaire aux professionnels de la chose, préférant, pour commencer, citer quelque fragment :

Les mots c’est d’abord du corps
des sensations avant que des idées
où je ne sais quelle représentation
du monde
avant même que de la voix aussi
avant même que du souffle
et avec transmettre
c’est la sensation du passage
qui est revenue

Ou cet autre :

je voudrais qu’il fasse jour dans ce poème
des images qui restent
pour une affirmation
de pas grand-chose
et puis l’impression de buter
de devoir revenir toujours
avec le même vide
dans les mots
comme si à chaque fois
que cela prend
quelque chose serre le ventre
et dit simultanément
que cela se prend
trop au sérieux

…avant de donner la parole à l’auteur : “Il y a dans ce livre deux ensembles. C’est donc un recueil. La phrase Il faut que tu me suives est venue en 2011, alors que je terminais l’écriture du recueil Mains Tenues. Cette formulation touchait au vieux fantasme apollinairien de tout faire entrer dans le poème. J’ai trouvé, dans tous les sens de cette injonction, la légèreté et parfois l’humour permettant de traverser des mots ou des sensations aussi diverses que le commun, la raréfaction de l’eau sur la terre, les événements qui font l’actualité (ou plutôt la défont), le travail avec une compagnie de danse etc. Tout cela vécu par des mots obsédants qui arrivaient dans l’écriture, d’une manière parfois saugrenue, parfois assez proche de l’improvisation, au sens musical du terme. Cela m’a conduit jusqu’en 2017.

Le présent du présent a été une sorte de prolongement d’Il faut que tu me suives. Le travail quotidien de l’écriture s’est développé, dans cet ensemble, en un seul poème qui s’articule en cinq moments, pour tenter de fixer quelque chose du rapport à un présent entendu dans toutes les acceptions du sens de ce mot. Rapidement s’est développée une sorte de conflit irréductible entre l’asphyxie et la nécessité d’être au monde, contrebalancé (est-ce que je peux parler de contrepoint ?) par les références aux œuvres des autres qui devenaient des moyens de faire face et de continuer à écrire.

Quelque chose en fait s’est déplié avec Le présent du présent qui a comme justifié le fait que l’injonction Il faut que tu me suives soit devenue un désir voire une prière absolument non contraignante à l’autre. Et le recueil peut-être de devenir livre, s’il creuse le même état de langue. En effet, même si le présent parfois déstabilise ou heurte la sensibilité par sa violence ou son âpreté, l’écriture poétique pourrait avoir cette force qui permet de tenter de faire face au monde (un tel mot est-il possible ?), parfois jusqu’à l’épuisement, dans un geste ou plutôt dans un rythme qui toujours s’affirme comme une déclaration amoureuse. Jusqu’au silence (que personne ne peut voler à l’autre) les mots ne pourraient-ils pas désigner un désir sans fin ? Il faut que tu me suives… (Alexis Pelletier, mail du 15 septembre 2020).”

Dorothée de Monfreid, Les choses de l’amour, Misma, 108 p., 12 €
Nylso, My Road Movie, Misma, 140 p., 20 €
Jérôme Dubois, Citéville, Cornélius, 184 p., 22 € 50 ; Citéruine, Éditions Matière, 184 p., 19 €
Fabio Viscogliosi, Cascade, L’Association, 120 p., 32 €
Jochen Gerner, Repères 2, Casterman, 264 p., 15 €
Ugo Bienvenu, B.O. comme un dieu, Les Requins-marteaux, 128 p., 14 €
Antoine Boute, Stéphane de Groef et Adrien Herda, Manuel de civilité biohardcore, Tusitala + FRMK, 64 p., 24 €
Loo Hui Phang et Hugues Micol, Black-out, Futuropolis, 200 p., 28 €
Béla Tarr, Sátántangó, 2 Blu-ray ou 3DVD Carlotta, 35 €
Laurent Albarracin, Lectures, Éditions Lurlure, 296 p., 23 €
Alexis Pelletier, Le présent du présent précédé de Il faut que tu me suives, Tarabuste, 328 p., 20 €