Arno Bertina : « L’image les montrera détachées de leur histoire » (Faire la vie)

Le fac-similé intrigue d’emblée. Efficace, intranquille. Sous l’aspect d’une page de brouillon fortement surchargée, il occupe la couverture du livre comme pour exposer sans fausse honte la puissance d’un désir mais aussi bien le scrupule à dire autant qu’à montrer ce qu’on découvrira. Et la chose semble se compliquer encore lorsqu’on met en rapport cette image avec le titre du livre, d’une beauté élémentaire, suggestive, équivoque — Faire la vie. L’affaire risque d’être forte, nous voilà prévenus, pour deux raisons au moins : elle nous regarde et ne va pas de soi.

© Arno Bertina

Faire la vie, écrire, penser ce que cela peut impliquer pour soi et pour autrui, tel sera donc le programme. Reste toutefois à trouver une formule, une posture et une place qui pourront non seulement convenir au projet mais auront de surcroît en commun le souci de ne causer aucun tort. Et là encore, décidément, rien n’ira de soi. Il y faudra une bonne dose d’audace et du tact en réserve. Il faudra faire preuve de culot, s’engager corps et biens sans trembler, autrement dit se défaire de la maladresse et de la honte qui l’escorte, tant il est vrai que faire quoi que ce soit implique tôt ou tard d’accepter de défaire. D’où, en son ordre, l’écriture nerveuse, inquiète, qu’on voit se débrouiller sur cette couverture, comme livrée à elle-même, négocier avec ses propres tâtonnements, tout occupée à satisfaire à la somme d’injonctions qu’elle ne cesse d’énoncer dans l’espoir de poursuivre et de prêter une forme à la dette qui la tient. D’où également l’autocritique inévitable qu’elle s’adresse et qui s’applique en l’occurrence à un extrait rendu pratiquement illisible à force de surlignages et de ratures tracées au marqueur noir, preuves du degré d’exigence, sinon d’intransigeance de l’écrivain vis-à-vis de ce qu’il ose.

C’est qu’écrire et enchaîner les phrases, se lancer dans ce type d’aventure, exige de savoir s’orienter en ne lésinant pas sur le recours aux flèches — signalétique intime d’un labyrinthe mental —, aux astérisques rapides, aux nombres posés ici et là comme autant de repères provisoires, assumant ce faisant le lot de surcharges qui visent paradoxalement à alléger la page en train de s’affecter elle-même, en passe de trouver de la sorte son régime au prix de maintes reprises, d’autant de corrections, d’amendements et de repentirs. Bref, face au brouillon, à l’incertitude et à la résolution qui l’animent et le hantent, on se dit que quiconque entend Faire la vie, éprouver son parcours et tenter de le confier à des  mots, devra consentir à rester constamment en faction, comme sur le qui-vive.

Dans un récit récemment publié, L’Âge de la première passe (Verticales, 2020), Arno Bertina a raconté ses rencontres effectuées lors de ses différents séjours au Congo, à Pointe-Noire, la ville du bord de l’océan, ou à Brazzaville, la capitale que longe le fleuve, avec de très jeunes femmes « contraintes de se prostituer pour espérer survivre » et que les membres d’une ONG accompagnent pour les aider à inventer de quoi se sauver de cet enfer. Ce nouveau livre, Faire la vie, revient sur cette expérience déterminante à plus d’un titre en empruntant un autre biais, celui de la photographie, une pratique que l’auteur désigne comme sa « première grande passion ».

© Arno Bertina

Si la voie des images peut sembler plus immédiate que celle de l’écriture, dégagée des aléas et des approximations du brouillon qu’on a vu, elle n’en est pas moins risquée et délicate en ce qu’elle révèle. D’une part, confie Bertina, prendre une photo, c’est aussitôt être repris dans l’étau de sa propre énigme : « Si je suis fasciné par le fait que des choses meurent et d’autres naissent, tout le temps, j’héberge aussi un enfant effrayé qui continue de pleurer ou d’avoir peur. C’est donc aussi lui, je crois, qui prend toutes ces photos — pour se rassurer, pour se raconter qu’il a des prises sur ce qui passe et sur le monde. » Et c’est avoir d’autre part la pénible confirmation que l’acte d’écrire, celui qu’engagent l’élaboration du discours et les lenteurs des descriptions, a bien souvent du mal à accueillir et faire droit à l’innocence sidérante, fulgurante, d’un destin qui s’incarne. Raison pour laquelle l’auteur ne craint pas d’affirmer, tout écrivain qu’il est, qu’il s’avère sans doute préférable de « laisser les corps à la peinture, à la photo », elles seules étant selon lui capables de soustraire l’évidence d’une présence, celle de la vie d’un sujet, à la glu de la fabulation.

© Arno Bertina

Tandis que L’Âge de la première passe préférait s’engager sur le chemin du récit pour rendre compte d’une expérience, notamment celle de la conduite d’ateliers d’écriture, et des rencontres qu’elle aura permises, Faire la vie se présente donc comme un recueil de photographies. Ou plutôt comme un livre de photos prises par quelqu’un qui certes écrit mais refuse de se considérer comme un véritable photographe. La nuance est décisive et ne concerne que très accessoirement la qualité des images. Tout est ici, une fois de plus, question de posture. Arno Bertina n’est pas photographe, il le sait, le déclare et l’assume. On le croit sur parole, ce qui ne nous empêche pas de formuler une hypothèse. Posons alors, comme par provision, que les circonstances d’une autre vie aient fait de lui un photographe, que sa venue au Congo ait naturellement été commandée par un reportage à y effectuer. Est-on vraiment sûr que les choses se seraient passées autrement qu’il ne les a connues ? N’aurait-il pas été habité par la même émotion ? Qui d’ailleurs prétendrait pouvoir y échapper une fois en présence de ces jeunes filles livrées à la misère autant qu’à la violence des hommes, et dont certaines, à peine sorties de leur propre enfance, sont déjà mères ?

© Arno Bertina

Peut-être, mais fort de son statut, de son savoir-faire et de ses habitudes, répond Bertina, le photographe professionnel aurait en tout cas su comment s’y prendre. Ce qui veut dire qu’il aurait composé habilement avec la brutalité des contingences, « se serait faufilé entre les contraintes » pour trouver, à la lettre, le bon angle. Muni de son appareil, il n’aurait pas hésité à s’inscrire de plain pied dans un monde qui n’est pas le sien, faisant alors ce qu’il avait à faire en dégageant tout bonnement « une force tranquille qui est le meilleur des sauf-conduits ». C’est cette force, accrue par une forme sociale de légitimité, qui semble manquer à l’écrivain. Non que ce dernier ne sache pas photographier — ce livre apporte la preuve magistrale du contraire —, mais parce que la situation elle-même et le tourbillon d’affects et de souvenirs qu’elle convoque lui ôte toute assurance : « l’écrivain que je suis ne donne à voir que des hésitations, ou sa mauvaise conscience, quand il sort son appareil photo ou son smartphone. »

© Arno Bertina

Hésitations, maladresses, scrupules. Comment ne pas revenir à l’état du manuscrit servant de couverture au livre ? Comment ne pas voir là une forme d’analogie entre les deux pratiques ? Or c’est précisément ce point qu’Arno Bertina s’empresse de contester. Lorsque le processus d’écriture enveloppe par principe de quoi surmonter l’épreuve à laquelle il se soumet lui-même, précise-t-il, la prise de vue, mettant au jour le sujet visé et l’embarras de qui se trouve en face, laisse démuni le photographe occasionnel qu’il est, cet « écrivain blanc comme du yaourt », éternel empoté.

Pourtant, en feuilletant le livre, en contemplant la série magnifique des portraits qu’on y trouve — ceux de Doria, Batitila, Cloé, Diane, Grace, Lucrèce, Victoria, Marlène ou Dorcas —, on mesure combien ce qui aurait pu relever d’une impuissance ressentie et déboucher sur un relatif fiasco, aura permis a contrario de donner à voir des visages et des corps, des attitudes et des regards d’une rare beauté, à proportion de leur simplicité. Un peu comme si la gêne du pseudo-photographe était parvenue à lever, presque à son insu, l’hypothèque d’un pouvoir symbolique sur ces modèles d’un jour. Comme si l’aisance et la sérénité sensibles sur chacun des portraits procédaient logiquement de l’humilité du bonhomme au viseur.

Mais ce n’est pas tout. Soucieux de ne pas mettre en difficulté ces jeunes femmes en se rendant sur les lieux de prostitution où règnent la peur, l’insécurité et la violence extrême, il les a photographiées ailleurs, là où plus rien ne menace, ni clients ni souteneurs. Dans ces endroits du quotidien, ceux de la vie commune, où ces filles ont tout simplement rendez-vous avec la lumière du jour et du monde. Les photos d’Arno Bertina, au fond, ne montrent que ça. La libre exposition de soi, libérée de la terreur de toute assignation. De sorte qu’en regardant à notre tour les images de ces jeunes femmes, il nous est soudainement impossible d’imaginer ce qu’elles ont dû connaître, subir et endurer. C’est qu’alors, note Bertina, l’image parvient à les montrer autrement que ne le fait un récit, « détachées de leur histoire », comme d’une confession ou d’une rédemption, c’est-à-dire tout à la fois affranchies d’un passé et rendues à la promesse du devenir.

© Arno Bertina

Elles sont là, occupées ou oisives, prenant éventuellement la pose sans affectation, comme on le ferait pour un parent, une copine, une voisine, un ami de passage, faisant parfois et tranquillement face à l’objectif. Comme on fabrique de toutes pièces et en confiance un souvenir heureux. Les couleurs des vêtements qu’elles portent sont d’autant plus vives et chamarrées, d’autant plus seyantes ou désinvoltes quand elles s’enlèvent sur la surface d’un mur blanc ou l’aplat d’un bleu roi. Cette neutralité du fond n’est pas neutre. Elle signe l’abolition des déterminations, l’inanité de tout jugement, la défaite d’une fatalité supposée. En vertu d’un seul ton, comme chez Chardin, Manet ou Lucian Freud, ce fond uni devient la condition d’affirmation de la souveraineté du sujet.

Et puisqu’on ne fait la vie qu’en ayant la tête haute, il est normal que les regards en disent long, que les gestes soient déliés, les coiffures soignées, tressées d’espièglerie, nouées de fantaisie. Seules ou en compagnie, un petit enfant quelquefois dans les bras, ces jeunes femmes se donnent à voir maintenant comme elles sont, calmes et belles, inscrites dans une jeunesse souriante ou grave, légère et enjouée ou pensive. Une jeunesse qui les porte et ne cesse d’être la leur, superbe, inaliénable.

Lui qui connaît le pouvoir et les limites de l’écriture, Arno Bertina a mille fois raison de se dire et de nous rappeler qu’il faut savoir « laisser les corps à la peinture, à la photo ». On se tait, on pose le crayon, on repousse le clavier. Il le faut. Surtout quand ce qui nous alerte a retrouvé le droit d’apparaître. Un droit que nul n’accorde ni ne suspend. À vrai dire plus qu’un droit, une grâce. Comme une liberté en acte. Faire la vie n’aura en somme jamais voulu dire autre chose.

Arno Bertina, Faire la vie, éditions Sometimes, mars 2020, 112 p., 16 €